« Emmelie Prophète, qui a écrit Les villages de Dieu, a planté sa tente dans les nouveaux lieux de non-droit. »
Dany Laferrière de l’Académie française
Son livre me hante. Il a un son, qui loin des analyses socio-idéologiques témoigne avec un récit fait de vrais personnages autour de la jeune Célia, élevée par sa grand-mère, puis prostituée et photographe survivant aux quartiers extrêmement durs de Port-au-Prince (transcrit d’entrevue livrée par un Laferrière ému sur le facebook de Camille Robitaille).
Née en 1971 à Port-au-Prince et y habitant toujours, l’écrivaine et journaliste Emmelie Prophète vient de relever un rude pari : par arrêté publié en date du 11 janvier 2021, le Conseil des ministres a nommé la citoyenne Prophète-Milcé au Poste de Ministre de la Culture et de la Communication d’Haïti.
Après un premier refus, l’écrivaine a accepté d’intégrer le gouvernement dirigé par Ariel Henry, Premier ministre de facto; sa nomination fut entérinée par le Conseil des ministres du 10 janvier 2021 et la ministre nommée remplace M. Henry qui cumulait ce poste depuis octobre dernier. Le dernier « replâtrage du cabinet ministériel » a donné l’occasion au Secteur Démocratique et Populaire de s’intégrer au gouvernement qui, en retraite sur les côtes des Arcadins du 13 au 14 janvier, tenta de définir un plan de développement pour le pays dévasté. Voici des extraits du roman les villages de Dieu, mais achetez-le! Vous encouragerez ainsi la merveilleuse maison d’édition Mémoires d’encrier.
« La première fois que j’ai vu des Blancs de ma vie c’était à l’église », raconte Célia qui a grandi dans les quartiers Cité de la Puissance divine et Bethléem, en marge de Port-au-Prince. « Il en venait plein, avec des maillots sur lesquels il y avait des inscriptions comme Cœurs pour Haïti, Ohio loves Haiti. Ils paraissent toujours heureux dans notre paysage désolé, nous les aidions à donner un sens à leur vie, ils nous apportaient la charité qu’ils avaient recueillie en notre nom auprès de leurs compatriotes et nous offraient beaucoup de prières, tout en souhaitant que rien ne change pour nous afin qu’ils ne manquent pas de bonnes missions dans les années à venir et ne perdent pas l’occasion de sauver leurs âmes à eux. (…)
Les gens étaient insensibles au délabrement généralisé, au chaos qui occupait chaque centimètre. Au fond, eux aussi étaient en ruine, autant que l’environnement dans lequel ils vivaient. Je connaissais toutes les sensations de cet épuisement; cette impression que la vie va s’arrêter dans la seconde qui vient; le corps qui se rebelle, refuse d’avancer, capitule, encaisse les coups de semonce de la faim, de tous les manques; l’esprit qui se ratatine, la fulgurance des interrogations, les colères inabouties, les réponses qui ne viendront jamais. Il faisait chaud. Je sentais que j’allais, avec tout ce qu’il y avait autour de moi, les gens, toutes ces marchandises sans valeur, ces objets sans avenir comme nous, ces fatras, me liquéfier, que la pluie allait se charger de nous mener jusqu’à l’océan, pour un grand bain de fraîcheur et de rédemption. (…)
Je fais partie de ceux qui ne croient même pas à leur propre existence – à cause peut-être de cette impossibilité d’avenir, de cette incapacité d’avoir prise sur le destin, de marcher jusqu’au bout de quelque chose qui a du sens pour soi et pour les autres. »
On vous épargne les violences multiples de ce chef d’œuvre dont on ne sort pas indemne. Pendant ce temps, Radio-Canada nous offrait en contrastes choquants
Une entrevue avec l’ambassadeur canadien Sébastien Carrière « préoccupé par la dégradation de la situation sécuritaire en Haïti, au centre d’une rencontre virtuelle vendredi dernier qui réunissait des ministres du Canada, des États-Unis et de la France, parmi d’autres pays sous la direction de Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères du Canada. Le diplomate a ajouté (peut-on considérer cela comme un ajout ?!) que la crise haïtienne est multiple et complexe, avec des aspects économiques, humanitaires et sécuritaires et une échéance imminente pour le leadership du pays. Citant les chiffres de l’ONU, il a indiqué que «4,6 millions d’Haïtiens vivent dans un état d’urgence humanitaire ». Le Canada considère que des élections sont « inévitables » (sic!) en Haïti, compte tenu de l’effondrement institutionnel. Bref, on vous réfère à notre article d’il y a un an.
Un reportage par Sophie Langlois, la plus sensible des reporters de Radio-Canada avec Marie-Ève Bédard, montre des images éloquentes, terriblement pertinentes de Port-au-Prince. De quoi s’indigner face à l’irresponsabilité des pays du CORE GROUP, en particulier de la France qui devrait rembourser l’infâme dette perçue pendant plus d’un siècle.
Les Artistes pour la Paix admirent Emmelie Prophète, assez courageuse pour S’ENGAGER, alors que 99% des littérateurs se contentent d’être, selon la formule de Nancy Huston en 2004, des professeurs de désespoir. Son engagement n’est pas sans danger, alors qu’on apprenait samedi que le juge chargé de l’enquête sur l’assassinat du président Juvenel Moïse se retire (pour des raisons personnelles, selon la version officielle).
Nous vous reviendrons dans deux semaines avec des nouvelles plus positives sur Haïti, c’est une promesse.
Marjorie Walter et Pierre Jasmin.
Source: Lire l'article complet de L'aut'journal