Dans Nativa (1884-1955) La Maitresse de Camillien (Sémaphore, 2021), Michèle Laliberté nous offre une rencontre marquante avec sa grand-mère Florida et sa grand-tante Nativa. Accompagné de nombreuses archives visuelles, le livre-document souhaite « reconstruire la mémoire, au-delà des mensonges, de la honte et de l’oubli ».
Peu de temps avant sa mort, Florida Faubert veut laisser une trace. « Je dois continuer d’écrire ce qui s’est passé pendant que j’ai toute ma tête. Tout (…) Pour qu’on comprenne. Pour qu’on pardonne. » Cette affirmation résume l’ambitieux projet de Michèle Laliberté. Avant son premier ouvrage de « fiction-réalité », la professeure de traduction à l’Université du Québec en Outaouais avait publié Paris, Berlin, New-York en chansons traduites. De la conscience ethnoaffective du sujet traduisant (University Press of the South, Nouvelle-Orléans, 2012). Comme elle l’explique, « lorsque le climat politique était instable entre les pays (notamment lors de guerres), les traducteurs se défoulaient et prenaient davantage de libertés qu’en temps de paix ».
Présentée comme le journal fictif de Florida Flaubert, l’histoire de Nativa s’inspire de faits véridiques sur deux sœurs avant-gardistes, Florida (grand-mère de l’autrice) et Nativa. Quand leur mère succombe à la tuberculose (la description rigoureuse rappelle notre pandémie actuelle) en 1895, elles quittent leur famille et se retrouvent dans le Maine. Florida part avec une tante et Nativa rejoint un orphelinat tenu par des religieuses parisiennes. De retour au pays des années plus tard, elles connaitront bien des épreuves. La première vivra un amour tragique avec Joseph-Aimé Laliberté (deux enfants naitront de cette union, Gilberte et Hubert, le père de Michèle Laliberté) qui terminera ses jours en institution psychiatrique. Pendant deux décennies, la seconde deviendra la maitresse de Camillien Houde, maire de Montréal et chef du Parti conservateur du Québec, emprisonné durant la Seconde Guerre mondiale.
L’ouvrage (autant la plume de Laliberté que les photos) nous permet de revivre sur plus d’un demi-siècle les destins rudes, mais courageux des différents individus (dont un oncle bisexuel) autant au Québec qu’aux Etats-Unis. Pour recréer les climats où ont gravité ces êtres réels, l’écrivaine a effectué un véritable travail archéologique. «J’ai visité de nombreuses bibliothèques, consulté plusieurs archivistes. Je suis allée sur place, pour voir les lieux physiques où elles (Florida et Nativa) ont vécu, comme Lewiston dans l’État du Maine. Je voulais me replonger dans l’atmosphère, en lisant les journaux de l’époque pour noter, entre autres les manchettes et la température du jour.»
Michèle Laliberté porte en elle ce désir d’exposer les destins singuliers de ses aïeules depuis longtemps. « J’ai toujours voulu écrire malgré le manque d’encouragement de ma famille. » Pourtant, l’intellectuelle n’a pas dérogé de ses passions, entre autres grâce à l’apprentissage de la lecture. Certains témoignages de son père ont provoqué des étincelles. « Pendant des années, cela mijotait en moi. Raconter le récit de mes origines ne fut pourtant pas difficile, tout coulait de source. J’avais beaucoup d’imagination pour mettre de la chair autour de l’os J’ai toutefois ressenti une certaine culpabilité à savoir si je vampirisais mes ancêtres. Je vivais à leur diapason, j’éprouvais du chagrin quand ils en avaient. »
Par ailleurs, l’autrice a retrouvé la trace en 2017 de son cousin Jean-Pierre (fils de sa tante Gilberte), malheureusement décédé de la Covid le 23 avril 2020. «Ce fut extraordinaire de le rencontrer. C’était un surdoué avec une mémoire phénoménale qui connaissait bien des détails sur notre héritage commun.»
Reconstruire son arbre généalogique a apporté de nombreuses surprises à Michèle Laliberté, comme de constater la résilience nécessaire à la survie de sa grand-mère Florida et sa grand-tante Nativa. Leurs drames se sont répercutés au-delà des générations. « J’en ai voulu longtemps à mon père. Mais plus j’ai creusé, plus j’ai constaté combien il avait souffert. J’ai compris que nos parents ne pouvaient pas nous donner ce qu’ils n’ont pas eu », confie l’écrivaine qui prévoit publier une suite à Nativa pour illustrer les conséquences de tels événements sur son cheminement personnel.
Dans le recueil, son père Hubert, qui adorait l’école (« brillant, on lui a fait sauter sa sixième année ») a été retiré du Collège Notre-Dame à 16 ans. « Il en a voulu toute sa vie à ma grand-mère. En 1944, le jeune homme est tombé amoureux fou d’une jeune Iroquoise de la tribu des Mohawks. » Alors qu’il est appelé à joindre les Forces armées canadiennes, sa tante s’ingérera dans son idylle. « Par une soirée glaciale du mois de février 1945, Nativa a fait venir madame (Anna Labelle) Beauchamp (puissante tenancière de bordels à Montréal) dans la réserve indienne pour lui présenter la jeune Mohawk… que la communauté ne reverra jamais. » Elle incitera son neveu à échapper au service obligatoire. L’une des scènes les plus frappantes du bouquin constitue un petit film en soi. Une nuit, à deux heures du matin, la police militaire et la GRC débarquent dans le logement familial. Hubert « le déserteur » trouve une astuce pour se cacher. Mais le destin lui réservera un séjour derrière les barreaux et bien des humiliations.
Par sa détermination à braver les interdits et les convenances, l’héroïne du titre constitue une figure littéraire. « Après son passage chez les sœurs parisiennes, Nativa a vu l’hypocrisie de la religion, qui ne décrivait pas la vérité. Elle avait la vision d’un monde ancrée dans la vraie vie. » Cette rebelle s’adonnera a la prostitution, en plus de s’éprendre, plus tard, du politicien Camillien Houde1 (maire de Montréal pendant 18 ans2) avec qui elle entretiendra une relation houleuse pendant 20 ans, avant de connaître l’anonymat après une existence de désillusion. « Nativa a été enterrée dans une fosse commune, seule parmi des étrangers, incognito, comme elle avait toujours vécu. »
Dans le portrait du personnage public qui a causé autant de bien que de mal à ses ancêtres, Michèle Laliberté réussit à en esquisser une image nuancée, ni hagiographie, ni démolition. « Sur Camillien, j’ai lu une somme colossale de documentation, des biographies et thèses universitaires. C’était un homme généreux, mais rempli de contradiction. Je n’ai rien inventé. »
L’épilogue nous informe du décès de Florida Faubert Laliberté à l’Hospice Auclair (Montréal) en 1964. Comme sa sœur, son corps se retrouve dans une fosse commune isolée de tous ses proches. Une œuvre de mémoire comme Nativa (1884-1955) La Maitresse de Camillien redonne « enfin une grandeur et une noblesse à deux femmes de l’ombre qui connaitront, je l’espère, la lumière ».
1. http://www.assnat.qc.ca/fr/deputes/houde-camillien-3657/biographie.html
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