Mathieu Bock-Côté : « Ceux qui s’entêteront dans le mondialisme seront balayés par une élite de remplacement »

Mathieu Bock-Côté. L’intellectuel québécois s’est imposé comme une figure majeure de la vie intellectuelle française. Photo © Damien Grenon / Photo12 via AFP

Valeurs actuelles — samedi 4 avril 2020

Depuis le début de la crise du coronavirus, de nombreuses informations circulent sans que l’on sache toujours ce qui est vrai ou faux. Le gouvernement lui-même a d’abord rassuré les Français avant de leur reprocher leur légèreté.

Est-il possible que nous vivions actuellement un moment décisif dans la perte de confiance totale et irréversible du peuple dans la parole publique, qu’elle soit politique ou médiatique ?

Mathieu Bock-Côté. La confusion est totale, parce que le brouillard est complet . Certains chercheurs sont en droit de dire qu’ils avaient annoncé une pandémie de ce genre, mais globalement, nos sociétés ne s’attendaient à rien de tel, même si on peut croire qu’à travers certaines œuvres dystopiques, elles se rappelaient la possibilité jamais complètement étouffée d’un dérèglement majeur de l’ordre social, aboutissant à une situation de moins en moins maîtrisable, ouvrant une brèche dans les digues symboliques qui permettent normalement de contenir et de refouler certaines pulsions destructrices.

On pouvait s’attendre à ce que la mondialisation frappe un mur tôt ou tard, que le système se grippe, se dérègle, mais rares étaient ceux qui imaginaient une crise semblable, qui semble venue d’un autre âge, et qui fait remonter à la surface les peurs primitives de l’humanité.

Notre système mental n’était pas configuré pour imaginer un tel bouleversement, et aujourd’hui, nous imaginons à peine comment en sortir. Nos sociétés étaient-elles préparées à cette pandémie? La réponse est simple: non. Il faut ajouter qu’elles ne pouvaient naturellement pas l’être parfaitement. Le tragique qui resurgit n’entre jamais dans les plans préparés à l’avance. Il prend inévitablement le visage de l’immaîtrisable.
Alors les pouvoirs publics, partout, tâtonnent, et on ne saurait en soi le leur reprocher. L’art politique est un art de l’improvisation, surtout en situation de crise, quoi qu’en disent ceux qui n’ont jamais cessé d’entretenir un fantasme technocratique, qui n’est rien d’autre qu’un rationalisme extrême étranger aux contradictions consubstantielles à la nature humaine et à son déploiement dans la cité.

Mais les pouvoirs publics devraient toutefois veiller à ne pas se contredire trop ouvertement, comme s’ils versaient dans l’amateurisme.

C’est malheureusement ce qui s’est passé. La veille, on résistait au virus en terrasse et en allant au théâtre. Le lendemain, on devait se confiner et sortir avec une attestation administrative.

Autre exemple: la même journée, il fallait aller voter et rester chez soi. Cette confusion inaugurale a fragilisé la crédibilité du pouvoir à un moment où il devait affirmer à la fois sa légitimité et son efficacité – on ajoutera qu’elle s’est poursuivie autour de la question du masque, décrété inutile pendant quelques semaines, et nécessaire mais manquant depuis peu. On comprend la perplexité du commun des mortels, qui veut bien suivre les consignes, à condition de savoir lesquelles dureront plus de quelques jours.

L’art politique est un art de l’improvisation, surtout en situation de crise, quoi qu’en disent ceux qui n’ont jamais cessé d’entretenir un fantasme technocratique.

Le politique est dès lors rappelé à sa fonction protectrice.

Il ne doit plus «adapter» des populations récalcitrantes à la mondialisation mais les défendre contre son dérèglement. Nous passons de l’imaginaire du progrès, qui se déploie à travers la technique et l’économie, a celui du tragique, qui est proprement politique.

N’importe qui naviguerait à vue en ce moment – et le souci de ne pas susciter la panique dans la population est honorable. La transparence absolue ne sert pas toujours l’intérêt général. Mais si le peuple sent qu’on le manipule, il fait mentalement sécession et entre dans un état d’esprit insurrectionnel. Une société à la recherche d’un pouvoir fort pour affronter une crise et qui ne le trouve pas peut entrer en déroute assez rapidement. Nous sommes dans une situation d’exception.
Théoriquement, le pouvoir devrait transcender les divisions ordinaires et l’union nationale est une nécessité vitale – la chose est toutefois particulièrement difficile dans une société déjà extrêmement divisée.

Mais l’union nationale ne doit pas être à géométrie variable. Tous doivent s’y rallier, mais on ne saurait en exclure certains courants politiques sous prétexte qu’ils portent une mauvaise étiquette. Cela dit, l’appel à l’union sacrée, chez vous comme chez nous, ne devrait pas abolir le travail de l’intelligence. Le désaccord profond n’est pas nécessairement la marque d’un esprit séditieux.

Le président français a aussi expliqué qu’il faudra demain « tirer les leçons du moment que nous traversons », sans en dire plus. De quoi s’agit-il selon vous ?

J’ignore quelles leçons il veut tirer mais certaines me semblent évidentes pour tous : la logique de la mondialisation se retourne clairement contre les peuples qui s’y étaient soumis au point de vouloir presque s’y dissoudre, comme s’ils devaient renoncer à la définition de leur propre intérêt collectif — le “souverainisme” était associé à “l’extrême-droite” et la simple défense de l’exception culturelle était un marqueur de la pensée réactionnaire.

En ce moment, nous constatons le prix à payer pour la désindustrialisation des sociétés occidentales et l’abandon de certains secteurs stratégiques. Tous le constatent, le manque d’équipements médicaux est dramatique. La dépendance à la Chine a créé une situation de soumission qui deviendra vite intenable.

Une société sans barrières protectrices se liquéfie et ne parvient même plus à dégager une représentation unifiée d’elle-même. Nous en faisons cruellement l’expérience. Le village global favorise la transformation accélérée d’une épidémie locale en pandémie, l’abolition des distances et des barrières protectrices nous amène collectivement à subir les conséquences de l’insalubrité désastreuse propre aux marchés chinois.

Rien ne semble plus daté aujourd’hui qu’un certain optimisme progressiste avec ses fariboles sur la mondialisation heureuse. L’histoire est tragique, nous le savions, maintenant nous le vivons. La mondialisation, qui croyait avoir le monopole du sens de l’histoire, est en déroute.

Il faut toutefois éviter, comme on le voit chez certains, de basculer dans une forme d’enthousiasme idéologique morbide devant la crise, peut-être présent chez ceux qui répètent: je vous l’avais bien dit! C’est le cas de certains écologistes qui versent ainsi dans un étrange panthéisme en nous disant que la terre se venge, comme si la présente pandémie était en quelque sorte une forme une vengeance de la planète contre ceux qui lui font du mal.

Il est difficile de ne pas voir ici une forme de régression religieuse primitive. Un peu plus et la crise les enchante. Certains, en ce moment, semblent pris d’un vertige existentiel devant la pandémie, comme s’ils étaient excités par le fantasme d’une mise à bas de l’ordre social et la possibilité d’un grand chambardement.

La crise les excite, les tempéraments turbulents se sentent sollicités. C’est l’hypnose du chaos. Vous me permettrez de citer Roger Caillois dans Instincts et société: « Il faut appeler vertige toute attraction dont le premier effet surprend et stupéfie l’instinct de conservation. L’être se trouve entraîné vers sa perte et comme convaincu par la vision même de son propre anéantissement de ne pas résister à la persuasion puissante qui le séduit par l’effroi. […] Les abîmes le sollicitent. […] Il se sent ne concevoir et n’exécuter que les gestes qui l’y précipitent, comme si la funeste imagination de la destruction, flattant on ne sait quel goût pervers, éveillant au secret de lui-même une complicité intime et impitoyable. »

Rien ne semble plus daté aujourd’hui qu’un certain optimisme progressiste avec ses fariboles sur la mondialisation heureuse.

Emmanuel Macron a aussi expliqué lors de sa première intervention télévisée que c’était « une folie » de « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner ». Il parle comme un souverainiste.

La réalité pourrait-elle contraindre les dirigeants progressistes et mondialistes à abandonner leur logiciel idéologique pour changer radicalement de modèle, ou faudra-t-il un changement de casting à la tête de l’État pour que les conséquences de la crise soient tirées ?

On y verra une conversion circonstancielle mais nécessaire: elle est évidemment bienvenue. S’agit-il d’une conversion profonde? Cela reste à voir, même si un basculement historique peut obliger les hommes politiques à changer de logiciel pour conserver une emprise sur les événements.

L’histoire en marche impose sa logique aux lecteurs, qui peuvent découvrir à travers la crise la vanité des doctrines dont ils se voulaient encore hier les promoteurs infatigables. La grandeur d’un homme politique vient en bonne partie de sa capacité à ne pas se laisser enfermer dans un système idéologique, qui l’encage théoriquement et rétrécit sans cesse son champ de vision.

C’est avec le réel qu’il doit entretenir un rapport intime, pour savoir agir sur lui. On ne saurait le définir exclusivement en termes statistiques, d’ailleurs. Plus que jamais, il importe d’avoir des hommes politiques qui ont médité sur les passions humaines et la destinée profonde des peuples. On ne gouverne par les Français comme on gouverne les Allemands, non plus que les Américains comme les Chinois.
Chose certaine, ceux qui s’entêteront dans le mondialisme seront balayés, tôt ou tard par une élite de remplacement, déjà disponible ou qui se formera dans cette crise qui se transformera en accélérateur historique, ce qui ne veut pas dire que les élites mondialisées ne feront pas tout pour se maintenir en place.

Comme l’écrit l’essayiste québécois Martin Lemay, « derrière la mondialisation se cachent d’énormes intérêts financiers. Je doute que ceux qui en profitent veuillent abandonner leurs sources de profits. »

Après la crise, ils voudront que les choses redeviennent rapidement comme avant. Ces capitalistes mondialisés font partie de ceux qui nous expliquent depuis des décennies que les nations, les frontières et les États sont dépassés.

Étrangement, ils n’hésiteront pas à solliciter l’aide des États afin de se sortir du pétrin. Deuxièmement, ces capitalistes ont leurs idéologues, leurs idiots utiles, les progressistes.

Ces derniers rejettent aussi les nations, les frontières et les États, mais pour des raisons différentes. Nations, frontières, États, ne seraient que des ruses afin de maintenir la domination de l’homme blanc. Les progressistes ont une grande influence dans les organisations internationales ainsi que dans les médias et les universités. Ils n’y renonceront pas sans combattre. À cause de la crise, ils ont dû prendre une pause. Mais ils travailleront ferme pour exercer à nouveau leur magistère sur nos esprits.

Les Italiens, en ce moment, ne jugent plus seulement l’Europe inutile, mais toxique.

Il importe donc de renouer avec les structures anthropologiques fondamentales permettant l’action politique, et plus largement, qui permettent de se repérer dans un monde où l’utopie de la circulation permanente s’est pétrifiée.

L’État-nation ne se présente pas en ce moment comme une préférence idéologique parmi d’autres mais comme une nécessité existentielle, vitale, à travers laquelle s’exprime la capacité d’action politique d’un peuple.

Inversement, et je devine que nous y reviendrons, les structures postnationales font faillite. Qui leur fait encore confiance, mis à part ceux dont la situation sociale en dépend directement, symboliquement et financièrement ? Les Italiens, en ce moment, ne jugent plus seulement l’Europe inutile, mais toxique. Cela ne veut pas dire que la coopération scientifique et commerciale entre les peuples doit s’arrêter.

La pandémie a réveillé en Occident le fantôme de la pénurie. Notre société, à nouveau touchée par la peur de manquer, redécouvre les vertus du localisme. Cette prise de conscience a-t-elle une chance de survivre à la crise ?

C’est bien possible mais le réflexe mondialiste ne disparaîtra pas d’un coup. La possibilité du manque nous semblait devenue inimaginable. Elle ne l’est plus : pénurie, rationnement, quarantaine, confinement, ces termes ne relevaient plus du vocabulaire courant. Le localisme, encore une fois, ne se présente pas ici comme un choix raisonné, au terme d’une grande délibération collective, mais comme un réflexe de survie, qui converge par ailleurs avec le simple bon sens.

Le cosmopolitisme culinaire est chose agréable, mais il y avait quelque chose d’étrange à l’idée de faire son épicerie au coin de la rue avec des produits des quatre coins du monde.

Mais ne nous attardons pas sur les seuls plaisirs de table. Prenez l’exemple de la relation entre le Canada et les États-Unis. Elle fut pionnière en matière de libre-échange, avec l’ALE, puis l’ALENA, quand est venu le temps d’y inclure le Mexique.

Les deux pays aiment se vanter d’avoir la plus grande frontière démilitarisée au monde. Leur relation est exceptionnelle, et généralement considérée très féconde. Avec raison, à bien des égards!

Mais la crise arrive et la logique de l’intérêt national se fait sentir: Donald Trump entend empêcher l’exportation au Canada d’équipements médicaux jugés essentiels pour lutter contre la présente pandémie.

Les Canadiens y croient à peine. Pourtant, c’est la réalité. Si une telle chose est possible entre deux alliés jugés indéfectibles, on imagine que les rapports commerciaux mondialisés seront grippés. La guerre économique est ouverte pour acheter les équipements médicaux essentiels, et personne ne se fait de cadeau.

Après avoir annoncé l’entrée dans une ère de démondialisation après la crise, le premier ministre du Québec, François Legault, plaidait ce vendredi pour sa souveraineté alimentaire et une meilleure stratégie industrielle. Legault, je le précise, n’est pas un idéologue. Il ne guettait pas une crise miraculeuse pour emporter le Québec dans un repli protectionniste.

Il cherche simplement à défendre le mieux possible son peuple dans un environnement global qui vient de se métamorphoser. Chaque nation se sent appelée à retrouver une forme de maîtrise de certains domaines stratégiques, qu’elle ne peut déléguer, sans se soumettre aux autres, sans devenir esclave.

Voyons au-delà du politique: l’illusion de la croissance perpétuelle se dissipe et le fantasme de l’interdépendance globale et émancipatrice révèle à ceux qui ne voulaient pas les voir les rapports de pouvoir qu’il masquait.

L’illusion de la croissance perpétuelle se dissipe et le fantasme de l’interdépendance globale et émancipatrice révèle les rapports de pouvoir qu’il masquait.

La France de Macron, l’Union européenne, et d’autres pays, ont rechigné à fermer leurs frontières, avant de s’y résoudre sur le tard. Que dit cette obstination de leur idéologie ?

L’idéologie surdétermine inévitablement notre lecture du réel, qui ne se présente jamais à nous sans voile ni interprétation, et retarde souvent les décisions nécessaires – elles les retardent au point où elles sont souvent prises trop tard, pour reprendre la célèbre formule du général MacArthur.

Pendant un temps, certains leaders ont voulu à tout prix sauver la logique mondialiste – à tout le moins, ils en donnaient vraiment l’impression.

Leur univers mental était configuré de telle manière que le repli sur l’État-nation relevait de la pire absurdité. Quelle que soit la crise, la réponse était toujours la même : moins de frontière, plus de mondialisation, moins de nation, plus d’Europe.

Il y avait presque un scandale moral à l’idée de fermer les frontières – au Canada, Justin Trudeau a poussé la chose jusqu’au délire, en laissant même ses ministres accuser de racisme ceux qui plaidaient pour cette mesure de santé publique – et devrait-on dire, de salut public.

On nous disait que la science était contre la fermeture des frontières, avant de changer d’avis 48h plus tard. La science avait-elle changé d’avis aussi ?

Il s’y opposait, au point de maintenir ouverte une filière semi-officielle d’immigration illégale au Canada, le chemin Roxham, où depuis plusieurs années, de nombreux illégaux traversent la frontière canadienne après un passage aux États-Unis.

Pire: il a fallu une immense pression de l’opinion pour rendre obligatoire le testage des illégaux qui traversaient la frontière alors que les premières mesures de confinement étaient imposées à ce moment par le Québec, comme quoi le fédéralisme canadien s’est révélé dans la crise encore plus dysfonctionnel qu’il ne l’est normalement.

De votre côté de l’Atlantique, les leaders européistes semblaient juger inimaginable la fermeture sérieuse des frontières. Fallait-il s’en surprendre ?

L’Union européenne a voulu se définir depuis trente ans comme un espace désubstantialisé en perpétuelle expansion. Elle ne parvenait plus à poser la question fondamentale de la frontière, comme si elle devait donner au monde l’exemple de leur abolition.

D’ailleurs, en ce moment même, alors que notre monde connait une crise sans précédent depuis plusieurs décennies, l’UE engage un processus pour s’élargir notamment à l’Albanie et à la Macédoine de Nord. Ses dirigeants viennent de franchir les limites de l’indécence.

Depuis le début de la pandémie, le gouvernement justifie son action — ou son inaction — en se retranchant derrière l’avis des experts du comité scientifique. Avons-nous basculé dans l’ère du post-politique ?

La situation est paradoxale. La science est plus que jamais nécessaire pour lutter contre cette pandémie. C’est elle qui trouvera le vaccin pour en finir avec le Covid-19, c’est elle aussi qui permet les avancées médicales nécessaires pour soigner ceux qui en sont victimes.

L’apport des experts pour bien gérer la présente crise est essentiel et celui qui s’en détournerait serait bien sot.
On ajoutera toutefois deux nuances, car l’instrumentalisation idéologique de la science est aussi une réalité.
La première, c’est que les experts se contredisent, et qu’ils sont nombreux à se dire experts alors qu’ils ne le sont pas nécessairement.

La science aussi est un champ de bataille et comporte sa part d’approximations et d’imprécisions. Je vous le disais plus haut, au Canada, au nom de la science, on gardait les frontières ouvertes, avant de les fermer toujours en son nom. N’oublions pas non plus les débats en science économique. Non plus que ceux en «sciences sociales», qui eux, relèvent très souvent de la simple querelle idéologique – ce qui n’empêche pas bien des idéologues universitarisés de justifier leurs combats au nom de la «science», encore une fois.

La deuxième, c’est que la décision politique ne peut jamais être une simple transposition de la connaissance scientifique que l’on croit actuellement disponible dans le domaine de l’action publique. L’homme politique n’est pas un super-technocrate. Il engage sa responsabilité devant l’histoire après avoir entendu mille avis contraires.

Dans un passage bien connu de ses Mémoires, Raymond Aron racontait son embarras lorsque jeune homme, après avoir fait un exposé brillant à un homme politique de l’époque, se trouva bien coi lorsqu’il dut répondre à cette question simple : « Que feriez-vous si vous étiez à ma place ? »

L’homme politique ne décide jamais à partir de Sirius, à partir d’une connaissance intégrale de la situation, comme s’il était omniscient et omnipotent. Il décide dans l’urgence, comme il peut, en sachant que sa décision sera nécessairement imparfaite et décevante. Il ne gouverne pas en sarrau dans son laboratoire.

Permettez-moi un mot sur une polémique française qui n’est pas sans lien avec cela. Je n’ai pas la moindre compétence scientifique pour juger des travaux du professeur Didier Raoult, autour duquel une partie de la France se déchire, mais il me semble indéniable que dans la situation présente, plusieurs lui font jouer le rôle d’homme providentiel. C’est le scientifique devenu punk qui prétend lancer son appel du 18 juin à partir de Marseille.

N’en soyons pas surpris: dans la situation de crise, il est fréquent de chercher l’homme d’exception, hors norme, susceptible de répondre à des attentes extraordinaires. L’homme des temps apaisés semble dépassé par les circonstances, et ceux qui avaient été laissés de côté pour de bonnes ou mauvaises raisons par les institutions se présentent sous le signe du recours.

Ils passaient pour excentriques, on décrète désormais qu’ils sont géniaux. Leurs méthodes étaient jugées irrégulières, on se demande maintenant si elles n’étaient pas d’une telle créativité qu’elles ne pouvaient que contourner les bureaucrates de la santé. Je le redis, sur le plan scientifique, je n’en sais absolument rien. Mais sur le plan politico-symbolique, cette controverse et la division de l’opinion qui l’accompagne est typiquement française.

En France, le confinement met en lumière le degré de conscience civique variable de certaines catégories de population. Dans les banlieues de l’immigration, l’État a renoncé à le faire appliquer. L’idée du vivre-ensemble survivra-t-elle au coronavirus ?

Elle ne survit plus déjà que dans le discours officiel, qui s’applique en suivant les règles du matraquage médiatique. Il faut croire au vivre-ensemble ou subir les foudres du régime diversitaire. Mais qui y croit encore pratiquement? Le confinement dans certains quartiers est illusoire. Il s’agissait déjà, souvent, de territoires enclavés, en situation de partition objective.

L’immigration massive a entrainé la formation de zones enclavées qui se définissent mentalement à l’extérieur de la communauté nationale, comme si le choc des civilisations se produisait à l’intérieur des sociétés européennes. Rien de neuf, diront les cyniques. Et pourtant, la chose prend ici une gravité autre.

Que certains territoires se dérobent à la souveraineté nationale était déjà un affront permanent à l’ordre public. Cela devient une menace directe à la santé publique. Disons-le autrement : la pandémie n’annule pas les autres crises qui traversent nos sociétés mais les radicalise. Elle révèle certaines faiblesses collectives depuis longtemps diagnostiquées mais qu’on croyait pouvoir surmonter à coup d’ajustements gestionnaires et techniques. Il en est aussi ainsi de la crise des finances publiques, de la pression qui pèse sur l’État social, et ainsi de suite.

Nos pays confinés, confrontés à une situation inédite pour la plupart des citoyens, ont-ils en eux les ressources suffisantes pour surmonter la crise, alors qu’on a depuis 50 ans promu l’individualisme à outrance et déconstruit l’idée même de nation sans laquelle aucune fraternité n’est possible ?

Certains découvrent, tardivement, que l’identité est la condition même de l’action politique. C’est elle qui permet à un peuple de se mobiliser, surtout dans la crise, en puisant dans les ressources identitaires accumulées et métabolisées symboliquement au fil des siècles.

Mais cette identité ne saurait tenir dans un simple rappel de principes universels, comme l’a soutenu Habermas et les autres théoriciens-militants du patriotisme constitutionnel. Une identité se noue dans l’histoire et elle ne se confond pas exclusivement avec la citoyenneté ou la nationalité juridique, même s’il est naturellement possible de s’y assimiler, en se plongeant dans son noyau existentiel et en s’appropriant les mœurs qui la concrétisent.

Chose certaine, la nation, aujourd’hui, se présente comme un recours inestimable pour traverser la pire épreuve que nos sociétés ont à affronter depuis plusieurs décennie: c’est elle qui permet aux hommes de voir au-delà d’eux-mêmes, en investissant existentiellement la communauté politique.

Quels que soient le groupement et la civilisation, quelles que soient les générations et les circonstances, la perte du sentiment d’identité collective est génératrice et amplificatrice de détresse et d’angoisse.

Elle est annonciatrice d’une vie indigente et appauvrie, et à la longue, d’une dévitalisation, éventuellement au bout du compte à la mort d’un peuple ou d’une civilisation. Mais il arrive heureusement que l’identité collective se réfugie aussi dans un sommeil plus ou moins long avec un réveil brutal si, durant ce temps, elle a été trop asservie.

Peut-être en sommes-nous rendus à ce moment ? Plus un peuple a un imaginaire riche, qui s’incarne à travers une série d’événements-mythiques et de figures héroïques, plus il peut traverser une épreuve historique exigeante.

Source : Valeurs actuelles
Relayé par : CITOYENS ET FRANCAIS

À propos de l'auteur Mathieu Bock-Côté

«Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé». Ernest Renan, 1882.Sociologue (Ph.D) et auteur. Chargé de cours HEC Montréal et professeur invité à l'IPAG. Chroniqueur au Journal de Montréal et au Figaro, animateur à QubRadio.Auteur de Fin de cycle : aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012), de La dénationalisation tranquille : mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire (Boréal, 2007).

Recommended For You