Juste avant la pandémie, selon des données du ministère de l’Immigration, on dénombrait, en 2019, près de 13 000 Indiens au Québec ayant obtenu un permis d’études. Deux ans plus tôt, on en recensait environ 2000, soit une hausse d’environ 500 %.
Malgré la fermeture des frontières, cette tendance s’est largement maintenue cette année, grâce, notamment, à des méthodes de recrutement bien rodées, par le biais d’intermédiaires présents en Inde, et à de nombreux avantages offerts à ces étudiants qui peuvent, à l’issue de leur formation, prétendre à l’immigration canadienne.
Plus de 6300 Indiens ont pu obtenir, durant les six premiers mois de 2020, un permis d’études par le truchement d’un établissement québécois, soit le double des étudiants chinois et français réunis.
Des inscriptions dans le secteur privé
Mais où étudient ces Indiens au Québec? En réalité, peu sont inscrits dans un établissement public. Selon les données du ministère provincial de l’Immigration, ce sont essentiellement des collèges privés qui accueillent la très grande partie de ces étudiants. Avec des cours en anglais.
Parmi ces établissements, on retrouve Collège Canada, Collège CDI, Matrix Collège, Collège M du Canada, Collège Herzing, ou encore le campus montréalais du Cégep de la Gaspésie et des Îles. Tous ont obtenu, au cours des deux dernières années, des milliers de certificats d’acceptation du Québec (CAQ) pour leurs étudiants indiens, un document indispensable pour avoir ultimement un permis d’études, fourni par Ottawa.
Depuis deux, trois ans, des [entrepreneurs] ont vu qu’il y a un marché à développer. Ils font du recrutement intensif. C’est une source d’argent importante
, explique l’avocat montréalais Ho-Sung Kim, spécialiste en immigration, qui a déjà été contacté par plusieurs collèges pour les aider dans les démarches d’immigration.
Malgré la pandémie, ces établissements ont pu continuer de recruter des étudiants indiens. Ces derniers peuvent désormais suivre leurs cours à distance, en ligne et dans leur pays, avant de venir au Canada.
Des frais d’environ 25 000 $
Ces collèges privés proposent des programmes courts, visant l’obtention de diplômes d’études collégiales (DEC), de diplômes d’études professionnelles (DEP) ou d’attestations d’études collégiales (AEC).
Ces établissements n’affichent pas publiquement leurs tarifs. Les candidats sont invités à entrer directement en contact avec des représentants pour connaître les modalités financières qui s’élèvent à plusieurs milliers de dollars par formation.
Selon les informations obtenues par Radio-Canada, Matrix Collège – ouvert depuis l’automne 2017 – exige près de 25 000 $ pour un AEC, à payer en quatre versements.
Au Collège M du Canada, qui vient d’ouvrir ses portes en janvier, les frais de scolarité sont d’environ 23 000 $ pour un AEC de Business management
, selon la version anglaise du site. En réalité, il s’agit d’une attestation en gestion de commerces
.
Cet établissement, situé dans l’arrondissement de LaSalle, a déjà accompagné plus d’un millier d’Indiens pour obtenir, cette année, un CAQ, selon les récentes données du ministère de l’Immigration. Pourtant, lors du dernier rapport annuel de la Commission consultative de l’enseignement privé, chargée de formuler des recommandations au ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES), il était question d’un nombre moins élevé d’étudiants.
L’entreprise souhaite accueillir, la première année, des cohortes de 15 élèves pour chaque programme en français et en anglais
, peut-on lire dans ce rapport. Le Collège M du Canada avait alors demandé un permis pour des DEP. Un avis défavorable avait été émis en 2019.
Le Collège M du Canada n’a pas répondu aux questions de Radio-Canada.
Une « guerre commerciale » entre établissements
Ce marché lucratif entraîne également une vive concurrence. Et des pratiques décriées. Trois responsables d’établissements différents ont décrit à Radio-Canada des scènes similaires.
Le directeur général adjoint de Matrix Collège, l’un des rares à avoir accepté de répondre aux questions de Radio-Canada, évoque des pratiques très douteuses
.
« Il y a une guerre commerciale, une sauvagerie, une certaine violence. »
La concurrence nous harcèle. On a été victimes de ce jeu d’influence
, assure Stéphane Rochard, en évoquant des intermédiaires, sous contrat avec d’autres enseignes, qui tenteraient d’attirer leurs étudiants. On se fait voler des étudiants
, lâche-t-il, au téléphone.
Des recruteurs vont devant chez nous, proposent des contrats à moitié prix
, insiste-t-il, en admettant que son établissement a, de son côté, livré des ordinateurs portables gratuitement
à ses étudiants.
Sur sa page Facebook, la firme Rehill Services, qui travaille avec le Collège M du Canada, propose, en anglais, un logement, un abonnement au gym, une quarantaine de 14 jours et un transport de l’aéroport, le tout gratuitement.
Certains utilisent le système à leur avantage. Ils offrent des incitatifs. C’est un modèle d’affaires qui est très rentable
, souligne Véronique Marin, la directrice des programmes internationaux de la Commission scolaire Lester B. Pearson (CSLBP).
« L’Inde, c’est un très gros marché. Pour beaucoup de collèges privés, c’est uniquement leur plan de match. C’est rentable, ils vont chercher beaucoup d’Indiens. »
Des fois, je me demande quelles règles suivent ces collèges. Il semble y avoir un bar ouvert
, confie-t-elle, en précisant que la CSLBP opte quant à elle pour une diversité dans le recrutement.
Le directeur de Matrix Collège reconnaît qu’environ 80 % de ses étudiants sont originaires de l’Inde, en raison, dit-il, des liens entre le propriétaire de l’établissement, Naveen Kolan, et l’Inde. Il a son propre réseau
, soutient Stéphane Rochard.
Et si les Indiens sont autant attirés par le Québec, c’est à cause ou grâce à la politique américaine, de Trump, du Brexit
, mais aussi des problèmes sociaux en Europe
et de l’attractivité qu’offre le Canada
pour trouver un travail
, reprend-il.
La responsable du recrutement d’un autre établissement privé met quant à elle en doute la volonté de certains établissements de privilégier le bien-être éducatif de ces étudiants. Elle a tenu à garder l’anonymat, par crainte de représailles professionnelles.
Il y a des recruteurs qui considèrent les étudiants comme du bétail. Ils salissent notre image
, lance-t-elle. L’éducation, ce n’est pas comme vendre un meuble
, déplore-t-elle.
Il y a des admissions qui partent en fumée. J’ai perdu des centaines d’étudiants
, clame-t-elle.
« Tous les recruteurs ne sont pas bien intentionnés. C’est vraiment un gros marché. »
Des anciens de la Commission scolaire Lester B. Pearson
Derrière plusieurs de ces établissements, il y a des réseaux bien établis.
On retrouve entre autres deux personnes qui ont déjà fait les manchettes, en étant impliqués dans des pratiques visant, notamment, la Commission scolaire anglophone Lester B. Pearson et qui ont entraîné, dès 2016, une enquête de l’Unité permanente anticorruption (UPAC). Celle-ci est toujours en cours, indique l’UPAC.
Matrix Collège est détenu par le Groupe Hermès, qui appartient notamment à Naveen Kolan. Cet homme d’affaires ontarien est un spécialiste du recrutement en Inde. Il y a plusieurs années, l’une de ses entreprises, Edu Edge, travaillait pour Lester B. Pearson.
Il était alors chargé de recruter des étudiants provenant de l’Inde. En 2016, la commission scolaire avait mis fin à son contrat (Nouvelle fenêtre) et le gouvernement du Québec avait mandaté une vérificatrice externe, pour enquêter sur les pratiques de l’établissement, mais aussi celles d’English-Montréal.
Cette même firme, Edu Edge, est citée dans des documents déposés en cour, dans le cadre d’une affaire judiciaire évoquant des menaces contre l’intégrité du système d’immigration québécois. Des étudiants chinois et indiens étaient visés, parce qu’ils n’avaient finalement pas la maîtrise de la langue française mentionnée dans leur attestation, lors de demandes d’immigration.
À cette époque, Carol Mastantuono était la directrice du département international de la CSLBP. Elle a été licenciée en 2016 (Nouvelle fenêtre). Les raisons de son départ n’ont pas été précisées. Elle a ensuite lancé le Collège M du Canada et la firme de recrutement Rising Phoenix International. Selon le registre des entreprises, elle est identifiée sous le nom de Caroline Bonneville.
Elle est également associée au CDE Collège, à Sherbrooke, qui propose des AEC contre 29 000 $, et à plusieurs autres établissements privés, dont le Collège de comptabilité et de secrétariat du Québec, à Longueuil. Ce dernier demande 18 500 $ pour un DEP, selon les termes du contrat disponible uniquement en anglais, sur le site de l’établissement.
Naveen Kolan a lui aussi élargi ses activités. Outre Matrix Collège, il est à l’origine d’Aviron, un collège à Québec, Ascent Collège, à Montréal, et un autre établissement privé en Ontario.
Il participe aussi au recrutement d’étudiants étrangers pour le Cégep Marie-Victorin, à Montréal, et pour le Cégep de la Gaspésie et des Îles, qui a ouvert l’an passé un campus anglophone à Montréal, dans le quartier Ahuntsic, en s’associant avec Matrix Collège.
Comme l’avait déjà révélé La Presse en février, le nom de Naveen Kolan est également lié à une récente affaire judiciaire, qui est toujours devant les tribunaux.
Une firme de recrutement ayant des bureaux dans la région du Punjab, Rehill Services, qui a agi comme sous-traitant dans les affaires de Naveen Kolan depuis 2011, avec la CSLBP, le Collège Matrix et le Cégep de Gaspésie et les Îles, le poursuit en réclamant 3,8 millions de dollars.
Il est question, dans la poursuite déposée en début d’année qu’a pu consulter Radio-Canada, d’agissements tortueux de Matrix
et de commissions non versées (1500 $ par élève recruté, par semestre). Il n’a pas été possible de joindre Naveen Kolan pour obtenir sa réaction. La direction du Collège Matrix a quant à elle spécifié ne pas vouloir formuler de commentaires sur ces procédures pour le moment
.
Par ailleurs, cette même firme de sous-traitance, Rehill Services, travaille désormais avec le Collège M du Canada et CDE Collège, soit les écoles de Carol Mastantuono, qui est elle aussi restée injoignable.
Des doutes des autorités publiques
Selon les informations obtenues par Radio-Canada, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) enquête actuellement sur ces pratiques.
Les autorités auraient notamment des doutes sur des programmes éducatifs et s’interrogeraient sur le rôle d’intermédiaires, à qui certains collèges offriraient jusqu’à 30 % des frais de scolarité. La pratique est habituellement d’environ 15 à 20 % maximum.
Des étudiants, confie à Radio-Canada une source douanière, vont travailler dans l’industrie du camionnage et ne jamais étudier
.
Dans le cadre de leur permis d’études, les étudiants étrangers peuvent avoir la possibilité de travailler jusqu’à 20 heures par semaine. Mais certains iraient bien au-delà, avoue elle aussi la responsable de recrutement d’un établissement privé.
Certains travaillent au noir dans des supermarchés, des épiceries, dans le camionnage. Il y a des gens qui ne sont pas en cours, mais qui reçoivent des relevés de notes
, détaille-t-elle.
Je suis certain que des collèges ne regardent pas les présences
, spécifie de son côté Stéphane Rochard, de Matrix Collège.
Pour Véronique Marin, de Lester B. Pearson, des intermédiaires utiliseraient la promesse d’immigration au Canada comme argument. En effet, après leurs études, ces Indiens peuvent bénéficier d’un permis post-diplôme, qui leur permet de travailler et de s’installer au pays.
C’est une voie d’immigration. Ils vont arriver au Québec et vont continuer leur vie en Ontario, en Alberta ou à Vancouver
, dit-elle.
Le gouvernement Legault « surveille » ces pratiques
Ces informations sont arrivées aux oreilles du gouvernement du Québec. C’est inquiétant
, a confié un proche du dossier, au sein du ministère de l’Enseignement supérieur.
Le Ministère surveille activement l’évolution des demandes d’étudiants étrangers et suit la situation de près
, écrit un porte-parole du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI).
« Nous observons effectivement une forte hausse et, bien que nous n’ayons pas, à l’heure actuelle, de démonstration qu’il y a quelque irrégularité que ce soit dans les processus d’immigration, nous souhaitons nous assurer de l’intégrité, l’équité et l’efficacité de notre système d’immigration. »
À ce jour, précise le MIFI, rien n’indique que l’intégrité du système d’immigration est compromise
, mais des voix s’élèvent pour une meilleure surveillance du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES), qui octroie les permis à ces établissements privés.
Québec aurait néanmoins à l’œil, selon nos informations, divers établissements, dont le Collège CDI, qui a déjà fait l’objet de plaintes et d’avis défavorable, par le passé, de la Commission consultative de l’enseignement privé.
Plusieurs observateurs, contactés par Radio-Canada, demandent à Québec de mettre son nez
dans ce dossier, avec davantage d’attention.
Le noyau du problème, c’est la loi, c’est la réglementation
, avance Dory Jade, directeur de l’Association canadienne des conseillers professionnels en immigration (ACCPI).
Selon ce dernier, des entrepreneurs profitent des largesses des lois québécoises, qui permettraient la multiplication de ces établissements privés.
« Des entrepreneurs vont regarder les opportunités lucratives. Le système scolaire privé du Québec n’est pas très approfondi. C’est un système capitaliste, avec du laisser-faire, du laisser passer. »
Ces entreprises privées peuvent par exemple accueillir autant d’étudiants étrangers qu’elles le souhaitent, confirme le MEES.
« Un établissement d’enseignement peut sélectionner sa clientèle comme il le souhaite, qu’il s’agisse d’élèves canadiens ou internationaux, dans le respect de sa capacité d’accueil. »
Il n’existe pas non plus de limitation précise concernant le nombre total d’étudiants étrangers que ces écoles privées peuvent recruter. Selon la Loi sur l’enseignement privé, si Québec peut déterminer
une telle condition, aucun cap n’y est mentionné.
Ce nombre doit cependant être en concordance avec leur capacité d’accueil
, fait savoir le MEES.
Il y a une faille, c’est sûr
, juge Dory Jade, en évoquant une ouverture pour de nouvelles entreprises privées
. On ouvre les valves de façon irresponsable.
Le MEES affirme réaliser des contrôles
à chaque renouvellement
de permis, qui sont délivrés pour une période limitée
, avec un maximum de cinq ans
, répond Bryan Saint-Louis.
Ce dernier affirme que le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur a quelques leviers
à sa disposition, advenant le cas où un établissement démontrerait des difficultés, eu égard au respect du cadre législatif
.
Avec la collaboration de Daniel Boily et Geneviève Garon
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec