Par Gilbert Doctorow − Le 31 décembre 2021 − Source gilbertdoctorow.com
Les informations fournies à la presse par les parties américaine et russe suite à la conversation téléphonique de 50 minutes entre les présidents Poutine et Biden sont très maigres. Cela n’a pas empêché les médias grand public occidentaux comme le New York Times et le Financial Times de publier ce matin des articles de taille normale remplis principalement d’informations générales pour les lecteurs qui dormaient ces dernières semaines. Les quelques déclarations sur la rencontre provenant de sources officielles des deux côtés ont juste été reprises telles quelles dans leurs articles, sans aucune tentative d’interprétation.
C’est donc ce que je vais faire dans les lignes qui suivent : le décryptage par un kremlinologue de ce que nous appelions autrefois « la langue de bois » de la diplomatie et de l’administration.
Commençons par la remarque du FT selon laquelle « l’appel téléphonique entre les dirigeants… a été organisé à la demande de Moscou ». Ils ne vont pas plus loin, mais il convient de mentionner que jusqu’à présent, tous les contacts – appels téléphoniques et sommets en personne ou virtuels entre les deux dirigeants – ont été organisés à la demande de la partie américaine, qui était troublée par l’accumulation de 100 000 soldats russes ou plus à la frontière ukrainienne et supposait qu’une invasion se préparait. Je me demande donc pourquoi la Russie a pris l’initiative cette fois-ci ? Et pourquoi une conversation maintenant, quelques jours seulement avant que les délégations officielles des deux pays ne se rencontrent à Genève. Je vais tenter quelques suppositions.
Tout d’abord, de leur propre point de vue, comme le révèlent les déclarations des participants à l’émission-débat « Soirée avec Vladimir Solovyov » du 28 décembre, que j’ai publiées plus tôt dans la journée, les Russes affirment qu’ils reprennent désormais l’initiative stratégique aux Américains en matière de relations et qu’ils fixeront désormais l’ordre du jour comme ils l’entendent. Je pense que Poutine a voulu discuter de l’Ukraine en tête-à-tête avec Biden bien avant la date prévue de la rencontre à Genève par leurs équipes de négociation. Sachant que les Américains ont l’intention de détourner la discussion de l’ordre du jour russe qui est un retrait de l’OTAN, qu’ils ont montré que l’Ukraine et le contrôle des armements étaient leurs sujets préférés de négociation, Poutine a décidé de retirer du programme au moins une de ces questions.
En effet, depuis plus de six semaines, les médias et le gouvernement des États-Unis battent le tambour au sujet d’une invasion russe attendue en Ukraine, dont le renforcement des forces russes à la frontière serait la préparation. Le FT l’a dûment rapporté aujourd’hui dans le titre de son article sur l’appel téléphonique d’hier : « Les États-Unis répondront de manière ‘décisive’ si la Russie envahit l’Ukraine, avertit Joe Biden à Vladimir Poutine ». Mais tout ce blabla sur les « conséquences » d’une intervention russe attendue en Ukraine n’est qu’une opération de relations publiques destinée aux États-Unis, destinée à donner l’impression que Joe Biden se tient ferme, à le montrer comme un défenseur déterminé de la liberté qui remettra Poutine à sa place, et à nous faire oublier le désastreux retrait américain d’Afghanistan l’été dernier, qui a donné à Joe Biden une image d’incompétence et de lâcheté dans les affaires étrangères.
Que penser de la réponse de Poutine à la menace d’une réponse « décisive » des États-Unis à une invasion ? Nous lisons dans l’article du FT ce qui suit : « Poutine a dit à Biden que des sanctions radicales provoqueraient une ‘rupture complète’ des relations entre les deux pays, […] ajoutant que ce serait une ‘erreur colossale qui pourrait entraîner les conséquences les plus graves’. » Cette même phrase a été utilisée par le NYT au début de son reportage du matin « Un appel entre Biden et Poutine ».
Ni le FT ni le NYT ne se risquent à deviner quelles pourraient être les conséquences d’une contre-action russe, ni ne s’aventurent à dire comment pourrait se dérouler une « rupture complète » des relations. Travaillons sur ce point maintenant.
Je pense que la contre-menace de Poutine d’une rupture complète des relations n’est pas dirigée contre les États-Unis en tant que tels, mais contre l’Europe, et qu’elle est destinée à priver Biden d’une grande partie de l’impact de ses « sanctions d’enfer », comme les a appelées la secrétaire d’État adjointe Victoria Nuland.
Couper toutes les relations avec les États-Unis n’a pas beaucoup d’importance en soi dans les conditions actuelles où les canaux de communication diplomatiques et autres sont déjà réduits au minimum à la suite des vagues de sanctions américaines, des expulsions de diplomates et des saisies de biens diplomatiques russes au cours des cinq dernières années. Quant au commerce, il n’a jamais été très important entre les deux pays, simplement en raison de la structure de leurs économies. Le peu que les États-Unis importent de Russie concerne principalement certaines qualités de pétrole brut que les raffineries du Golfe du Mexique aux États-Unis ne peuvent obtenir ailleurs depuis l’interdiction du pétrole vénézuélien, il y a quelque temps.
La menace d’une coupure totale des relations serait une toute autre affaire pour l’Union européenne, qui serait certainement confrontée à un sacré problème si elle osait imposer des sanctions draconiennes à la Russie dans le cadre d’une action concertée avec les États-Unis. Et la menace de Biden ne tient que si l’UE agit en harmonie avec les États-Unis.
L’Union européenne ne peut pas prendre le risque d’une rupture totale de ses relations avec la Russie, car 30 % du gaz qu’elle consomme provient de Russie, sans parler des autres relations commerciales très étendues qui font de l’UE le premier partenaire commercial de la Russie, et de la Russie un partenaire majeur pour l’Allemagne et plusieurs autres États membres clés de l’UE.
Je dirais que, métaphoriquement parlant, Poutine a touché-coulé les navires de Biden avec ce seul avertissement.
J’attire maintenant l’attention sur une autre phrase intéressante de l’article du FT qui nous ramène à la semaine dernière, lorsque « Poutine … a refusé d’exclure une solution militaire [en Ukraine] et a précédemment averti qu’il avait « toutes sortes » d’options si ses demandes n’étaient pas satisfaites ».
Quelles pourraient être ces « options de toutes sortes » ? Si le personnel du FT à Moscou avait pris la peine d’écouter l’édition du 28 décembre du talk-show « Soirée avec Vladimir Solovyov », il saurait ce que les lecteurs de ma transcription de l’émission publiée plus tôt dans la journée savent maintenant : La Russie envisage de procéder à des frappes chirurgicales contre les infrastructures militaires de l’OTAN qu’elle juge menaçantes pour sa sécurité nationale, et les cibles ne sont pas nécessairement en Ukraine. Pas d’invasion, pas de renversement du gouvernement de Kiev influencé par les nationalistes fascistes, juste des frappes chirurgicales, comme celles qu’Israël, la Turquie et les États-Unis eux-mêmes ont effectuées dans des endroits comme la Syrie et l’Irak ces dernières années, en toute impunité.
Lorsque j’ai entendu cette idée exprimée par Vladimir Solovyov, c’était la première fois qu’une solution aussi ingénieuse était évoquée. J’avais regardé ailleurs en essayant de comprendre le discours de Poutine sur les moyens « militaro-techniques » pour atteindre son objectif politique d’éliminer les menaces existentielles posées par les installations de l’OTAN. J’avais supposé qu’il s’agissait de stationner des sous-marins et des frégates armés de missiles hypersoniques au large des côtes américaines ou de planter encore plus de missiles à Kaliningrad et au Belarus pour menacer les capitales européennes. Mais comment faire comprendre la réalité de la supériorité stratégique russe représentée par ces nouveaux systèmes d’armes sans un exercice similaire au bombardement américain d’Hiroshima, qui a eu lieu dans un contexte de guerre totale ? Si, au contraire, la Russie utilise ses nouvelles armes de frappe de précision contre, disons, ce qui est nominalement une base anti-missile en Roumanie, mais que les Russes considèrent comme étant en fait une base de missiles offensifs dirigée contre eux-mêmes, qui lèvera le petit doigt ? La Roumanie est-elle mieux aimée dans le monde, et même au sein de l’UE, que la Syrie ou l’Irak ? Pas vraiment. S’agirait-il d’un acte de guerre ? Certainement pas. Mais pour éviter tout risque, les Russes pourraient plutôt commencer leur affaire politico-militaire en bombardant les formations de l’OTAN en Ukraine. Lorsqu’ils ont bombardé des unités de l’OTAN en Syrie qui soutenaient des terroristes, les États membres de l’OTAN ont étouffé l’affaire, même si des vies ont été perdues. Il en irait probablement de même pour toute attaque russe en Ukraine qui entraînerait des pertes collatérales en vies humaines.
Ce sont sûrement les arguments que la Russie mettra sur la table en son temps pour obtenir la signature de l’Oncle Sam sur les traités de sécurité qu’elle a présentés à Washington le 17 décembre. Et à ce moment-là, l’establishment politique américain bénira Biden, le pacificateur, et abandonnera tout semblant de résistance.
Gilbert Doctorow
Note du Saker Francophone
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Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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Source : Lire l'article complet par Le Saker Francophone
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