Défaite ou victoire ? La grève de l’Hiver 1995, fut un événement charnière qui marqua nombre de membres de notre première rédaction pour l’avoir vécu directement sur le terrain. Plusieurs enseignements en furent tirés à l’époque, qui sont présentés dans cet article du numéro 16 (Janvier/Février 2006)
Décembre 1995 Un si long hiver…
Le dixième anniversaire des grèves de décembre 1995 est passé totalement inaperçu. Il n’a donné lieu à aucune des commémorations médiatiques auxquelles la Société du spectacle nous a habitués. L’actualité brûlante des émeutes en banlieues ne laissait, certes pas, grande place à l’évocation d’un mouvement social clé des années 90. Mais surtout, il nous aurait obligé à nous rappeler que les dix dernières années furent celles d’une attaque généralisée du système capitaliste contre les conditions de vie des travailleurs européens. Nous ne sommes pas encore sortis de ce si long hiver. Mais nous pouvons déjà tirer des leçons de nos défaites pour attendre la fin des mauvais jours.
Diviser pour régner.
Le 15 novembre 1995, Alain Juppé, alors Premier Ministre d’un Chirac fraîchement élu, présente devant l’Assemblée nationale un plan de réforme de la Sécurité sociale. La stratégie des classes dirigeantes est claire : la France doit être à la pointe des réformes libérales, coordonnées par l’Union européenne. Pour passer à une économie déréglementée et mondialisée, il faut mettre fin au système d’Etat Providence.
Pour cela, le gouvernement va jouer habilement sur les divisions des travailleurs. Il annonce sa volonté de modifier, en même temps, le régime de retraite des fonctionnaires. Déjà en 1993, le gouvernement Balladur (Mitterrand était encore président) avait réussi à rallonger à 40 annuités la durée nécessaire des cotisations pour les travailleurs du privé pour avoir une retraite complète (contre 37,5 avant). Cela, sans que les syndicats n’interviennent ou que les salariés des divers secteurs concernés ne se mobilisent. À l’époque, les fonctionnaires n’ayant pas compris qu’ils étaient les prochains sur la liste, se berçaient encore d’illusions sur la spécificité de leur statut.
Le réveil va donc être dur. D’autant que ceux qui étaient sensés défendre leurs acquis sociaux, les syndicats, vont avant tout manœuvrer afin de défendre leurs privilèges. L’équipe de l’Encyclopédie des Nuisances en fit une remarquable analyse dans un petit opuscule riche en enseignements (1) : « les décisions concernant les salariés et les conditions de travail étant « dictées par la pression compétitive mondiale », il faut maintenant que tombent partout les protections sociales et les statuts acquis qui sont pour les flux marchands autant de « rigidités ». En France particulièrement il avait fallu payer plus et plus longtemps pour acheter ainsi la soumission : mais ce prix, désormais, le capitalisme ne peut plus le payer (pour rester compétitif sur le marché mondial), et il ne le veut plus, parce qu’il n’y est plus contraint par une menace de subversion prolétarienne. Les syndicats, cogérants de la protection sociale, apprirent donc le 15 novembre que les beaux jours étaient finis, et qu’il leur faudrait, pour sauver quelque chose de leurs prébendes et de leurs trafics d’influence, aller regagner sur le tas leurs galons d’interlocuteurs représentatifs. Ils lancèrent donc la grève dans le secteur public, et quoique son extension, sa durée et ses initiatives les plus subversives (comme les baisses sauvages de tarification de la consommation d’électricité) aient été l’œuvre de la base, ils n’en perdirent cependant jamais le contrôle, jusqu’aux négociations, à la « suspension » finale, à la farce du « sommet social » ».
Trains fantômes.
Le plan de réformes des retraites des fonctionnaires devant toucher en priorité le régime spécifique de la SNCF, les cheminots furent les premiers à être montés en ligne. Déclanchée en bon ordre par les syndicats, la grève des transports (des trains, elle gagna rapidement l’ensemble des services de transports des grandes villes dont la RATP) entraîna bientôt l’entrée du service public dans le mouvement. Mais malgré les centaines de milliers de travailleurs en grève, les transports urbains complètement paralysés, la mobilisation des étudiants et l’entrée du secteur privé dans la lutte (on assista alors aux barouds d’honneur des derniers mineurs lors d’affrontements avec la police), la mobilisation s’effondrera d’elle-même. Il suffira que, trois semaines plus tard, Juppé retire les attaques concernant la SNCF, pour que toute cette grève retombe comme un soufflet.
Ces événements survenus en l’absence d’une conscience collective et combative du prolétariat, aucun risque de débordement n’était à envisager. Ni l’extrême gauche ni l’extrême droite n’avaient la possibilité et la volonté de donner à ce mouvement une consistance politique et encore moins subversive. Au contraire de Mai 68, où les travailleurs étaient parvenus à s’emparer de la direction de leurs propres luttes (même brièvement), Décembre 95 restera la démonstration du rôle des syndicats dans l’encadrement de la vie sociale. Que ce soit la CFDT ralliée dès le départ au projet de « réforme » de Juppé ou la CGT et FO manœuvrant au mieux de leurs intérêts, tous ont cherché à s’adapter et à sauvegarder leurs juteux avantages dans le naufrage du « modèle social français ».
A posteriori, que constatons-nous dans le déroulement de cette mobilisation ? L’absence cruelle de convergences entre les diverses luttes, chacun défendant son « bifteck » dans des revendications catégorielles, et d’un projet alternatif à opposer à la politique ultra-libérale du gouvernement. «Face à la modernisation marchande, les pauvres n’arrivent plus à penser ni même à rêver la vie dans d’autres termes que ceux que leur dicte l’économie. Ils en combattent ce qui leur paraît excessif alors que, centralement, l’économie moderne est l’excès réalisé ; ils préfèrent pour l’instant l’effroi aux risques de la lutte ». Ne parvenant pas à concevoir un débouché « révolutionnaire » à leur contestation, il ne restait aux travailleurs qu’à reprendre les slogans préfabriqués du simulacre médiatique. En axant leurs attaques contre la personnalité de Juppé (comme sur celle de Sarkozy aujourd’hui), on oublie qu’il n’était qu’une marionnette d’un système. Qu’une fois, officiellement retiré, son plan est passé intégralement, que les gouvernements successifs de droite comme de gauche ont poursuivi le dépeçage de nos maigres acquis. Les travailleurs atomisés et encadrés n’ont pu qu’assister à ce démantèlement. Après décembre 95, et malgré les cris de victoire des syndicats et de la gauche, « une chose était désormais claire pour tout le monde : qu’il n’y aurait pas de « sortie de crise » ; que la crise économique, la dépression, le chômage, la précarité de tout, etc.… étaient devenus le mode de fonctionnement même de l’économie planétarisée ». La résignation s’abattant sur les travailleurs devant le coup d’envoi de dix ans de « Turbo-capitalisme ».
Mais de cette résignation, nous voulons en sortir. C’est justement parce qu’il est difficile de parler au nom de l’avenir, d’avancer dans un monde précaire, qu’il faut d’autant mieux savoir ce que l’on veut, et le dire ; au nom de quelle conception de la vie, pour quelle forme de vie en société se bat-on ? Tout changement passe par un combat sur le terrain politique et la construction d’une organisation révolutionnaire est une priorité pour cristalliser les révoltes populaires.
NOTE :
1- Remarques sur la paralysie de décembre 1995. Ed. de l’Encyclopédie des nuisances. 44 p.
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