Comment évaluer l’impact de la stupidité humaine sur nos destins personnels et sur l’ensemble de la société ? Vaste question à laquelle l’historien Carlo Maria Cipolla décida en 1976 de répondre par un bref essai au ton éminemment scientifique. Au ton et seulement au ton : car derrière la rhétorique académique se cache un texte désopilant, qui ressortit au genre pseudo-scientifique, comme en son temps le célèbre Cantatrix Sopranica de Georges Perec, ou aujourd’hui les très sérieuses recherches de Jean-Baptiste Botul.
Initialement rédigé en anglais, ce livre a été publié en 1976 en édition limitée et numérotée, chez un éditeur arborant le nom improbable de « Mad Millers », les Meuniers Fous.
L’auteur pensait que ce court essai ne pourrait être pleinement apprécié que dans sa langue de rédaction. Il refusa donc pendant longtemps de le faire traduire. Ce n’est qu’en 1988 qu’il accepta l’idée d’une version italienne, dans le cadre d’un volume intitulé Allegro ma non troppo, qui incluait également l’essai Le Poivre, le vin (et la laine) comme facteurs dynamiques du développement socio-économique au Moyen Âge, d’abord rédigé en anglais et publié par Mad Millers pour Noël 1973.
Allegro ma non troppo est devenu un best-seller international. Pourtant, par une ironie que l’auteur de ces lois aurait appréciée, il dut attendre près d’un quart de siècle pour être publié dans sa langue de rédaction initiale : à l’automne 2011, l’éditeur italien Il Mulino faisait paraître, en anglais, The Basic Laws of Human Stupidity. C’est ce texte original qui sert ici de base à la traduction française [effectuée par Laurent Bury – NdE].
Nous, éditeurs Sott, avons sélectionné les extraits les plus pertinents à partir du livre. Les emphases sont toutes de notre fait.
Les Mad Millers au lecteur
L’édition privée de 1976 était précédée de cette note de l’éditeur, rédigée par l’auteur :
Les Mad Millers n’ont imprimé qu’un nombre limité d’exemplaires de ce livre qui s’adresse non aux gens stupides mais à ceux qui ont parfois affaire à ces gens. Il est donc superflu de préciser qu’aucun de ceux à qui ce livre sera offert ne saurait se situer dans la zone S du schéma de base (figure 1). Néanmoins, comme la plupart des choses inutiles, il est bon de la mettre noir sur blanc. Car comme dit le philosophe chinois, « l’érudition est la source de la sagesse universelle, mais cela n’empêche pas qu’elle soit parfois cause de malentendus entre amis ».
Introduction
L’humanité est dans le pétrin. Ce n’est pas une nouveauté, cela dit. Aussi loin que l’on puisse remonter, l’humanité a toujours été dans le pétrin. Le fardeau des soucis et des misères que doivent porter les êtres humains, comme individus ou comme membres de sociétés organisées, est à la base la conséquence de la manière hautement improbable, j’oserais même dire stupide, dont la vie fut vécue dès l’apparition de l’humanité.
Depuis Darwin, nous savons que nous avons des origines en commun avec les membres inférieurs du royaume animal ; les vers de terre comme les éléphants ont à supporter leur lot quotidien d’épreuves, d’ennuis et de tracas. Les humains ont pourtant le privilège d’en supporter une dose supplémentaire, dont la source est un groupe d’individus appartenant à ladite race humaine. Ce groupe est beaucoup plus puissant que la Mafia, le complexe militaro-industriel ou l’internationale communiste ; c’est un groupe dénué de statut, sans structure ni constitution, sans chef ni président, qui réussit pourtant à fonctionner parfaitement à l’unisson, de telle sorte que l’activité de chaque membre contribue à amplifier et à rendre plus forte et plus efficace celle de tous les autres. Les pages qui suivent sont consacrées à la nature, au caractère et au comportement des membres de ce groupe.
Permettez-moi de souligner ici que ce petit livre ne saurait en aucun cas être taxé de cynisme ou de défaitisme, pas plus que ne pourrait l’être un ouvrage de microbiologie. Ces pages sont en fait le résultat d’un effort constructif visant à détecter, à connaître et peut-être à neutraliser l’une des plus puissantes forces obscures qui entravent le bien-être et le bonheur de l’humanité.
I. Première loi fondamentale
La Première loi fondamentale de la stupidité humaine affirme sans ambiguïté que
« Chacun sous-estime toujours inévitablement le nombre d’individus stupides existant dans le monde. »[1]
Cette affirmation peut au premier abord sembler triviale, vague et affreusement peu charitable. Un examen plus attentif en révèle pourtant la véracité et le réalisme. Si élevé que l’on juge le niveau de la stupidité humaine, on est régulièrement frappé, de façon récurrente, par le fait que :
a) Les gens que l’on croyait rationnels et intelligents s’avèrent outrageusement stupides ;
b) Jour après jour, avec une monotonie imparable, chacun est harcelé par des individus stupides qui surgissent à l’improviste, dans les lieux les plus malcommodes et aux moments les plus improbables.
La Première loi fondamentale m’empêche d’attribuer une valeur numérique précise au pourcentage de l’humanité que représentent les gens stupides : toute estimation chiffrée serait en deçà de la réalité. Dans les pages qui suivent, j’emploierai donc le symbole σ pour désigner le pourcentage d’êtres stupides au sein d’une population.
II. Deuxième loi fondamentale
Dans la culture occidentale, l’égalitarisme est aujourd’hui en vogue. On aime à considérer les êtres humains comme le produit d’un appareil de production en masse qui fonctionne à la perfection. S’appuyant sur une quantité impressionnante de formules et de données scientifiques, généticiens et sociologues se donnent beaucoup de mal pour prouver que tous les hommes sont naturellement égaux et que si certains sont plus égaux que d’autres, c’est le fait de la culture et non de la nature.
Je m’oppose à cette idée reçue. Après des années d’observation et d’expérimentation, j’ai la ferme conviction que les hommes ne sont pas égaux, que les uns sont stupides et les autres non, et que la différence dépend de la nature et non de facteurs culturels. Tel individu est stupide de la même façon que tel autre a les cheveux roux ; on appartient au groupe des stupides comme on appartient à un groupe sanguin. L’homme stupide naît stupide par la volonté de la Providence.
Même si je suis convaincu qu’un pourcentage σ d’êtres humains est stupide et l’est pour des raisons génétiques, je ne suis pas un réactionnaire et je ne tente pas de réintroduire subrepticement une discrimination de classe ou de race. Je suis certain que la stupidité est la chose du monde la mieux partagée et qu’elle est uniformément répartie selon une proportion constante. Ce fait est scientifiquement exprimé par la Deuxième loi fondamentale, qui dit que
« La probabilité que tel individu soit stupide est indépendante de toutes les autres caractéristiques de cet individu. »
Sur ce point, la Nature semble bien s’être surpassée. On sait que la Nature réussit, assez mystérieusement, à maintenir la fréquence relative de certains phénomènes naturels. Par exemple, que l’espèce humaine se multiplie au Pôle Nord ou à l’Équateur, dans les pays riches ou en voie de développement, que les parents soient noirs, rouges, blancs ou jaunes, la proportion hommes/femmes est constante parmi les nouveau-nés, avec un léger avantage pour les mâles. On ignore comment la Nature parvient à ce résultat remarquable mais nous savons qu’elle doit pour cela brasser des quantités importantes. Ce qu’il y a de plus remarquable, dans la fréquence de la stupidité, c’est que la Nature la maintient égale à la probabilité σ, indépendamment de la taille du groupe. On trouve donc le même pourcentage d’individus stupides dans les groupes humains les plus nombreux comme dans les plus restreints. Aucun autre ensemble de phénomènes observables n’offre une preuve aussi frappante de la puissance de la Nature.
Que l’éducation n’ait rien à voir avec la probabilité σ, cela a été prouvé par des expériences menées dans quantité d’universités à travers le monde. On peut subdiviser la population composite d’une université en cinq groupes principaux : les travailleurs en col bleu, les employés en col blanc, les étudiants, l’administration et les enseignants.
Chaque fois que j’ai analysé la population en col bleu, j’ai découvert qu’un pourcentage σ d’entre eux était stupide. Comme la valeur de σ était plus élevée que prévu (Première loi), j’ai d’abord attribué ce résultat, suivant une idée dans l’air du temps, à la ségrégation, à la pauvreté et au manque d’instruction. Mais, en abordant les échelons supérieurs de la hiérarchie sociale, j’ai pu observer le même pourcentage parmi les cols-blancs et les étudiants. Plus impressionnant encore était le résultat parmi les professeurs. Que l’université soit grande ou petite, prestigieuse ou obscure, j’ai constaté que la même fraction σ des enseignants y était stupide. Cela m’a tellement étonné que j’ai veillé à étendre mes recherches à un groupe spécialement choisi, une authentique élite : les lauréats du prix Nobel. Le résultat a confirmé la puissance suprême de la Nature : une fraction σ des prix Nobel est stupide.
L’idée fut difficile à admettre et à digérer, mais trop de résultats empiriques prouvent cette vérité incontournable. La Deuxième loi fondamentale est une loi de fer, qui ne tolère aucune exception. Le Mouvement de Libération des femmes ne manquera pas de soutenir la Deuxième loi puisqu’elle montre que les individus stupides sont proportionnellement aussi nombreux parmi les hommes que parmi les femmes. Le Tiers-Monde, de son côté, trouvera sans doute une consolation dans la Deuxième loi puisqu’elle prouve que les habitants des pays développés ne sont pas si développés que ça. Qu’on aime ou non cette Deuxième loi, cependant, les conséquences en sont terrifiantes : que l’on évolue dans les cercles les plus distingués ou que l’on se réfugie parmi les chasseurs de têtes de Polynésie, que l’on s’enferme dans un monastère ou que l’on décide de passer le reste de sa vie en compagnie de femmes belles et lascives, on rencontre toujours le même pourcentage d’individus stupides, pourcentage qui (en vertu de la Première loi) dépassera toujours vos attentes.
III. Intermède technique
Il est à présent nécessaire d’éclairer le concept de stupidité humaine et de décrire les parties en présence.
Les individus se caractérisent par leur degré de sociabilité. Pour certains, tout contact avec d’autres individus est une pénible nécessité ; ils doivent supporter les gens et les gens doivent les supporter. À l’autre extrémité du spectre, certains ne peuvent absolument pas vivre seuls et sont même prêts à passer du temps avec des gens qu’ils n’aiment pas vraiment plutôt que d’affronter la solitude. Entre ces deux extrêmes, il existe une grande variété de conditions, même si la grande majorité des individus se situent dans le camp de ceux qui redoutent d’être seuls et non parmi les misanthropes. Aristote en avait pris acte lorsqu’il déclarait que
« l’homme est un animal politique », vérité démontrée par le fait que nous évoluons au sein de groupes sociaux, qu’il y a plus de gens mariés que de célibataires, que l’on consacre beaucoup de temps et d’argent à des fêtes ennuyeuses et épuisantes, et que le mot « solitude » est normalement chargé de connotations négatives.
Que l’on soit un ermite ou un mondain, on a toujours des contacts humains ; seule l’intensité varie, car même les ermites rencontrent parfois des gens. De plus, l’homme affecte ses semblables même en les évitant. Ce que j’aurais pu faire pour une personne ou pour un groupe mais que je n’ai pas fait est une occasion manquée, un gain ou une perte pour cet individu ou ce groupe. Moralité, chacun de nous a un compte courant avec tous les autres. Par l’action ou par l’inaction, chacun de nous tire de quelqu’un d’autre un gain ou une perte, et en même temps cause un gain ou une perte pour autrui.
IV. Troisième loi fondamentale (qui est aussi une règle d’or)
Sans le formuler de manière explicite, la Troisième loi fondamentale part du principe que l’humanité se divise en quatre grandes catégories : les crétins, les gens intelligents, les bandits et les êtres stupides.
La Troisième loi fondamentale l’explique parfaitement :
« Est stupide celui qui entraîne une perte pour un autre individu ou pour un groupe d’autres individus, tout en n’en tirant lui-même aucun bénéfice et en s’infligeant éventuellement des pertes. »
Lorsqu’ils découvrent la Troisième loi fondamentale, les esprits rationnels réagissent instinctivement avec scepticisme et incrédulité. De fait, les êtres raisonnables ont du mal à concevoir et à comprendre les comportements déraisonnables. Mais quittons les sphères élevées de la théorie pour nous pencher avec pragmatisme sur le quotidien. Nous avons tous le souvenir d’occasions où un individu a accompli une action qui lui a valu un gain et qui nous a causé une perte : nous avions affaire à un bandit. Nous nous rappelons aussi certains incidents lors desquels un individu a accompli une action qui entraînait une perte pour lui-même et un gain pour nous : nous avions affaire à un crétin [2]. Nous nous remémorons des cas où un individu a agi de manière à procurer un bénéfice à tous les intéressés : c’était un être intelligent. Ces cas se produisent, en effet, mais tout bien réfléchi, il faut avouer qu’ils ne sont pas légion dans notre vie de tous les jours. Notre quotidien est surtout fait d’incidents qui nous font perdre de l’argent, et/ou du temps, et/ou de l’énergie, et/ou notre appétit, notre gaieté et notre santé, en raison de l’action improbable d’une créature ridicule qui n’a rien à gagner et qui ne gagne effectivement rien à nous causer de l’embarras, des difficultés ou du mal. Personne ne sait, ne comprend ni ne peut expliquer pourquoi cette créature ridicule agit ainsi. En réalité, il n’y a pas d’explication ou, mieux encore, il n’y a qu’une seule explication : l’individu en question est stupide.
V. Distribution des fréquences
La plupart des gens n’ont pas un comportement cohérent. Dans certaines circonstances, tel individu agit de façon intelligente, mais se conduira en crétin dans d’autres circonstances. La seule exception importante à cette règle est incarnée par les gens stupides qui font en général preuve d’une forte tendance à la cohérence parfaite dans tous les domaines de l’activité humaine.
Un crétin peut parfois se conduire intelligemment et parfois agir comme un bandit. Mais puisque l’individu en question est fondamentalement un crétin, la plupart de ses actions présenteront les caractéristiques de la crétinerie.
Le bandit parfait est celui qui, par ses actions, cause aux autres des pertes individuelles égales à ses gains.
VI. Stupidité et pouvoir
Comme tous les êtres humains, les êtres stupides varient énormément dans leur capacité à affecter leur entourage. Certains personnages stupides ne causent en général que des pertes limitées, alors que d’autres réussissent à infliger des dommages épouvantables non seulement à un ou deux individus, mais aussi à une communauté, voire à une société tout entière. Le potentiel dévastateur des gens stupides dépend de deux facteurs principaux. Premièrement, le facteur génétique : certains individus héritent du gène de la stupidité à dose exceptionnelle et appartiennent ainsi par la naissance à l’élite de leur groupe. Le second facteur qui détermine le potentiel d’un être stupide est lié à la position de pouvoir et d’éminence qu’il occupe dans la société. Parmi les bureaucrates, les généraux, les hommes politiques et les chefs d’État, on trouve sans peine de superbes exemples d’individus fondamentalement stupides dont la faculté de nuire est ou a été rendue beaucoup plus redoutable par la position de pouvoir qu’ils occupent ou occupaient. Et il ne faut pas oublier non plus les hauts dignitaires de l’Église.
Les êtres raisonnables se demandent souvent pourquoi et comment les gens stupides peuvent atteindre une position de pouvoir et d’éminence.
À l’ère préindustrielle, la classe et la caste étaient les structures sociales qui favorisaient la nomination régulière d’individus stupides à des positions de pouvoir dans la plupart des sociétés. La religion était un autre facteur contributif. Dans le monde industriel moderne, les termes et les concepts de « classe » et de « caste » ont été bannis, et la religion est en déclin. Mais les partis politiques et la bureaucratie se sont substitués aux classes et aux castes, et la démocratie s’est substituée à la religion. Dans un système démocratique, les élections générales sont un instrument tout à fait efficace pour garantir le maintien d’une fraction σ parmi les puissants. N’oublions pas que, selon la Deuxième loi fondamentale, un pourcentage σ des électeurs est composé d’individus stupides et que les élections leur offrent à tous à la fois une occasion formidable de nuire à tous les autres sans rien y gagner. Et c’est ce qu’ils font en contribuant au maintien de la fraction σ parmi les individus au pouvoir.
VII. Puissance de la stupidité
On comprend sans mal comment le pouvoir social, politique et institutionnel renforce le potentiel dévastateur d’un individu stupide. Reste à expliquer et à comprendre en quoi la stupidité rend un individu dangereux pour autrui, autrement dit en quoi consiste la puissance de la stupidité.
Les créatures essentiellement stupides sont dangereuses et redoutables parce que les individus raisonnables ont du mal à imaginer et à comprendre les comportements déraisonnables. Un être intelligent peut comprendre la logique d’un bandit. Les actions du bandit obéissent à un modèle rationnel ; d’une rationalité déplaisante, peut-être, mais rationnel tout de même. Le bandit veut avoir plus sur son compte. Puisqu’il n’est pas assez intelligent pour concevoir le moyen d’obtenir ce plus tout en vous offrant un plus à vous aussi, il créera ce plus en provoquant un moins sur votre compte. C’est une mauvaise action, mais elle est rationnelle, et si on est rationnel, on peut s’y attendre. On peut prévoir les actions d’un bandit, ses manœuvres malfaisantes et ses aspirations détestables ; on peut donc souvent s’en défendre.
Face à un individu stupide, tout cela est absolument impossible, comme l’explique la Troisième loi fondamentale. L’être stupide vous harcèle sans raisons, sans aucun avantage pour lui, sans aucun programme ni projet, dans les moments et dans les lieux les plus improbables. Il n’existe aucun moyen rationnel de déterminer quand, comment ou pourquoi la créature stupide attaquera. Quand il se présente à vous, vous êtes entièrement à la merci de l’individu stupide.
Parce que les actions des gens stupides ne sont pas conformes aux règles de la rationalité, il s’ensuit que :
a) Leur attaque nous prend en général au dépourvu ;
b) Même lorsqu’on prend conscience de l’attaque, nous ne pouvons organiser aucune défense rationnelle, parce que l’attaque est elle-même dépourvue de toute structure rationnelle.
L’activité et les mouvements d’un être stupide étant par nature erratiques et irrationnels, toute défense s’avère problématique, et contre-attaquer est extrêmement difficile, comme si l’on essayait de tirer sur une cible capable des mouvements les plus improbables et les plus incongrus. C’est à quoi pensaient Dickens et Schiller lorsque le premier déclarait que « l’homme peut tout affronter, armé de stupidité et d’une bonne digestion », et lorsque le second écrivait que « contre la stupidité les dieux mêmes luttent en vain ».
VIII. Quatrième loi fondamentale
Les crétins, ceux qui occupent la zone C dans notre système, ignorent en général à quel point les gens stupides sont dangereux. Rien d’étonnant à cela : ce n’est qu’un signe de plus de leur crétinerie. Ce qui est vraiment surprenant, c’est que les êtres intelligents et les bandits ne sont guère plus capables de reconnaître la puissance destructrice propre à la stupidité. Il est extrêmement difficile d’expliquer pourquoi il en est ainsi, et l’on peut seulement observer que, face à des gens stupides, des hommes intelligents et des bandits commettent souvent l’erreur de se laisser aller à l’autosatisfaction dédaigneuse au lieu de faire des provisions d’adrénaline et de bâtir leurs défenses.
On pourrait croire que l’homme stupide ne nuit qu’à lui-même, mais ce serait confondre stupidité et crétinerie. Nous sommes parfois tentés de nous associer avec un être stupide afin qu’il serve nos objectifs. Les conséquences sont toujours désastreuses parce que a) ce calcul repose sur un malentendu complet quant à la nature essentielle de la stupidité et b) il offre à l’individu stupide une marge de manœuvre encore plus vaste pour l’exercice de ses talents. On espère toujours manipuler l’être stupide, et d’ailleurs on y parvient, jusqu’à un certain point. Mais, en raison du côté erratique de leur comportement, on ne peut prévoir toutes les actions et réactions des gens stupides et on se retrouve très vite pulvérisé par les décisions imprévisibles de l’associé stupide.
C’est ce que résume clairement la Quatrième loi fondamentale, stipulant que
« Les non-stupides sous-estiment toujours la puissance destructrice des stupides. En particulier, les non-stupides oublient sans cesse qu’en tous temps, en tous lieux et dans toutes les circonstances, traiter et/ou s’associer avec des gens stupides se révèle immanquablement être une erreur coûteuse. »
Depuis des siècles, depuis des millénaires, dans la vie publique comme dans la vie privée, d’innombrables individus ont omis de prendre en considération la Quatrième loi fondamentale, ce qui s’est traduit par des pertes inimaginables pour l’humanité.
IX. Macroanalyse et Cinquième loi fondamentale
La conclusion du précédent chapitre nous mène à une macroanalyse où, au lieu de se limiter au bien-être d’un individu, on envisage le bien-être de la société tout entière, prise dans ce contexte comme la somme algébrique des conditions individuelles. Une pleine compréhension de la Cinquième loi fondamentale est essentielle à l’analyse. Soit dit entre parenthèses, des cinq lois fondamentales, la cinquième est sans doute la plus connue et son corollaire est très souvent cité. La Cinquième loi fondamentale énonce que
« L’individu stupide est le type d’individu le plus dangereux. »
Le corollaire de cette loi est que
« L’individu stupide est plus dangereux que le bandit. »
La formulation de la loi et son corollaire relèvent encore de la microanalyse. Comme on l’a dit, cependant, la loi et son corollaire ont des conséquences non négligeables pour la macrostructure.
L’essentiel à retenir est ceci : le résultat de l’action d’un parfait bandit est purement et simplement un transfert de fortune et/ou de bien-être. Après l’action d’un parfait bandit, le bandit dispose sur son compte d’un plus qui équivaut exactement au moins causé à autrui. La société dans son ensemble ne s’en porte ni mieux ni plus mal. Si tous les membres d’une société étaient de parfaits bandits, la société stagnerait mais on n’y constaterait aucun désastre majeur. L’économie se limiterait à d’énormes transferts de richesses et de bien-être en faveur de ceux qui agissent. Si tous les membres de la société agissaient à tour de rôle, non seulement la société dans son ensemble mais aussi les individus se trouveraient dans une situation parfaitement stable, excluant tout changement.
Quand les gens stupides sont à l’œuvre, c’est une autre histoire. Les gens stupides causent des pertes aux autres, sans gain personnel en contrepartie. La société dans son ensemble en est donc appauvrie.
En d’autres termes, les crétins à tendance intelligente, les bandits à tendance intelligente, et surtout les intelligents contribuent tous, à des degrés divers, à accroître le bien-être d’une société. En revanche, les bandits à tendance stupide et les crétins à tendance stupide réussissent à ajouter des pertes à celles que causent les gens stupides, renforçant encore la puissance destructrice de ce dernier groupe.
Tout cela inspire quelques réflexions sur le fonctionnement des sociétés. Selon la Deuxième loi fondamentale, la fraction de gens stupides est une constante σ qui n’est affectée ni par le temps, ni par l’espace, ni par la race, ni par la classe, ni par aucune autre variable socioculturelle ou historique. Ce serait une grave erreur de croire que le nombre d’individus stupides dans une société sur le déclin est plus grand que dans une société en plein essor. L’une comme l’autre souffrent du même pourcentage de membres stupides. La différence tient à ce que, dans la société moins performante les autres individus laissent [entre autres – NdE] les stupides être plus actifs et accomplir plus d’actions.
Ce présupposé théorique est amplement confirmé par une analyse exhaustive des cas historiques. En fait, l’analyse historique nous autorise à reformuler les conclusions théoriques de manière plus factuelle, avec des détails plus réalistes.
Que l’on envisage l’Antiquité, le Moyen Âge, les temps modernes ou l’époque contemporaine, on est frappé de constater que tout pays sur la pente ascendante a son inévitable fraction σ d’individus stupides. Les pays en plein essor comptent aussi un très fort pourcentage de gens intelligents qui réussissent à tenir en respect la fraction σ et en même temps à garantir le progrès en produisant assez de gains pour eux-mêmes et pour les autres membres de la communauté.
Dans un pays sur la pente descendante, la fraction d’êtres stupides reste égale à σ ; cependant, dans le reste de la population, on remarque parmi ceux qui détiennent le pouvoir une prolifération inquiétante de bandits à tendance stupide (sous-zone BS de la zone B, Figure 3) et, parmi ceux qui ne sont pas au pouvoir, une augmentation tout aussi inquiétante du nombre de crétins (zone C du schéma de base, Figure 1). Ce changement dans la composition de la population non stupide renforce inévitablement la puissance destructrice de la fraction σ, et le déclin devient inéluctable. Et c’est la chienlit.
Notes
[1] Les compilateurs de l’Ancien Testament avaient connaissance de la Première Loi fondamentale et la paraphrasèrent quand ils notèrent que « stultorum infinitus est numerus », mais ils cédèrent aux tentations de l’exagération poétique. En effet, le nombre d’individus stupides ne peut être infini puisque le nombre d’êtres vivants est fini.
[2] Évidemment, tout dépend du sujet de la phrase « un individu a accompli une action ». C’est là ce qui prouve sa crétinerie. Si c’est moi qui accomplis une action se traduisant par un gain pour moi et une perte pour l’autre, alors la situation est différente : c’est moi qui suis un bandit.
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Source: Lire l'article complet de Signes des Temps (SOTT)