Le temps des dinosaures

Le temps des dinosaures

Sans même prendre la peine de cacher le plaisir qu’il y trouvait, Pierre Vadeboncoeur, conseiller syndical à la CSN durant vingt-cinq ans, ne se laissait jamais prier pour raconter le savoureux épisode où des syndiqués de Shawinigan, en ayant ras-le-bol des agissements de la police locale, et surtout de son chef, avaient mené ce dernier aux portes de la ville en le faisant marcher sur les genoux, littéralement.

L’histoire, reliée à la grève aux autobus Carrier en 1954, rapporte que le gars en question était disparu de la circulation.

Chaque époque produit ses dinosaures, qui évoluent dans toutes les sphères de la société. Éric Duhaime, du Parti conservateur du Québec, est de cette engeance. Michael Rousseau, PDG d’Air Canada, a fait de lui un émule de Donald Gordon, PDG de la Canadian National Railways qui, en 1962, avait justifié l’absence de francophones parmi les dix-sept vice-présidents de l’entreprise qu’il dirigeait en déclarant que ceux-ci n’avaient pas les compétences requises pour combler ces postes.

Les plus anciens se souviendront peut-être d’un certain Roger J. Bédard, qui sévissait il y a une quarantaine d’années. Il se fendait régulièrement d’épîtres vitrioliques contre les syndicats, et en particulier contre la CSN. Un jour, alors qu’un conflit touchait une usine de Shawinigan, il avait écrit : « Sauf erreur, c’est contre une entreprise de Shawinigan que l’abject slogan des agents d’affaires de la CSN a été lancé : faites plier les genoux aux patrons ! » Avec cet air sentencieux du médecin spécialiste des cancers en phase terminale, il avait ajouté : « À peu près toutes les entreprises industrielles de Shawinigan ont subi les assauts destructeurs des agents d’affaires marxistes léninistes de la CSN. »

Il importe, en passant, de rappeler qu’en 1954, les agents d’affaires de la CSN étaient plutôt catholiques, et pratiquants pour la plupart…

Mais là n’est pas l’essentiel. Le grand mérite de M. Roger J. Bédard avait été de donner l’heure juste. Eh oui !

Au moment où le patronat et le néolibéralisme entonnaient les cantiques de la collaboration, vantaient les vertus de la concertation et mettaient sur pied des cercles de qualité pour tenter d’engluer les travailleuses et les travailleurs dans un délicat marshmallow, il était bon d’entendre, du fond des marécages, le cri du dinosaure.

Nous étions en présence d’une œuvre à l’état brut. Un produit qui n’avait pas été travaillé par des spécialistes des relations publiques, qui n’avait pas connu le rabot du Conseil du patronat pour arrondir les angles et effacer les aspérités, qui n’avait pas reçu un vernis pseudo intellectuel pour cacher la véritable couleur de la peinture. Non, tout ça avait été livré comme tel, sans retouches…

Il est vrai qu’on en apprend de bonnes quand les dinosaures se mettent à l’écriture…

Les syndicats, « et particulièrement les syndicats affiliés à la CSN » étaient, sous la plume de Bédard, lourdement responsables de ce qui se passait à Shawinigan. Mais les syndicats n’étaient pas les seuls responsables des problèmes vécus dans la région. Une responsabilité plutôt partagée. Par, entre autres, le gouvernement libéral de Jean Lesage, qui avait nationalisé la Shawinigan Water and Power Company pour créer Hydro-Québec. « L’idiote décision d’étatiser a entraîné l’éparpillement de fameux entrepreneurs… », avait écrit le défenseur de la très libre entreprise.

On était habitué à l’antisyndicalisme primaire. Il fallait dorénavant faire avec un antisyndicalisme primitif, dont Raymond Malenfant se fera quelques années plus tard le champion, sous les applaudissements nourris du merveilleux monde des affaires.

Coïncidence ? La lettre incendiaire de Roger J. Bédard avait été rédigée au moment même où Ronald Reagan chantait avec Brian Mulroney, au Château Frontenac, When Irish Eyes Are Smiling… et qu’étaient posés les premiers jalons du libre-échange.

Les politiques anti-ouvrières de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, dans les années quatre-vingt, ont vu l’influence des syndicats diminuer de beaucoup. Les impôts directs ont été réduits, ce qui a fait l’affaire des plus riches. Mais les impôts indirects, qui touchent particulièrement les moins bien nantis, ont été augmentés. On a vu se creuser les inégalités économiques pendant que les dépenses militaires atteignaient des sommets en temps de paix.

Bien sûr, Roger J. Bédard n’a pas décidé de tout cela. Mais si le canari, dans une mine de charbon, arrêtait de chanter quand un danger se présentait, Bédard n’a jamais cessé, dans ses propres mots, de chanter les louanges du reaganisme et du thatchérisme.

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