Karen Sharpe s’interroge sur l’œuvre du prisonnier fondateur de WikiLeaks. Julian Assange a été nominé à huit reprises pour le prix Nobel de la paix, sans jamais l’obtenir. Pourtant, quand on regarde les dernières volontés d’Alfred Nobel, on peut se dire qu’Assange ne volerait pas la récompense. Mais quand on regarde aux lauréats, on comprend mieux aussi pourquoi le fondateur de WikiLeaks n’a pas eu le fameux prix… (IGA)
Julian Assange a été nominé huit fois pour le prix Nobel de la paix. Pourtant, il croupit actuellement à Londres dans une prison à sécurité maximale dans l’attente d’une décision des juges anglais, suite à une demande d’extradition formulée par le gouvernement des États-Unis. Assange pourrait alors y subir de nouvelles accusations et une peine potentielle de 175 ans.
Les anciens récipiendaires de ce prix prestigieux incluent Henry Kissinger, Menahem Begin et Barack Obama qui ne furent jamais emprisonnés ou condamnés pour aucun crime. Or, leurs décisions ont directement ou indirectement été responsables de la mort, du déplacement, de la torture et de la famine de millions de personnes dans le monde.
Il n’est alors pas étonnant que certaines et certains aient depuis lors, ironiquement suggéré de rebaptiser le prix Nobel de la paix, en prix Nobel de la guerre.
À l’opposé, le crime reproché à J. Assange, est d’avoir pratiqué un vrai journalisme en découvrant et diffusant, parmi une multitude d’autres malversations, un nombre faramineux de preuves méticuleusement documentées comprenant crimes de guerre, faits de corruption, actes de surveillance gouvernementale illégale et piratages.
En tant que fondateur et rédacteur en chef de WikiLeaks, Assange a publié quelque 10 millions de documents et analyses associées. Entre autres :
– La vidéo « meurtre collatéral », qui a bouleversé l’opinion publique mondiale avec l’enregistrement du massacre militaire étasunien de plus de 12 civils (dont deux journalistes de Reuters) dans une rue résidentielle de Bagdad.
– L’Afghan war diary ou l’agenda quotidien de la guerre en Afghanistan, contenant plus de 90 000 rapports précis et souvent horribles des actions meurtrières perpétrées par l’armée étasunienne.
– Les Iraq war logs ou les dossiers de la guerre en Irak comprenant près de 400 000 rapports de terrain de l’armée étasunienne dans lesquels sont révélés des crimes de guerre et le nombre réel de civils tués.
– Le Cablegate ou le scandale des télégrammes diplomatiques avec plus de 251 000 télégrammes étasuniens qui déclenchèrent de nombreux scandales aux conséquences globales.
– Les Guantanamo Files ou dossiers de Guantanamo qui révélèrent la torture et les abus routiniers subis par les prisonniers détenus à Guantanamo.
– Les Spy Files ou les dossiers d’espionnage qui décrivirent l’industrialisation de la surveillance de masse mondiale, et bien plus encore.
Photo (Julian Assange devant la Cour royale de justice en 2011)
Quiconque a visionné la vidéo « meurtre collatéral » et a entendu les soldats de l’hélicoptère Apache éliminant joyeusement de vulgaires passants, puis faisant sauter un homme descendu de sa camionnette pour aider les blessés, blessant au passage ses enfants qui étaient restés dans le véhicule. Quiconque sain d’esprit ne devrait-il pas réclamer la fin de la guerre en Irak ? De toutes les guerres, en réalité, qu’elles incluent ou non des pratiques aussi grotesques et odieuses ?
Alfred Nobel, qui a institué les prix dans son testament, n’était pas un modèle de pacifisme – sa famille fabriquait de l’armement et lui-même avait inventé (et en a énormément profité) des explosifs, dont la dynamite, précurseurs des dérivés modernes, qui ne sont pas seulement utilisés pour le dynamitage dans les mines ou la démolition des bâtiments indésirables. Peut-être sous l’influence de son amie la pacifiste autrichienne Bertha Von Suttner, et peut-être aussi pour défaire son nom de l’industrie des armements, il fit finalement inclure un prix pour la paix parmi les cinq récompenses qu’il finança.
Photo (Musée du Prix Nobel de la Paix, Oslo, Norvège).
Dans ses dernières volontés, Nobel déclara que le prix de la paix devait être décerné aux « personnes qui auront œuvré pour la fraternité entre les nations, l’abolition ou la réduction des armées régulières, ainsi que l’organisation et la promotion de congrès pour la paix. »
En annonçant les lauréats du prix de la paix de cette année, le comité Nobel déclara : « Un journalisme libre, indépendant et factuel, protège des abus de pouvoir, des mensonges et de la propagande de guerre. Le Comité Nobel Norvégien est convaincu que la liberté d’expression et la liberté d’information contribuent à garantir un public informé. Ces droits sont des conditions préalables et essentielles à la démocratie et protègent contre la guerre et les conflits« .
Les lauréats du prix Nobel de la paix 2021, ajouta le comité, « sont les représentants de tous les journalistes qui défendent cette idée dans un monde où la démocratie et la liberté de la presse font face à des conditions de plus en plus défavorables. »
On se serait avec joie attendu à saluer Julian Assange et WikiLeaks, tellement ces descriptions et ces précisions leur correspondaient. Au lieu de cela furent célébrés la Philippine Maria Ressa et le Russe Dmitry Andreyevich Muratov.
Ressa a cofondé Rappler, un média numérique dédié au journalisme d’investigation. Elle a couvert avec beaucoup d’attention critique la campagne antidrogue controversée et meurtrière du régime de Duterte, couverture pour laquelle elle a bénéficié d’un financement étasunien. Muratov est l’un des fondateurs de Novaja Gazeta, actuellement le journal le plus indépendant de Russie, à la ligne éditoriale fondamentalement critique envers le pouvoir (on parle aussi d’une personne particulièrement obsédée par Vladimir Poutine)
Des choix très sûrs, qui plairont certainement aux maîtres hégémoniques. Vladimir Poutine étant, après tout, dans le viseur des États-Unis qui ne cessent d’imposer des sanctions à la Russie, de l’encercler d’un nombre croissant de bases militaires, sans parler des sempiternelles fanfaronnades contre le pays. Rodrigo Duterte figure également sur la liste noire des États-Unis. Il rejette avec véhémence les directives et l’ingérence US dans les affaires de son pays, notamment pour l’empêcher de commercer avec la Chine et pour établir puis y agrandir une base militaire permanente.
Un examen plus approfondi du cas de Ressa montre à quel point les États-Unis lui sont proches. Binationale (elle possède la nationalité étasunienne), son agence, Rappler, reçoit des financements du gouvernement via le National Endowment for Democracy (NED) un organisme dépendant de la CIA. Rappeler, reçoit également des fonds du réseau Omidyar, créés par Pierre Omidyar, qui, comme George Soros, finance des publications et des groupes dans le monde entier et dont l’objectif est fondamentalement de déstabiliser des gouvernements comme les Philippines qui ne s’alignent pas sur l’agenda des États-Unis. Lorsqu’on lui a demandé son avis concernant l’impact de l’arrestation de Julian Assange sur les métiers du journalisme, Ressa semblait réciter les propos de Mike Pompeo[1] : « Je pense que le dumping massif de WikiLeaks n’est en fait pas du journalisme. Un journaliste passe au crible, décide et sait quand quelque chose est du ressort de la sécurité nationale. »
Cette définition est fausse ! Le rôle du journalisme, comme l’illustre WikiLeaks, est de rechercher et de publier ce qui a de la valeur pour les peuples et leur permettre de demander à leur gouvernement de rendre des comptes.
Laissons de côté la mauvaise foi de Ressa en tant qu’autorité médiatique et notons qu’elle a également travaillé pendant près de 20 ans pour CNN chez qui « le dumping massif » de communiqués de presse étasuniens ne semblait pas la perturber pour autant. Aussi, il est difficile d’entrevoir dans les travaux respectifs de ces deux journalistes, des conséquences majeures sur l’harmonie entre les peuples et les nations.
Ultime exutoire d’une vraie démocratie
Le travail d’Assange, en revanche, l’est certainement. En le nommant pour le prix 2019, comme elle l’a également fait cette année, Mairead Maguire, lauréate 1976, a déclaré :
« Julian Assange et ses collègues de WikiLeaks ont montré à de nombreuses reprises qu’ils sont l’un des derniers exutoires d’une vraie démocratie avec leur travail pour la liberté d’expression. Leur travail pour une paix véritable en rendant publiques les actions de nos gouvernements en interne et à l’étranger nous a éclairés sur les atrocités commises au nom de la soi-disant démocratie dans le monde… Julian Assange remplit tous les critères pour le prix Nobel de la paix. Grâce à la divulgation d’informations cachées au public, nous ne sommes plus naïfs face aux atrocités de la guerre, ni inconscients des liens entre les grandes entreprises et l’expropriation de ressources et de butin de guerre. »
On comprend mieux pourquoi il n’a jamais reçu le prix Nobel de la paix.
C’est la dramatique ironie du sort de Julian Assange qui, après avoir publié les dossiers de Guantanamo, permettant la fermeture de ce site de torture et la libération de ces nombreux détenus enfermés sans procès, se retrouve lui-même maintenant sous les verrous.
Il est détenu dans la prison de Belmarsh, plus connue sous le nom du Guantanamo britannique. Non seulement parce qu’on y dénombre dans ses cellules des terroristes et des meurtriers condamnés, mais aussi à cause des conditions qui y règnent. À l’instar des détenus de Guantanamo, Julian Assange n’a été inculpé d’aucun crime au Royaume-Uni.
Le pire l’attend s’il est extradé. Car la Haute Cour britannique rendra sa décision d’extradition après l’audience de Londres des 27 et 28 octobre.
S’il décide de l’extradition et qu’il n’y a pas d’appel, il sera déporté dans une prison à sécurité maximale aux États-Unis, interdit de visite familiale, interdit de contact avec ses avocats ou ses codétenus et où le taux de suicide est très élevé.
C’est ce qui a conduit la juge Vanessa Baraitser –peu clémente à l’égard d’Assange et de ses avocats – à se prononcer contre l’extradition lors d’une audience de première instance, car elle estimait que son état mental déjà fragile le mènerait probablement au suicide.
Assange a souvent dit que si le mensonge mène à la guerre, la vérité amène la paix. Les milliers de faits qu’il a révélés via WikiLeaks devraient certainement faire de lui un candidat de choix pour le prix Nobel de la paix en lieu et place de ceux qui s’engagent dans ou font la promotion des génocides et des guerres, comme un certain nombre d’anciens récipiendaires.
Karen SHARPE
Source originale : Consortium News
Traduit de l’anglais par Baligh Sohbani pour Investig’Action
Note :
[1] Secrétaire d’état du gouvernement Trump.
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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir