par Sebastian Vendetti.
Si le 11 novembre 1918 est le jour de la capitulation allemande, la date du 4 août 1914 est plus symbolique encore puisque c’est précisément ce jour-là que l’Allemagne a été exclue du monde.
« Ils croyaient entrer toutes portes ouvertes, drapeau au vent et tambour battant, reçus en triomphateurs, presque en amis. (…) Toutes les étapes avaient été marquées d’avance par l’État-Major, sans tenir compte de l’armée belge, Liège, Namur, Mons, Charleroi… la dernière étant l’entrée du Kaiser dans Paris ».
Cela devait être une victoire facile pour la nouvelle puissance industrielle d’Europe : la prise de Paris, suivie d’un retrait, tout aussi rapide, en échange d’une colonie en Afrique du Nord. Toutefois, le 4 août 1914, la tentative d’enveloppement de l’armée française par la Belgique tourne à la catastrophe pour l’Allemagne puisque deux forces formidables, l’une française et l’autre britannique, se déclenchent soudainement contre elle, à la stupeur des stratèges. Pour l’Allemagne, c’est le début d’une guerre existentielle dont l’issue sera la destruction des Empires centraux et orientaux (allemand, austro-hongrois, ottoman et russe). Les lignes qui suivent ont pour but d’introduire cette question en s’appuyant sur des contemporains de l’époque, francophones, dont les écrits sont en accès libre sur internet (provenant principalement de la Revue des Deux Mondes), ainsi que sur l’analyse plus récente d’historiens et de géographes.
Les deux premiers points concernent la naissance, le jour de la « violation » de la neutralité belge par la Deutsches Heer, d’un nouvel ordre international porté par le pacifisme juridique français, à travers le Tribunal de La Haye et la Société des Nations, dont le caractère utopique et idéaliste se transforme alors en une guerre révolutionnaire anti-impérialiste. Il en résulte la création d’un monde « artificiel » où l’équilibre entre les puissances, datant du Congrès de Vienne (1815), est remplacé par une organisation morale reposant sur les États les plus petits ainsi que sur l’opinion publique. Le troisième point s’attarde sur le véritable détenteur de la puissance mondiale, l’Empire britannique. Du fait de sa maîtrise quasi absolue des routes maritimes, la Némésis anglaise punit les forces trop orgueilleuses qui viennent troubler la paix d’un monde dont elle est le garant. Après avoir décrit ce nouvel ordre mondial comme un espace de flux et de réseaux, la dernière partie de l’article essaye de définir la nature de la puissance allemande en la qualifiant au contraire de « territoriale ». En effet, depuis le lendemain de 1815, l’Unité allemande repose sur l’enseignement scolaire et universitaire de la géographie, science du territoire. La guerre mondiale a eu comme principale conséquence de transformer cette géographie en géopolitique.
1. La « violation » de la souveraineté de la Belgique : lorsque le nouvel ordre mondial prend forme
L’historien Jacques Willequet (1963) souligne la conséquence totalement inattendue du franchissement de la frontière belge par l’armée allemande, le 4 août 1914 :
« D’un seul coup, la violation de la Belgique fit basculer la bonne conscience morale du côté de l’Entente. Si l’on put désormais parler d’une « Guerre du Droit et de la Civilisation », c’est grâce au facteur belge (…) Or, il faut tout de même noter une chose assez singulière. La violation de la neutralité belge n’avait absolument pas frappé le monde comme si la foudre était tombée dans un ciel serein, comme si jamais personne n’avait imaginé qu’une chose pareille puisse être possible. C’est exactement le contraire. Le plus académiquement du monde, cette question avait été évoquée partout, dans les conversations et dans les écrits ; examinée sur toutes ses faces, diplomatiques, stratégiques, politiques et autres. Sous tous ses angles, donc, sauf un : nulle part, avant ce 4 août 1914, nous n’avons vu quelqu’un dire ou écrire qu’il y avait tout de même là un problème extrêmement grave de moralité internationale. Or, cet aspect-là, il ne fut brusquement plus question que de lui, au lendemain du 4 août, et dès lors l’Allemagne fut clouée au pilori, mise au ban de la conscience universelle, frappée d’un interdit moral »[2].
Cette lourde condamnation de l’Allemagne est bien illustrée par Romain Rolland, écrivain et universitaire français qui enseigne l’histoire européenne de la musique et porte la culture allemande en haute estime. Bien que se déclarant « au-dessus de la mêlée » et dénonçant l’engagement selon lui déplacé des intellectuels, des universitaires et des religieux, français et allemands, en faveur de la guerre, la nouvelle du sac puis de l’incendie de Louvain, dont l’armée allemande est accusée, le plonge dans un état d’indignation qu’il exprime dans une lettre à Gerhart Hauptmann, le 29 août 1914 : « Louvain n’est plus qu’un monceau de cendres, – Louvain avec ses trésors d’art, de science, la ville sainte ! Mais qui donc êtes-vous ? et de quel nom voulez-vous qu’on vous appelle à présent, Hauptmann, qui repoussez le titre de barbares ? Êtes-vous les petits-fils de Gœthe, ou ceux d’Attila ? Est-ce aux armées que vous faites la guerre, ou bien à l’esprit humain ? Tuez les hommes, mais respectez les œuvres ! C’est le patrimoine du genre humain. Vous en êtes, comme nous tous, les dépositaires ». D’après le récit de Henri Pirenne, historien qui enseigne à Gand au commencement de la guerre, « le fanatisme » entretenu dans le peuple par le gouvernement belge en exil en France surprend les allemands. En tant que spécialiste réputé de l’Europe médiévale, Pirenne est invité par les journalistes et historiens qui suivent l’armée allemande à s’exprimer sur les causes de la guerre ainsi que sur l’histoire de la Belgique dans le but de répondre à la propagande adverse. En effet, l’artificialité de la Belgique, détachée des Pays-Bas en 1839, faisant cohabiter des germaniques (flamands) à l’histoire médiévale glorieuse et des francophones (wallons) politiquement dominants, devrait en principe relativiser le non-respect de la souveraineté d’un État jugé « opportuniste » par l’Allemagne. Refusant d’assumer ce rôle d’arbitre, Pirenne est emmené en captivité. Au delà de son acte de résistance intellectuelle passive, il décrit la candeur avec laquelle l’armée allemande a espéré se disculper de tout crime moral en s’appuyant, en vain, sur l’autorité d’un historien.
2. Le pacifisme juridique français : une force révolutionnaire
Depuis la défaite de Napoléon, l’ordre européen est fondé sur la notion d’équilibre entre les grandes puissances. Toutefois, à la fin du XIXe siècle, les principes sur lesquels le « Concert européen » est fondé sont battus en brèche par les nationalismes exacerbés et les alliances – tels l’alliance franco-russe et le rapprochement franco-britannique – ainsi que par une gigantesque course aux armements. Face à cet engrenage mécanique, qui ne peut conduire qu’à des guerres de plus en plus meurtrières, les pacifistes s’activent à la création d’un nouvel ordre international, une nouvelle « Société des Nations » porteuse des valeurs de justice et de démocratie qui répondrait aux aspirations d’une opinion publique dont la conscience est devenue universelle (Jeannesson, 2014). La mise en œuvre de ce projet – que l’on peut davantage qualifier de projection, tant la rupture avec ce qu’il entend remplacer est profonde – rencontre un certain succès qui se manifeste par les conférences de la Haye de 1899 et de 1907 réunissant, outre les États européens, dix-huit États latino-américains ainsi que les États-Unis d’Amérique, la Chine, le Japon, le Siam, la Perse et l’Empire Ottoman, donnant ainsi naissance à la « première expérience de multilatéralisme moderne, institutionnel et universel »[5]. Ces conférences sont surtout l’occasion pour la délégation française, emmenée par Léon Bourgeois et Paul d’Estournelles, de faire évoluer les représentations en affaiblissant la notion de puissance territoriale, au profit d’un ordre international qui serait garanti par les États les plus petits alors qualifiés « pacigérants »[5]. Ainsi, l’adoption unanime, à la demande de la France, d’un « principe » d’arbitrage obligatoire en cas de conflit, implique de concevoir, pour la première fois, qu’un sacrifice de souveraineté puisse entraîner une augmentation de sécurité. Identiquement, le « devoir d’arbitrage », contenu dans l’article 27, introduit l’idée d’un devoir moral chez l’agresseur autant que chez l’agressé. Même si ce devoir n’est pas contraignant juridiquement, ainsi que le mentionne D’Estournelles, désormais « il ne sera pas facile à un gouvernement, si fort soit-il, de se dérober à un devoir qu’il aura lui-même officiellement assumé, quand ce devoir sera rappelé non seulement par les gouvernements mais par l’opinion du monde entier »[5]. Pour le pacifiste Charles Richet, l’invasion de la Belgique au mépris du devoir d’arbitrage, témoigne du danger que les empires d’Europe centrale et orientale, qualifiés d’« anachronismes médiévaux », font courir à la paix. Il considère également que la guerre est une occasion unique pour mener à bien la destruction puis la modernisation des empires belliqueux. Ce faisant, il se place dans l’héritage des guerres révolutionnaires de 1793 : « Tant qu’il y avait au centre de l’Europe un peuple asservi, tant qu’il y avait des nationalités frémissant sous une domination étrangère la pacification de l’Europe était une chimère. Que de questions sont posées, que la guerre va résoudre ! Et, quand elle les aura résolues, il n’est pas téméraire d’espérer que cette guerre, hélas ! si sanglante, aura du moins établi une paix durable. Car, si les peuples sont indépendants, si les nationalités sont libres, si les sujets sont devenus des citoyens, toute guerre internationale sera sans objet »[6]. Finalement, la véritable surprise d’août 1914, que Victor Giraud appelle le « miracle français », est de voir le nouvel ordre international, qui relevait jusqu’alors largement du domaine de l’utopie, prendre soudainement vie. Il est en quelque sorte précipité par le franchissement de la frontière belge par les Allemands et la mobilisation de l’opinion mondiale qui s’ensuit. Bien que ce nouveau système repose sur un principe de paix, son fantastique pouvoir d’exclusion et de destruction – qui était, à l’évidence, impossible à imaginer par ses concepteurs – apparaît alors au grand jour. La reconnaissance de ce nouveau pouvoir fonde la Société des Nations, le 14 février 1919, au palais des Affaires étrangères, dans le Salon de l’Horloge : « Le délégué français se préoccupe de préciser un des points les plus importants du projet : Lorsqu’un des membres de la Société des Nations si petit, si lointain qu’il soit, se trouve attaqué par une violence injuste, jugée telle, c’est la Société des Nations tout entière qui se considère comme attaquée : dès lors, l’Etat auteur de cette violence doit se considérer désormais en état de guerre non plus contre l’État vers qui est dirigée l’agression, mais en état de guerre contre le monde ».
En conclusion de cette partie, on peut dire que le fait que la France de l’époque (la Troisième République) se confonde à ce point avec la gestation de la Société des Nations, révèle sa faiblesse en tant que grande puissance, ce qui paraît contradictoire avec la vaste étendue de son territoire et son statut de métropole coloniale. Il peut également sembler paradoxal qu’un État aussi révolutionnaire soit l’allié de l’Empire Russe, du moins jusqu’à son effondrement en 1917. Cette dernière question est toutefois sommairement tranchée par Romain Rolland : « Le tsarisme est notre ennemi (…) mais il est également l’ennemi de l’élite intellectuelle de la Russie elle-même (…). Dans nos universités, dans nos hôpitaux, dans nos Instituts Pasteur, nos étudiants, nos savants travaillent fraternellement avec ceux de Russie. Les révolutionnaires russes réfugiés à Paris mêlent leurs aspirations à celles des socialistes »[1].
3. La Némésis britannique où la toute-puissance d’un empire mondial
L’entrée en guerre de l’Empire britannique – conséquence immédiate (le jour même) de l’invasion de la Belgique – « inflige à l’Allemagne une surprise irritée dont elle n’est pas encore revenue »[7]. En effet, le Royaume-Uni, qui dispose d’une petite armée de métier à vocation coloniale, ne semble pas vouloir s’engager dans une guerre européenne. La diplomatie allemande, appuyée par les représentants de la finance allemande de Londres, s’est montrée active en menant « des démarches à l’effet d’empêcher toute participation de l’Angleterre à une lutte continentale, jusque dans les couloirs du Parlement de Westminster (…). L’opinion régnait en Allemagne que le Cabinet de Saint-James, conscient des préférences nettement pacifiques de sa majorité libérale, resterait spectateur patient de toute guerre où aucun intérêt britannique vital ne serait en jeu ». Sur cette question, la diplomatie allemande fait preuve d’une remarquable naïveté. Ainsi que le souligne Francis Charme : « C’est avec l’Angleterre que le gouvernement allemand a poussé l’inconséquence à ses limites extrêmes ».
En effet, pour dissuader l’Angleterre de venir secourir son alliée, la France, l’Allemagne s’engage, en cas de victoire, à respecter l’intégrité du territoire français, ainsi que du territoire belge, mais omet de se prononcer sur le sort des colonies d’outre-mer. Or, c’est précisément cette éventualité de voir les territoires français d’Afrique du Nord passer sous mandat allemand qui engage l’Angleterre dans la guerre. En effet, « ce n’est plus la France qui est sa rivale à travers les mers, c’est l’Allemagne. La puissance coloniale de la France est devenue un élément de l’équilibre général ; l’Angleterre la connaît et s’en accommode ; elle aurait d’autres préoccupations, si elle voyait l’Allemagne occuper le Maroc, l’Algérie et la Tunisie »[10]. Cette importance stratégique des colonies est illustrée par le premier acte de guerre britannique, le 5 août 1914, qui consiste à couper le câble sous-marin allemand entre Monrovia et Tenerife, afin de faciliter l’invasion du protectorat allemand du Togoland qui a lieu dès le 7 août. Si l’Angleterre semble entrer en guerre pour conserver un principe d’équilibre entre les puissances, celui-ci est toutefois quelque peu biaisé puisque les colonies françaises ont visiblement, à l’échelle mondiale, la même fonction que la Belgique, à l’échelle européenne : servir l’intérêt britannique en contenant l’Allemagne. Allant dans ce sens, Francis Charme confesse un état d’esprit français relativement inattendu : « si nous étions vaincus, nous aimerions sans doute mieux, nous Français, que l’Allemagne nous enlevât quelques colonies qu’une de nos provinces métropolitaines »[10]. Cette différence de valeur faite entre la métropole et les colonies permet de mesurer que l’empire colonial français n’est aucunement comparable à son homologue britannique qui se projette, quant-à-lui, à l’échelle du monde en tant qu’ensemble indivisible. Cette faiblesse française est également bien décrite par Victor Giraud[7] lorsqu’il trace le portrait d’une France révolutionnaire luttant pour sa survie et dont l’habilité diplomatique lui permet de rester protégée par l’Angleterre. De fait, le nouvel ordre international porté par la France aux conférences de la Haye et jusqu’à la création de la Société des Nations, semble devoir se lier, pour exister, à une superpuissance régnant beaucoup plus matériellement – moins artificiellement – sur le monde. C’est ce que Beyens, ambassadeur belge à Berlin, laisse entendre le soir du 4 août 1914 : « Tandis que je m’acheminais vers ma demeure, un rayon d’espérance se glissait dans mon cœur torturé d’angoisse et de douleur, car j’apercevais, surgissant au bord de l’horizon ensanglanté, le visage menaçant de la Némésis britannique ». Ce terme de Némésis qui représente la personnification de la vengeance ou de la justice divine, lorsqu’elle s’exerce contre les hommes cherchant à échapper à leur destin, permet de mesurer la nature du pouvoir britannique. À l’image du nouvel ordre international, ce dernier n’est pas de nature territoriale. Il est tissé de flux et de réseaux qui ont toutefois moins à voir avec les idées émancipatrices françaises qu’avec la maîtrise du trafic maritime. En effet, l’arme imparable de la Couronne britannique réside dans le blocus économique qu’elle impose à ses ennemis. Dès la fin de l’année 1914, Georges d’Avenel peut prédire la défaite inéluctable de l’Allemagne :
« À l’heure actuelle, les trois quarts du commerce extérieur [de l’Allemagne] – 20 milliards de francs – sont arrêtés. L’Allemagne est bloquée. Ce blocus, à la fois continental et maritime, n’est pas complet, puisque les frontières demeurent ouvertes du côté de la Suisse, de l’Autriche, du Danemark et des Pays-Bas (…) [mais] pour n’être pas suspects de tolérer la plus légère infraction à la neutralité, les Pays-Bas ont eux-mêmes formellement interdit l’exportation des denrées par la frontière allemande. Le blocus est donc pratiquement effectif : son premier effet est d’immobiliser la totalité de la flotte de commerce de nos ennemis : 4 500 000 tonneaux, dont un quart représenté par des navires âgés de moins de cinq ans : plus de moitié n’ont pas dix ans ». Alors qu’il se trouve en résidence surveillée en Allemagne, Henri Pirenne constate, lui aussi, les terribles effets du blocus. Il décrit la situation en novembre 1916 : « Chez le peuple, les privations, la disette des vivres qui commençait à se faire sentir, l’emportaient sur les préoccupations patriotiques. Visiblement, tout le monde en avait assez et envisageait l’avenir avec effroi ». De même, en juillet 1917 : « On ne croyait plus aux sous-marins et les zeppelins, eux aussi, avaient failli à leur tâche. Cependant les vivres se faisaient de plus en plus rares. On ne trouvait plus de cuir, on commençait à enlever les cloches des églises. La mortalité devenait effrayante chez les vieillards et chez les enfants »[4].
4. Conclusion : la Geopolitik, une transformation de la conscience géographique allemande
Le 4 août 1914 a donc vu se dresser contre l’Allemagne deux forces extraordinaires, adossée l’une à l’autre, celle d’une France idéaliste et révolutionnaire, et celle de la super-puissance mondiale de l’époque, l’Empire britannique. Contre ces dernières, l’Allemagne avait peu de chance de remporter la victoire, malgré son importance territoriale, industrielle, urbaine et démographique, et les deux offensives de la Marne de 1914 et de 1918 durant lesquelles son armée s’est approchée de Paris. De fait, la guerre mondiale signe la destruction des Empires de ce que nous pourrions appeler le « grand Est » (allemand, austro-hongrois, russe et ottoman) sur les décombres desquels la Société des Nations et un grand nombre de nouveaux petits États apparaissent. Néanmoins l’Allemagne n’a pas été détruite en tant que telle, et, au début des années 1920, une nouvelle matière la Geopolitik (géopolitique) prend un essor rapide dans les universités et les écoles. Fille de la géographie, la géopolitique se définit comme une nouvelle « conscience géographique de l’État », éveillée par la guerre mondiale, dans une société unifiée de manière originale par la géographie et qui n’avait pas, jusqu’alors, de perception des puissances qui gouvernent le monde contemporain. Alors qu’en Angleterre, comme en France, la géographie est un savoir traditionnellement du ressort des officiers supérieurs, des diplomates et des ingénieurs, ce n’est pas le cas en Allemagne. Introduite à l’Université et à l’école dès le lendemain de 1815, la géographie est pensée par et pour des civils, au service de l’unité nationale. Elle occupe, en Allemagne, la même place que les sciences sociales dans les pays anglo-saxons (les informations géographiques étant, dans ces pays, diffusées au public par de puissants magazines davantage que par l’école). La transformation de la géographie en géopolitique conduit les allemands à aborder « le monde dans son ensemble afin de donner une vision globale et synthétique des problèmes internationaux (…). La vision internationale, fréquemment planétaire est incontestablement dominante. Le niveau continental, particulièrement européen est des plus prisé dès l’article d’Otto Blum de 1924 sur les réseaux de transport en Europe ». La géopolitique peut ainsi « aider le peuple allemand à étendre sur l’ensemble des grands continents le coup d’œil politique qui lui manqua complètement avant la Guerre et qui lui est si nécessaire dans l’État limité et contraint de l’activité mondiale de l’Allemagne »[12]. Elle permet, en particulier de dévoiler le « grand jeu » de la politique étrangère britannique en considérant les différentes régions du monde, et les grands réseaux qui l’unifie, comme des enjeux. La géopolitique est également, et surtout, un moyen de défense asymétrique qui propose une critique argumentée des découpages territoriaux réalisés par les vainqueurs de la guerre. Elle montre que les nouveaux États « fondés sur le principe des nationalités » et réclamant le « droit à l’existence »[12] sont, sur le terrain, inadaptés à la mosaïque des peuples d’Europe centrale et orientale qui coexistaient au sein des quatre empires que la guerre a détruits. La géopolitique prend donc le parti du territoire en décrivant à travers le conflit – mais aussi malgré lui (puisque le territoire n’est pas réduit au conflit dont il est l’enjeu ou le théâtre) – son existence concrète, sa rugosité, son relief, sa langue, sa culture. Autrement dit, elle apporte la preuve scientifique, indiscutable, de son identité ainsi qu’à ses habitants une conscience d’habiter un sol et de lutter contre l’artificialité du nouvel ordre mondial. En effet, « les Allemands durent attendre près d’un an, avant de connaître les décisions des vainqueurs qui imposèrent la signature du traité de Versailles (juin 1919). C’est durant cette période que des professeurs de géographie lancent dans les lycées, pour leurs élèves et leurs parents, des petits cahiers de travaux pratiques qui s’intitulent Géopolitique . Ils montrent les territoires que l’Allemagne risque de perdre, notamment la Prusse, berceau de l’État allemand, qu’il faut donc absolument défendre quoi qu’il en coûte »(Lacoste 2012). C’est peut-être dans ce sens qu’il faudrait interpréter cette explication de Karl Haushofer, dont la tonalité épique peut surprendre venant de la part d’un géographe : « Quand les forces du sang et du sol s’entremêlent (…) le rôle de la géopolitique est alors d’amener les forces à un état d’équilibre, de vaincre les oppositions en se servant du langage de l’esprit, de préserver l’élan et la continuité du globe terrestre. C’est uniquement pour cela qu’elle (la géopolitique) fut appelée à la vie : pour redonner à la terre son caractère sacré, pour porter bien haut le drapeau de son droit primordial, celui d’une aspiration sacrée à la croissance du sol et du respect devant ce qui est devenu, devant la vie ».
Bien que la géographie allemande ait fait école en France, avec la création d’une première chaire de géographie à Nancy en 1871, les géographes français désapprouvent son évolution géopolitique qui n’exprimerait, selon eux, qu’une volonté de revanche et un irrédentisme : « La géopolitique renonce délibérément à tout esprit scientifique. Elle a dévié sur le terrain des controverses et des haines nationales. Il fut un temps où tous les géographes d’Europe écoutaient ce qui leur venait d’Allemagne comme la voix même de la science. Ce temps est révolu, s’il est démontré que désormais la vérité varie selon les patries. Les esprits impartiaux compatissent à tout ce qu’ont pu souffrir les patriotes allemands. Mais ils ne comprendront pas que, en voulant la vérité, on la recherche pour soi et qu’on la refuse aux autres. La géopolitique est un coup monté, une machine de guerre »[12]. Un élément venant de France plaiderait toutefois en faveur d’une géopolitique allemande scientifique et donc objective. Durant la conférence de la Paix de 1919, avec l’appui d’Aristide Briand puis de Clemenceau, les géographes français s’illustrent en traçant les nouvelles frontières de la Roumanie au détriment de la Hongrie ainsi que le corridor de Dantzig. Cependant, cet exercice géopolitique tourne court et, bientôt, la dimension politique de l’espace est entièrement abandonnée par ces mêmes géographes qui recentrent alors leur enseignement sur les « sciences naturelles ». La question de la langue et de la culture germanique dans la France de l’Est (Lorraine-Alsace), notamment, est abruptement éludée, malgré les importants travaux qui lui sont consacrés jusqu’en 1917[14]. Ce renoncement, aussi soudain qu’inattendu, tendrait à montrer l’impossibilité de voir cohabiter ou s’affronter, de part et d’autre d’une frontière, deux géopolitiques adversaires, tandis que la véritable opposition résiderait, en revanche, entre le territoire et un nouvel ordre mondial au sein duquel la France – jusqu’à sa géographie – est désormais entièrement intégrée.
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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