par Jean-François Steiner.
extraits du livre de Steiner – copiés par Alexandre Karadimas
La mise en condition avait duré deux mois. Elle s’était déroulée sans un mouvement de révolte, sans une violence inutile.
Les « techniciens » préparèrent l’« opération ghetto » avec soin : 17 rues soit 500 maisons, soit 10 000 pièces furent choisies pour les 60 000 juifs de la ville. À 6 par pièce, compte tenu du fait que dans l’affolement général, les familles ne pourront pas se grouper par affinité, le désarroi moral sera grand. Le nom de ces 17 rues et la date de l’opération furent évidemment tenus secrets. On fit cependant courir un certain nombre de faux bruits afin d’exapsérer l’attente. Enfin, et ceci fut la grande originalité de l’opération, les « techniciens » décidèrent,à l’occasion du transfert, de poser aux juifs leur premier « casse-tête ».
La technique du « casse-tête » employée si abondamment par la suite repose sur une assez bonne connaissance de l’intelligence juive plus spéculative que pratique. Elle consiste à poser, sous forme d’alternative, un problème insoluble. Devant un problème compliqué, l’homme moyen a tendance à faire comme Alexandre devant le nœud gordien : prendre son épée et le couper en deux, ce qui est une manière de résoudre le problème en le niant. L’intelligence juive, et plus particulièrement l’intelligence nourrie du Talmud, aurait plutôt le défaut inverse : « Ce ne sont pas les réponses qui m’intéressent, dit le Talmud, je les connais toutes. Ce que je veux savoir, c’est à quelle question correspond telle réponse ». Intelligence spéculative, perdant parfois le contact avec le réel, l’intelligence juive attache presque plus d’importance à la manière de poser un problème et à celle de le résoudre qu’à la solution en elle-même.
Le « casse-tête » imaginé par les « techniciens » était simple. En marche vers le ghetto, on allait scinder la colonne en deux à un certain carrefour. Une des branches irait vers le ghetto dont les juifs ignoraient encore l’emplacement, et l’autre… Le carrefour avait été choisi à l’endroit où la rue commençait à remonter après une longue descente, afin que les juifs, voyant la foule se scinder de loin, aient bien le temps de se poser le problème : « À gauche ? À droite ? Vers le ghetto ? Ou vers l’inconnu ? »
Extrait des pages 44 à 48
Les « techniciens » apprirent les mésaventures de Pessia Aranovitch dans le ghetto avec la plus grande satisfaction. C’était le magnifique couronnement de deux mois d’efforts et la preuve de l’excellence de leur méthode.
Ils étaient d’autant plus satisfaits que Vilna était un ghetto pilote, un ghetto expérimental. Coup d’essai, coup de maître. Trente mille juifs avaient déjà été tués et rien n’en avait transpiré. Le calme le plus absolu régnait dans la ville.
D’autres, à leur place, s’en seraient tenus là et auraient considéré que le ghetto tout entier était mûr pour l’extermination. Eux avaient le souci de la perfection et un sens méticuleux du polissage. Ils pensaient, à juste titre d’ailleurs, que dans ce domaine ce ne sont pas les premiers pas les plus difficiles mais bien les derniers, qu’il viendrait un moment où les juifs seraient obligés de se rendre à l’évidence et qu’alors, poussés par le désespoir, ils pourraient être amenés à des gestes inconsidérés, qui compliqueraient leur tâche et risqueraient de jeter le trouble parmi les populations juives de Pologne non encore « traitées ».
Or, les « techniciens » ne voulaient prendre aucun risque inutile et ils décidèrent, non seulement de poursuivre mais d’intensifier leur politique de mise en condition. Pour amener les juifs à une soumission de cadavre, ils adjoignirent à la tactique du « casse-tête » celles, moins originales, de la division et du leurre.
Une partie de la population du ghetto travaillait dans des entreprises allemandes. On lui remit des certificats de travail en disant qu’il suffirait de les présenter au cours des rafles. Le ghetto se divisa en deux camps : ceux qui avaient un certificat et qui s’endormaient dans le sentiment de sécurité qu’ils en retiraient, et ceux qui n’en avaient pas et qui se sentaient vulnérables, isolés, abandonnés. Les rafles reprirent frappant les « sans-certificats ». Pour les privilégiés, c’était le début de la compromission. En brandissant leur certificat au cours d’une rafle, ils se désolidarisaient des leurs, ils perdaient le sens de l’unité du destin de leur peuple.
Mais bientôt les privilégiés furent à leur tour divisés, les certificats devinrent de deux sortes : avec et sans photo. Ils se demandèrent lesquels protégeaient le mieux. « Avec photo », conclut la majorité, car la photo donnait un caractère plus officiel au document. Les « techniciens » en distribuèrent un bon nombre et effectuèrent une petite rafle sur les « sans photo ». « Gagné ! » pensèrent les « avec photo ». Alors les certificats « avec photo » furent supprimés en remplacés par des certificats blancs munis du cachet de l’office du travail de Ponar. Le mot fit frémir et les « blancs » n’eurent pas beaucoup de succès… Jusqu’à ce qu’une seconde rafle s’abatte sur les « sans photo » et les « sans certificat » du tout, épargnant les « blancs » qui remontèrent en flèche. Alors les « blancs » furent à leur tour divisés en deux catégories, avec la mention « ouvrier qualifié » et sans la mention.
Comme il suffisait d’affirmer que l’on était qualifié en quelque chose pour obtenir la mention, il était facile de choisir. Certains pensèrent que la mention était une ruse et préférèrent le « sans mention ». d’autres raisonnèrent plus simplement et se dirent qu’un ouvrier qualifié étant utile, il serait épargné. Et l’on attendit le verdict. Il vint du côté où on ne l’attendait pas, révélant que le problème était beaucoup plus compliqué que l’on ne le pensait. Les « techniciens » annoncèrent qu’ils avaient constaté que certains ouvriers qualifiés ne s’étaient pas fait enregistrer tandis que d’autres qui ne savaient rien faire avaient réussi à tromper la bonne foi de leur employeur. « En conséquence, ajoutèrent-ils avec une parfaite mauvaise foi, tous les certificats sont supprimés ».
Une rafle frappa la population au hasard et le désespoir s’abattit sur le ghetto. Désespoir d’autant plus profond que beaucoup se sentaient coupables. Avec une extraordinaire candeur, ils pensèrent : « On nous faisait confiance et nous avons mal agi ».
C’est alors que le Judenrat annonça qu’il allait procéder à la distribution de certificats jaunes valables pour toute la famille. « Gagné, pensèrent les juifs. Nos édiles jouissent quand même d’une certaine autorité auprès des occupants ».
En fait, ce n’était évidemment qu’une nouvelle ruse destinée à faire faire tout le travail par les juifs eux-mêmes. Les « techniciens » n’agissaient pas par goût du jeu ou par esthétisme, mais pour dresser, entre eux et la population, un bouc émissaire contre lequel se tournerait éventuellement la colère populaire, quand la foule prendrait conscience qu’elle avait été bernée. Le raisonnement était très juste : on en veut plus aux siens de trahir qu’à l’ennemi de tuer.
La deuxième phase de l’opération débuta comme la première : 3000 certificats furent distribués pour les 23 000 survivants du ghetto. Les juifs étaient de nouveau divisés en « privilégiés » et en « parias ».
Les parias supportèrent seuls les premières rafles. Puis une nouvelle sorte de certificat fut créée : des certificats « roses » familiaux. Cette fois, la distribution fur généreuse et il y en eut pour tout le monde. Alors chacun se demanda lequel offrait le plus de protection. Certains « jaunes » pensèrent que les « roses », étant plus nouveaux, avaient plus de de valeur et firent l’échange avec des « roses » qui avaient fait le raisonnement inverse. Quelques-uns pensèrent que le plus sage était de n’en pas avoir du tout et de se cacher. Puis tout le monde attendit le prochain tirage pour savoir qui avait gagné. La rafle fut d’une grande violence. Les « jaunes » et les « roses » furent décimés.
Cette rafle marqua le passage à la troisième phase. Les certificats allaient passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, jaunes, roses, puis bleus, puis verts, et enfin rouges, avant d’être remplacés par un passeport unique, rouge, distribué à toutes les personnes enregistrées. Mais les numéros étaient de deux sortes : supérieurs à 10 000 ou inférieurs. Éternelle alternative : que vaut-il mieux ? Les « techniciens » avaient répondu à cette question : « Moins de 10 000 je gagne, plus de 10 000 tu perds », mais personne ne pouvait le savoir.
Extrait des pages 22,23 et 24
Jean-François Steiner, « Treblinka », (Fayard/Le livre de poche 1968)
envoyé par Nicolas Bonnal
Source : Lire l'article complet par Réseau International
Source: Lire l'article complet de Réseau International