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par Yannick Harrel.
Voici comment on manipule dans une démocratie libérale pour obtenir le consentement et la soumission des populations.
L’époque des années 1950 et 1960 en sciences comportementales est fascinante puisque leurs résultats continuent d’irriguer nos sociétés : ainsi tant les expériences de Asch que celles de Bateson ou de Milgram sont essentielles pour comprendre comment les sociétés actuelles peuvent réagir ou sont forcées de réagir suite à des stimuli spécifiques. Un apport scientifique que de nombreux dirigeants se sont empressés d’expérimenter à grande échelle au sein des démocraties libérales jusqu’à les pervertir de l’intérieur, a fortiori en temps de crise.
Il y a eu bien entendu des recherches, des analyses et des pratiques sur la manipulation des foules antérieurement à ces études.
Rappelons par exemple « La psychologie des foules » de Gustave Le Bon (1841-1931), « Le viol des foules par la propagande politique » de Serge Tchakhotine (1883-1973) ou la Commission Creel avec son plus éminent spécialiste, Edward Bernays (1891-1995), par ailleurs neveu et lecteur assidu des travaux de Sigmund Freud (revoir à bon escient le document « Propaganda : la fabrique du consentement » diffusé sur Arte).
Toutefois, les trois chercheurs précités ont œuvré dans un cadre spécifique : celui de la démocratie libérale. Le principal obstacle dans une démocratie libérale c’est précisément l’obtention d’un consentement, pas obligatoirement exprès, mais tout aussi bien tacite. Et c’est précisément sur ce point central que les trois maîtres du consentement moderne vont œuvrer.
Les trois maîtres du consentement moderne
Il convient de rappeler, même brièvement à quoi correspondent les travaux de cette trinité dans l’étude sociocomportementale.
Solomon Asch (1907-1996) a travaillé sur le conformisme des individus en manipulant plusieurs paramètres psychologiques afin que le réfractaire de départ se convertisse peu à peu à la directive initiale.
Gregory Bateson (1904-1980) a analysé le phénomène des injonctions paradoxales, appelées aussi contradictoires ou double contrainte, plongeant le sujet dans un état d’incapacité à atteindre les objectifs fixés, le rendant ainsi plus malléable et corvéable.
Stanley Milgram (1933-1984) est le plus connu du public puisque son expérience a eu un large retentissement en établissant un lien entre la désinhibition d’individus obéissant à des ordres pourtant contraires à la morale et à leurs valeurs, mais couverts par l’autorité officielle.
Or dans une démocratie libérale, animée théoriquement par le respect des libertés fondamentales, le respect d’autrui, la transition apaisée et loyale du pouvoir, ces travaux prennent une valeur inestimable. Comme il n’est pas possible de procéder de la même manière qu’un régime totalitaire qui réclame prioritairement l’obéissance, le consentement, théoriquement libre et éclairé, doit être obtenu par un procédé détourné.
L’informatique connectée comme adjuvant
La grande nouveauté dans l’application de ces études à notre époque contemporaine se situe dans l’utilisation massive des métadonnées couplées à des traitements automatisés à grande échelle pour obtenir des baromètres de l’état de l’opinion et des prédictions quant à l’évolution probable de celle-ci (ainsi qu’une surveillance de masse, mais ce sujet, doit être traité à part). Dans les années 1950 et 1960, les ordinateurs étaient uniquement des super-calculateurs occupant une immense pièce entière sécurisée, il était alors hors de question de les employer pour des problématiques autres que la sphère militaire ou la recherche stratégique comme le nucléaire.
Du reste, la simple puissance de calcul n’aurait pas été suffisante. Deux éléments complémentaires ont contribué à l’amplification des techniques de fabrication du consentement :
- la démocratisation d’Internet dans les années 1990,
- l’émergence des réseaux sociaux dans les années 2000.
Ainsi, l’accumulation des métadonnées devenait possible pour établir rapidement une cartographie de la population selon son âge, son statut professionnel, son statut marital, ses loisirs, ses relations amicales, ses partenaires d’affaires et même des données autrefois taboues comme sa religion, son appartenance politique, sa localisation géographique, son origine ethnique et même son état médical. Nanti de ces données formant à leur tour un ensemble informatif, le bénéficiaire était en mesure de moduler un discours afin de plaire à différentes communautés et viser a minima la majorité relative, désormais suffisante pour gouverner dans les régimes démocratiques.
Loin de rendre obsolète lesdites études, l’informatique connectée leur fournit une capacité démultipliée de contrôle encore plus fine que dans un régime usant de méthodes autoritaires et grossières, facilitée en outre par l’abandon volontaire par les intéressés de toute donnée de nature privée en contrepartie d’une mise en réseau : la crainte d’une déconnexion sociale par toute une partie de la population raffermit cet afflux de données.
Crise systémique et consentement
La survenance d’une crise d’importance peut dans un premier temps bouleverser les plans originaux d’un dirigeant, mais les accélérer dans un second pour peu qu’il sache l’exploiter à escient en travaillant sur son magistère (l’autorité), sur la confusion mentale (la peur) et sur le fait majoritaire (le consentement progressif).
Dans le cas d’une pandémie par exemple, la population peut être abreuvée d’informations tantôt alarmantes tantôt rassurantes, de statistiques pléthoriques et invérifiables, de semonces gouvernementales, le tout par des relais médiatiques complaisants ou forcés par lesquels défilent des experts certifiés conformes. L’objectif est de maintenir la population sous contrôle, avec un impératif d’efficacité maximum (l’optimum est la norme hors contexte de crise), lequel peut être obtenu avec le renfort volontaire de la population acquise aux mesures décidées. Telle est l’acmé de tout système de conditionnement social : lorsque la majorité de la population enjoint les réfractaires à se conformer à la norme présentée comme celle qui ramènera la sécurité (sanitaire dans le cas présent, mais qui peut tout aussi bien être environnementale, économique, financière, routière, etc.). Le pouvoir en place doit à terme pouvoir se décharger partiellement de son contrôle sur les esprits en le déléguant à la partie de la population la plus zélée avec l’approbation silencieuse de la majorité.
La terminologie est de ce point de vue essentielle : le terme de menace est préféré à celui de danger, car il justifie par ses vagues temporalité et matérialité la perpétuation de mesures dans le temps et l’espace, jusqu’à l’intégration desdites mesures dans le droit commun.
Si le conditionnement est habilement mené, vous obtenez un peuple zombie et des libertés du même acabit. Rappelons que le cheminement en est d’autant plus facilité dans les esprits que dans une démocratie, la majorité de la population est acquise au principe de bénéficier du meilleur des régimes et de la bienveillance naturelle du dirigeant. Ces présomptions facilitent l’avènement de ce qu’Alexis de Tocqueville craignait le plus, le despotisme démocratique assuré par ce fameux pouvoir immense et tutélaire.
Nombre de lecteurs et commentateurs ne manqueront pas d’y ajouter leurs propres références. Cependant les invariants de l’exposé demeurent : le contrôle des foules nécessite de procéder obligatoirement par le canal émotionnel, et non le canal rationnel. Ce dernier est entièrement inefficace pour disposer à sa guise d’une population, et encore moins pour les opposants de la modifier.
Faiblesses du contrôle et contre-mesures
Le contrôle des populations nécessite un certain doigté, un équilibre permanent entre carotte et bâton pour simplifier. Or, plus le temps passe, plus l’équilibre devient complexe et coûteux, surtout avec le changement générationnel. L’inflation du contrôle produit un effet pervers qui accroît les risques de dysfonctionnement et les moyens alloués.
D’autres éléments internes peuvent rendre l’équation plus précaire : le comportement du dirigeant ou du cercle dirigeant (exemple : une tentation vers l’hybris, la tentation de la démesure) ou le remplacement imprévu du dirigeant (exemple : dans le cas d’une maladie foudroyante).
Des éléments externes peuvent aussi y contribuer : une pression étatique étrangère (exemple : par la création d’un mouvement d’opinion concurrent ou la subversion d’une fraction de la population) ou une catastrophe remettant radicalement en cause le narratif du pouvoir (exemple : la catastrophe de Tchernobyl en Union Soviétique).
L’autre limite est celle de l’emploi des algorithmes. Si ceux-ci peuvent fournir une bien utile cartographie de l’état de l’opinion, les prédictions issues de ceux-ci sont sujettes à des variations de plus en plus conséquentes au fur et à mesure qu’elles visent une ligne temporelle plus tendue. Pour simplifier : il y a érosion de la fiabilité de toute prédiction algorithmique sur le temps long. Or, les dirigeants ont rapidement tendance à se soumettre eux-mêmes à une addiction aux algorithmes. D’utilisateurs, ils en deviennent esclaves, les employant de plus en plus régulièrement et intensivement pour envisager les effets des mesures et les décisions à imposer afin d’obtenir la soumission de la population. Cette addiction est une faiblesse inhérente à la technophilie des dirigeants actuels.
Les contre-mesures sont existantes, elles réclament de la constance et de l’aplomb pour leur mise en place.
La première d’entre elles, et la plus économique, est le Non. L’adverbe signifiant la négation est en effet particulièrement efficace dès lors que le ton est posé de façon adéquate. L’homo democraticus next gen est en effet conditionné pour dire Oui à tout. Or, lui signifier frontalement et fermement son opposition, c’est un choc émotionnel (rappelons-nous que le rationnel n’est pas efficace sur les personnes déjà conditionnées, il le reste toutefois sur les personnes hésitantes ou curieuses). Dire Non, c’est effriter sa confiance d’être dans le sens de l’autorité juste et bienveillante.
La seconde est plus pernicieuse, elle consiste à réfléchir en oblique. L’idée est d’être moins frontal et de faire dysfonctionner le consentement. Cela passe généralement par une méthodologie que l’on peut retrouver dans les techniques managériales et qui puise ses origines dans la pensée aristotélicienne, que l’on peut déterminer comme Q3OPC2 (Qui, Quand, Quoi, Où, Pourquoi, Comment, Combien). Nous la retrouvons aussi sous la dénomination d’analyse de cause racine (ACR en français, RCA en anglais). Approuvez les dires de la personne, mais répliquez-y par une question. Le but est de pousser jusqu’aux retranchements et faire disjoncter la programmation mentale.
La troisième, et non exhaustive, contre-mesure implique de manier l’ironie socratique. Bien employée, celle-ci agit comme un dissolvant puisqu’elle raille les mesures et les arguments adverses tout en permettant à l’auditoire de s’en amuser. Nul pouvoir n’apprécie la raillerie qui est un signe de défiance, et dans le cas du conditionnement social, un risque de perdre le contrôle. Se différenciant du procédé scolastique, le principe est de tourner en dérision les mesures prises. Le laconisme se mariant à merveille à cette méthode afin de porter un coup bref, mais tranchant dans la certitude d’autrui.
L’avant-garde éclairée
Il n’en reste pas moins que le meilleur rempart contre les tentatives de manipulation psychosociale est la culture : se cultiver demeure le meilleur antidote face à ce type de contrôle (à ce titre, ne jamais confondre le diplôme et la culture, comme le diplôme et l’intelligence). Reste qu’au-delà de cette thématique, il est impératif de déterminer quelle société désirent les citoyens/les sujets eux-mêmes. Le savent-ils eux-mêmes et pis, sont-ils encore capables de l’exprimer distinctement ? Comme le problème récurrent des régimes politiques tient plus aux hommes qu’aux structures (la meilleure des organisations finira toujours pas être corrompue par des hommes animés de mauvaises intentions tandis que les hommes bienveillants finiront toujours par bonifier une organisation même dépravée).
Il est assez judicieux à ce titre de relire « La fin de l’Histoire et le dernier homme » de Francis Fukuyama (1952), et de le parcourir jusqu’à la dernière ligne (et je souligne cette phrase), pour constater que ce sont en réalité les forces illibérales qui ont pris possession des centres de pouvoir : n’est-il pas temps que l’avant-garde éclairée se mette en ordre de bataille ?
source : https://www.contrepoints.org
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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