-
Campagne de dons Octobre 2021
Chers amis lecteurs. Nous lançons une nouvelle campagne de dons pour ce mois d’Octobre et nous comptons sur vous pour nous aider à continuer notre travail de réinformation. Comme vous le savez, les sites alternatifs comme Réseau International se voient de plus en plus interdire l’accès aux plateformes publicitaires. Aussi, votre aide est cruciale pour nous permettre de résister aux pressions de toutes sortes que Big Tech exerce sur nous. Faites un don.
Total dons 5 137,38 €
Michel Maffesoli poursuit son travail d’analyse de la mutation de notre société moderne vers le post modernisme qu’il définit désormais comme le passage de l’idéal démocratique à l’idéal communautaire. Professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’institut universitaire de France, disciple de Gilbert Durand, Michel Maffesoli a la sociologie descriptive et non prescriptive, il ne développe ni attitude critique, ni discours politique, il constate les invariants qui structurent l’imaginaire contemporain ~ Le Courrier des Stratèges
*
par Michel Maffesoli.
Il est frappant d’entendre le silence assourdissant des intellectuels face aux mutations en cours. Plutôt que réflexion, bavardage sans conséquence la plupart du temps, où la conviction, l’indignation, propre aux « belles âmes » tient lieu de réflexion. Un tel bavardage est lassant, il est surtout totalement déconnecté de la réalité sociale. Il continue à appréhender la vie sociale avec des catégories théoriques quelque peu datées, or si les « grands discours de référence » ont fait leur temps, leur pouvoir de nuisance n’en finit pas d’avoir des effets regrettables. Et l’essentiel des analyses en cours est contaminé par la logique du devoir être normatif, judicatif, considérant moins ce qui est que ce qui devrait être. Moralisme quand tu nous tiens !
En fait, essentiellement préoccupée par leur désarroi devant un objet insaisissable, agacée par les reclassements politico-idéologiques de tous ordres, la majeure partie de l’intelligentsia, universitaires, journalistes et décideurs confondus, semble totalement incapable de comprendre, et peut-être même de voir la mutation épochale qui est en train de s’opérer dans nos sociétés. Tout au plus devant un désenchantement politique et syndical des plus massif, devant la saturation évidente du « contrat social », ressort-on une vieille lune de la philosophie politique du XIXe siècle, cette fameuse « société civile », ectoplasme aux contours indéfinis, qui a le double avantage d’une part d’éviter un effort d’analyse et d’autre part de masquer la déchirure qui parcourt un corps social ne pouvant plus s’interpréter en termes de classes, de C.S.P., ou autres catégories surannées de la même eau.
1. L’homo aestheticus
Cette déchirure peut être comparée au « trou noir » décelé par l’astrophysique contemporaine : une autre forme d’énergie s’y condense qui échappe aux analyses classiques faites en fonction de l’espace-temps traditionnel. D’où la nécessité d’un effort de pensée auquel tous, qui que nous soyons, sommes appelés. Effort qui implique que tout en bousculant les concepts établis et rigides prévalant dans l’analyse sociale, l’on propose, même sous forme d’hypothèses, des notions plus souples, plus polysémiques, capables d’éclairer les nouvelles formes de solidarité, la logique communicationnelle, la prégnance de l’imaginaire et de l’émotionnel constituant un nouveau entre-ensemble en train de naître. Il s’agit là d’un enjeu d’importance délimitant bien la nébuleuse qui a nom « post-modernité ».
D’une manière cavalière on peut dire, fût-ce d’une manière hypothétique, que l’homo economicus tourné vers le lointain et la maîtrise de la nature, que l’homo politicus fasciné par le pouvoir et se déterminant pour ou contre lui, pourraient bien laisser la place à ce que l’on peut appeler un homo aestheticus qui se soucie, avant tout, d’éprouver quelques émotions collectives, au sein des petites « tribus » auxquelles il participe.
2. « Nous »
Sous peine de perdre contact avec la réalité sociale, nous serions bien inspirés d’être attentifs à un tel processus. Celui-ci privilégie ce qui est proche, familier, quotidien. Il met l’accent sur le consensus dans son sens chronologique, « cum sensualis », c’est à dire : partage des sentiments. Ce consensus est, avant tout, recentré sur ce que l’on peut appeler la « proxémie ». À savoir que dans tous les domaines (travail, culture, sexualité) priorité, pour le meilleur et pour le pire, est donnée au sentiment d’appartenance. La vie sociale étant dès lors constituée par une succession de « nous » qui ont leurs règles de conduite, leurs modes de vie spécifiques. « Nous » qui bien sûr, s’affrontent, s’allient, s’ignorent en une construction complexe aux contours encore peu étudiés.
Il est évident qu’un tel consensus n’a plus rien à voir avec le modèle du contrat social déterminé, avant tout par un développement linéaire, rationnel et prévisible. Il fait davantage penser à une arborescence aux ramifications complexes et aux effets aléatoires. Ce sont les circonstances et le plaisir de vivre ensemble des moments d’intensité qui vont ainsi caractériser les diverses explosions sociales. On peut même supposer que celles-ci, sans rime ni raison vont se développer dans tous les domaines de la vie sociale. Grèves sans revendications « raisonnables », coordinations de tous ordres, qui ne veulent pas mourir une fois les négociations faites, « mouvements » impromptus et divers sont là pour le prouver. Dans une telle logique, tous les prétextes sont bons, improbables aussi. En tout cas devant un tel situationnisme généralisé, il est bien délicat de s’en tenir aux interprétations strictement mécaniques qui ont fait le succès de la perspective économico-politique. On serait mieux avisé de suivre ,avec attention, les méandres des passions et des sentiments collectifs qui ne se verbalisent pas dans des manifestes ou programmes classiques, mais s’expriment dans une pratique, parfois bien banale, qui toujours marque en profondeur le corps social.
3. Une autre polarité
Il est possible qu’un tel « consensus » délimite la logique de l’être ensemble s’esquissant de nos jours. Logique qui n’est plus finalisée, tournée vers un but lointain : société parfaite et diverses utopies, mais au contraire centrée sur le quotidien. C’est cela même qui nécessite ce que l’on peut appeler une pensée du « domestique ». On peut parler de ce fait d’une dépression de l’ordre politico-économique. C’est à dire que c’est dans le creux laissé par l’absence de projets, sous leurs diverses formes, que va se nicher une autre manière de comprendre et de vivre l’existence sociale. Pour le formuler en des termes un peu abrupts, on peut dire qu’à la polarité constituée par le couple de la morale et du politique est en train de succéder une autre polarité s’articulant autour de l’hédonisme et de l’esthétique. Étant bien entendu qu’il faut donner à ce terme esthétique son sens le plus large : celui d’éprouver des émotions communes.
Tout en étant un peu caricatural, ce glissement permet d’éclairer la différence fondamentale existant entre, d’une part une attitude prospective, une conception du temps finalisée, un ordre social reposant sur l’individu et la raison mécanique, et d’autre part un vécu plus sensible, plus imaginatif, envisageant l’ensemble de la société comme ordonnancement d’une multitude de groupes s’ajustant, tant bien que mal, entre eux. Il s’agit là d’un glissement d’importance que, pour les raisons évoquées plus haut, nous avons quelques difficultés à cerner. En bref le social ne s’inscrit plus dans le cadre d’une Histoire en marche, il ne se situe pas non plus contre l’Histoire, il se met en marge de celle-ci. Plus exactement, il fait éclater le concept de centre historique en une multitude de centralités souterraines qui ont chacune leur histoire. Savoir prendre en compte une telle hétérogénéité est certainement la question essentielle de cette fin de siècle.
Cette hétérogénéité va traverser de part en part tous les domaines de la vie sociale. On la retrouve, du travail aux loisirs en passant par la consommation, dans les diverses situations caractérisant les sociétés. Elle va, également, se nicher, de la famille aux partis en passant par les associations, dans toutes les formes d’agrégations que nous connaissons. On peut la repérer, enfin, dans toutes les institutions qui, de l’école aux diverses organisations en passant par les inévitables administrations, structurent la vie sociale. Une telle hétérogénéisation galopante fait que toute chose tend à échapper à un ordre purement mécanique et dépasse ou à tout le moins ne se réduit pas à ce que l’on appelle, communément, les rapports sociaux.
4. « Socialité »
Non pas que ceux-ci n’existent pas ou plus, il faudrait être bien aveugle pour le nier, mais peut-être est-il temps de montrer qu’ils reposent sur un « ethos », une manière d’être que la modernité a tenu pour quantité négligeable. C’est cela que l’on peut appeler la socialité. Il s’agit là de quelque chose de bien différent de la simple « sociabilité » que l’on concédait comme reliquat d’importance minime, dans le cadre des rapports sociaux. Au social appartient la solidarité mécanique, l’instrumentalité, le projet, la rationalité et la finalité. La socialité, par contre, voit le développement de la solidarité organique, de la dimension symbolique (communication), du « non-logique », du souci du présent. Au drame, c’est-à-dire ce qui évolue, ce qui se construit, s’oppose dès lors le tragique, c’est-à-dire ce qui est vécu en tant que tel, ce qui s’accommode d’un monde tel qu’il est. Au « futurisme » succède le présentéisme. C’est cette socialité, désignant en quelque sorte le fondement même de l’être ensemble, qui oblige à prendre en compte tout ce qu’il était convenu de considérer comme essentiellement frivole, anecdotique ou ne faisant pas sens.
Ainsi, à l’opposé de ceux qui continuent à voir le social comme étant issu d’une simple détermination économico-politique, ou encore à l’encontre de ceux qui le voient comme le résultat rationnel, fonctionnel ou contractuel, de l’association d’individus autonomes, toutes choses caractérisant l’idéal démocratique, la thématique de la socialité rappelle que le monde social peut se comprendre comme étant le fruit d’une interaction permanente, d’une réversibilité constante entre les divers éléments de l’environnement social, à l’intérieur de cette matrice qu’est l’environnement naturel. Ce qui peut faire dire qu’à une rationalité économique (économie de soi, économie du monde) succède en son sens large une ambiance écologique. Ainsi c’est contre les mécanismes d’abstraction que se constitue la socialité contemporaine. Pour l’exprimer en une formule synthétique, on peut dire que celle-ci se fonde sur une « physique de la proximité ». Comme pour toute constitution de société, il y a bien une transcendance, c’est-à-dire quelque chose qui dépasse l’individu, mais c’est une « transcendance immanente ». C’est ce qui fait que l’on assiste de nos jours à l’accentuation du sentiment collectif. À l’encontre de ceux qui se lamentent sur la fin des grandes valeurs collectives et le rétrécissement sur l’individu, qu’ils mettent en parallèle avec l’importance accordée à la vie quotidienne (ce qu’ils nomment le cocooning), on peut émettre l’hypothèse que le fait nouveau, auquel il faut être attentif, se trouve être la multiplication justement des réseaux fédérant de petits groupes existentiels. Il s’agit là d’une sorte « d’affinités électives » ou de tribalisme reposant à la fois sur l’esprit de religion (religare) et sur le localisme (proxémie, nature). Peut-être maintenant que se relativise la monovalence d’une raison universelle, souveraine et centralisatrice, allons-nous être confrontés à l’émergence (faut-il dire au retour ?) d’un idéal communautaire que la modernité s’était employée à nier.
5. La transcendance immanente
On peut reprendre à cet égard la question qui préoccupait en son temps Durkheim : « Comment tient une société que rien ne transcende, mais qui transcende tous ses membres » ? Cette formule résume bien la thématique de la transcendance immanente. La politique finalisée ou l’utilitarisme économique ne peuvent, seuls, expliquer la propension à s’associer. Malgré les égoïsmes et les intérêts particuliers, il y a un ciment qui assure la perdurance. Peut-être faut-il en chercher la source dans le sentiment partagé. Suivant les époques, ce sentiment se portera soit sur des idéaux lointains et par voie de conséquence de faible densité, soit sur des objectifs plus puissants parce que plus proches. Dans ce dernier cas il ne pourra pas être unifié, a fortiori rationalisé et universalisé. À ce moment-là, la solidarité qu’il engendre prend un sens concret. C’est ainsi qu’une certaine indifférenciation consécutive à la mondialisation et à l’uniformisation des modes de vie et parfois de pensées, abstraite, peut aller de pair avec l’accentuation de valeurs particulières qui elles sont investies, chacune, avec intensité, par quelques-uns.
On peut assister à une mass-médiation croissante, à un habillement standardisé, à un fast-food envahissant et, dans le même temps, au développement d’une communication locale (réseaux câbles, T.V. thématiques), au succès de gammes de vêtements spécifiques, de produits ou de plats locaux, quand il s’agira, à des moments particuliers, de se réapproprier son existence. C’est cela même qui fait ressortir que l’avancée technologique n’arrive pas à gommer la puissance de la liaison (la religion), et parfois même lui sert d’adjuvant.
En bref, le partage du sentiment est le vrai ciment sociétal ; il peut conduire au soulèvement politique, à la révolte ponctuelle, à la lutte contre l’exclusion, à la grève par solidarité, il peut également s’exprimer par ou dans la banalité courante. Dans tous les cas, il constitue un ethos qui fait que contre vents et marées, au travers des carnages et des génocides, le peuple se maintient en tant que tel, et survit aux péripéties politiques. Ce n’est pas parce que le terme a été galvaudé, dans une orientation politique de triste mémoire, que le populisme qui est une autre manière de dire l’idéal communautaire, doit être diabolisé. On peut même dire qu’en le déniant on est sûr qu’il resurgira d’une manière perverse, c’est à dire par des voies détournées (per via) et donc de façon plus dangereuse. Si le terme fait peur, peut-être peut-on parler de ce que les protagonistes de la Révolution française appelaient le démothéisme.
6. Le démothéisme
Ce « démothéisme » envisagé comme un idéal-type, peut être méthodologiquement nécessaire si l’on veut comprendre l’extraordinaire résistance aux impositions multiformes qui constituent la vie en société. En poussant plus avant notre hypothèse, on peut, à partir de ce qui vient d’être dit, proposer un changement minime de l’adage classique (omnis potestas a deo) et y substituer « populo » à « deo ». Dieu, dans le cadre de la modernité étant, bien entendu, l’État ou ses divers substituts : institutions, administrations et autres entités politiques. C’est ainsi que pour le sociologue essayant de comprendre le vitalisme de la société, le sésame pourrait être donc : Omnis potestas a populo. En effet, et c’est là où la démarche intellectuelle peut avoir une dimension prospective sinon prophétique : dans la mesure où la structuration sociale s’organisant en une multiplicité de petits groupes s’agençant les uns aux autres, serait à même d’échapper, ou à tout le moins de relativiser les instances du pouvoir. C’est cela la grande leçon du polythéisme sur lequel nombre d’analyses ont déjà été faites, mais qui propose encore une piste de recherche tout à fait féconde. Pour être plus précis, on peut imaginer un pouvoir en voie de mondialisation, bi- ou tricéphale, se disputant et se partageant les zones d’influence économico-symboliques (cf. le poids des GAFA et des très grands groupes tels Big Pharma), jouant à l’intimidation atomique, régulant selon leurs intérêts les échanges économiques, faisant fi du principe de précaution et en-deçà (ou à côté), la prolifération de groupements d’intérêts divers, de réseaux d’entraide, de solidarité voire de résistance, la création de baronnies spécifiques, la multiplication de théories et d’idéologies opposées les unes aux autres. D’un côté l’homogénéité, de l’autre l’hétérogénéisation. Cette perspective est actuellement déniée par la majorité des observateurs sociaux. En particulier parce que cela contrevient à leurs schémas d’analyse issus des pensées positivistes ou dialectiques du siècle dernier. Une telle évolution ne manque pas d’être à bien des égards inquiétante, et on peut à juste raison éprouver la cruauté à l’œuvre dans les guerres entre voisins, entre tribus, dans la violence des bandes entre elles, dans le rejet d’un idéal pacificateur. Mais cela existe, et avant de porter quelque jugement que ce soit, n’est-ce pas notre travail d’intellectuel d’établir d’abord un constat. Ce constat, s’il n’est pas un déni ou un jugement de valeur, devrait nous permettre alors de déceler dans cette tribalisation de la société, non seulement les aspects destructeurs de l’ordre ancien, mais, également, ceux annonciateurs d’un autre type d’harmonie. C’est cette harmonie conflictuelle, forme de cœnesthésie collective, qui fait que les individus s’agrègent, tant bien que mal, en groupes (ce que, en son temps, j’ai proposé d’appeler des tribus), et que ces tribus apprennent, progressivement, à se frotter les unes aux autres et à vivre ensemble.
En tout cas, si l’on est à même d’interpréter des indices dont il a déjà été question : l’attirance de plus en plus affirmée pour le présent, l’investissement dans de nouvelles aventures locales, créatives, intellectuelles, spirituelles ou existentielles, cela devrait nous inciter à penser que la socialité qui est en train de naître ne doit plus rien au vieux monde politico-social. C’est cela le défi que nous lancent, en ce siècle commençant nos sociétés fragmentées : comment penser et gérer ce que l’on peut appeler l’idéal communautaire.
source : https://lecourrierdesstrateges.fr
Adblock test (Why?)
Source : Lire l'article complet par Réseau International
Source: Lire l'article complet de Réseau International