Réduire l’islamisme radical au rôle d’épouvantail et les djihadistes à celui de marionnettes de l’Occident sans volonté propre, comme le soutient le discours complotiste, relève de la contrevérité la plus crasse.
Les autres minimisent, tergiversent, dédaignent la paternité du crime, voire le condamnent. Salah Abdeslam, lui, assume :
« On a combattu la France. On a visé des civils, mais on n’a rien de personnel à leur égard. On a visé la France, et rien d’autre. Parce que les avions français qui bombardent l’Etat islamique ne font pas la distinction entre l’homme, la femme et les enfants, ils détruisent tout sur leur passage. On a voulu que la France subisse la même douleur que nous subissons. »
Cet aveu, proféré en pleines assises du procès des attentats du 13 novembre 2015, n’est certes pas nouveau. Mais, formulé avec une telle clarté, un tel art de la concision, il tient presque de la piqûre de rappel : en parfait fanatique, Abdeslam ne tolère pas grand-chose – à commencer par les théories du complot qui courent sur son compte [1].
Car l’aveu, dans sa limpidité, et malgré le paravent idéologique qu’il se donne, reste accablant pour ceux qui s’acharnent à maquiller en coup monté les assassinats de masse commis en plein Paris. L’on songe à Joseph Darnand, le chef de la Milice, qui anéantissait en quelques mots la légende du « bouclier » pétainiste à son propre procès en 1945 : « Je ne suis pas ceux qui vont vous dire Monsieur le Président, j’ai joué double-jeu. Moi, j’ai marché. J’ai marché complètement. » [2] Question d’éthique : qu’on ne dise pas de Darnand qu’il était un agent double ; qu’on ne fasse pas d’Abdeslam l’instrument d’un complot autre que celui de Daech ; et qu’on ne fasse pas de Daech la filiale d’une agence de renseignements occidentale.
On imagine la déception de nos complotistes pour qui le 13 novembre 2015 n’était rien autre qu’une ruse de nos gouvernements occidentaux, un « false flag » censé transformer la France en pays totalitaire – comme le soutiennent, par exemple et au hasard, les sites complotistes Panamza, Mai68.org voire Wikistrike. Quand le principal accusé du procès, connu pour son franc-parler des plus agressifs, admet lui-même que l’unique conspiration derrière les attentats de Paris n’était que celle concoctée par Daech, il y a probablement de quoi s’agacer…
Peu de temps avant qu’Abdeslam ne se livre à cet exercice de synthèse, Michael Shermer, rédacteur en chef du magazine américain Skeptic a lui aussi entrepris de remettre quelques pendules à l’heure sur le terrorisme dans l’un de ses derniers podcasts. Non, rappelle-t-il en introduction, les organisations telles qu’Al-Qaïda ou Daech ne sont pas manipulées par l’Occident et, oui, en préparant leurs attentats, elles fomentent « de véritables complots, organisés et exécutés par de véritables conspirateurs ». Pour préciser son propos, Michael Shermer s’attache à discréditer sept légendes sur le terrorisme en général et le djihadisme en particulier.
A commencer par l’idée reçue suivante : le terrorisme serait « le mal à l’état pur ». Sans doute les djihadistes sont-ils des criminels, mais, après tout, ils ont une cause, une idéologie mêlant religion et soif de revanche contre l’Occident. Autre légende, corollaire de la première : puisqu’ils sont maléfiques, les terroristes seraient nécessairement les agents de conspirations sophistiquées, évoquant le SPECTRE de l’univers de James Bond. Il n’en est rien, précise Michael Shermer, citant l’anthropologue Scott Atran, pour qui le terrorisme serait davantage décentralisé et en constante évolution. Ce qui amène Michael Shermer à réfuter une troisième idée reçue, à savoir que les terroristes seraient des « génies diaboliques », citant à l’inverse quantité d’exemples d’attentats ratés en conséquence, précisément, de l’imbécillité de certains djihadistes. Et quatrième préjugé ciblé par Michael Shermer : les terroristes seraient issus de milieux pauvres. A dire vrai, ils semblent plutôt les rejetons de milieux aisés, classes moyennes voire supérieures.
Michael Shermer s’attaque ensuite à trois autres mythes – de manière cette fois plus provocatrice. Et tout d’abord, le terrorisme constitue-t-il une menace existentielle ? Michael Shermer relativise : comparé aux statistiques des homicides aux États-Unis (plus de 13 000 par an), le terrorisme a tué, en un demi-siècle jusqu’en 2011, moins de 3 400 personnes, dont environ 3 000 le 11 septembre 2001. Mais, tout de même, les « soldats de la terreur » ne pourraient-ils pas user d’armes nucléaires, voire de « bombes sales » ? Encore faudrait-il en avoir les ressources et les compétences, ce qui n’est pas le cas, selon Michael Shermer. Lequel conclut qu’en règle générale et à quelques rares exceptions près, les terroristes n’auraient pas atteint leurs objectifs stratégiques, contrairement, là encore, à une légende tenace. Toutefois, déplore l’auteur, leurs attentats ont généré une réplique, la « guerre contre la terreur », extrêmement coûteuse en termes de dépenses publiques et, surtout, de restrictions apportées aux libertés fondamentales au nom de la sécurité…
La démonstration de Michael Shermer appelle, on s’en doute, plusieurs critiques ou retouches. Notamment, les causes de l’engagement terroriste, et même de l’engagement djihadiste, ont donné lieu à des interprétations contradictoires de la part des chercheurs. Elle n’en est que plus juste sur l’essentiel : le terrorisme, notamment islamiste, dans ses causes, ses actions et ses conséquences, est autonome ! Ce seul constat suffit à pulvériser les allégations conspirationnistes selon lesquelles cette forme de violence serait l’œuvre des services secrets occidentaux. Abdeslam lui-même, pour le citer de nouveau, avait fait preuve de franchise dès le premier jour de son procès : « J’ai délaissé toute profession pour devenir un combattant de l’Etat islamique. » Réduire l’islamisme radical au rôle d’épouvantail et les djihadistes à celui de marionnettes de l’Occident sans volonté propre, comme le soutient le discours complotiste, relève de la contrevérité la plus crasse. Et fausse la réalité du terrorisme – outre qu’elle injurie, et c’est peu dire, les criminels…
Notes :
[1] Du reste, les organisations terroristes se revendiquant de l’islam, sans dédaigner les allégations conspirationnistes quand elles les servent, dénoncent lesdites théories du complot quand celles-ci nient leurs propres « réussites ».
[2] Les procès de la collaboration. Fernand de Brinon, Joseph Darnand, Jean Luchaire. Compte-rendu sténographique, Albin-Michel, 1948, p. 257.
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch