Par Clément Fayol et Marc Leplongeon
Publié le 16/09/2021 à 16h50
EXCLUSIF. Le 12 avril 2020, à Nouméa, une jeune gendarme meurt à son domicile, d’une balle tirée avec son arme de service. Son supérieur et amant était présent.
Le ton est léger, le plateau gaiement décoré de sapins de Noël, et l’animateur du jeu télé, Cyril Féraud, fait son possible pour mettre à l’aise ses invités du jour. Rien que de très classique pour cette émission quotidienne du service public, Slam, qui met aux prises trois candidats, lesquels doivent répondre à des questions en devinant des lettres de l’alphabet. Nous sommes fin 2020, c’est presque la dernière émission de l’année et celle-ci commence, comme à l’accoutumée, par une courte présentation des candidats. « Qu’est-ce que vous faites dans la vie, Henri* ? », interroge l’animateur. Et celui-ci de répondre : « Je suis gendarme. » Avant d’exposer, avec force sourires et moult détails, ses fonctions et sa passion pour la musique.
La scène n’a absolument rien d’inhabituel. Elle va pourtant profondément surprendre quelques observateurs avisés qui s’attendaient à davantage de discrétion de la part d’Henri. Quelques mois plus tôt, ce fils de général de gendarmerie, par ailleurs chef d’escadron et commandant de la compagnie départementale de Nouméa, a en effet assisté à la mort de sa maîtresse, militaire elle aussi, avec son arme de service. Alors que la gendarmerie avait immédiatement, à l’époque, communiqué sur un regrettable suicide, une enquête préliminaire en recherche des causes de la mort, puis une information judiciaire ont en réalité été ouvertes.
Selon nos informations, l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) a même ouvert la porte à de possibles poursuites du chef d’escadron. « Il s’avère qu’aucun élément ne permet d’expliquer la raison pour laquelle Henri n’a pas, par exemple, utilisé son téléphone pour solliciter un renfort » alors qu’il avait « certainement pris la mesure de la gravité de la situation », concluent les enquêteurs dans une synthèse rendue au magistrat instructeur au printemps.
Une communication hâtive de la gendarmerie
Tout remonte au 12 avril 2020. Ce jour-là, en plein confinement, à 19 h 06, une alerte clignote sur la Banque de données de sécurité publique (BDSP) de la gendarmerie. Cette base de données qui permet de suivre en temps réel les interventions annonce qu’un appel a été passé au 18, de Nouméa en Nouvelle-Calédonie, pour une blessure par balle d’une gendarme. Deux personnes sont présentes sur les lieux : la blessée, Amel*, 31 ans, maréchale des logis cheffe (un grade de sous-officier), et son supérieur, Henri. C’est ce dernier qui a appelé les secours. La jeune femme décédera à l’hôpital quelques minutes plus tard.
À la centrale, l’appel ne passe pas inaperçu et la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) se met en éveil. Si la blessure par balle d’un militaire n’est jamais prise à la légère, la présence sur les lieux au moment du drame d’Henri, fils d’un très haut gradé et dont le nom est donc très connu dans la gendarmerie, rend l’information particulièrement intrigante. Assez, en tout cas, pour que les fantasmes les plus fous circulent au sein de la maison bleue, selon lesquels la hiérarchie aurait aussitôt cherché à ce que la presse ne vienne pas mettre son nez dans cette affaire.
Des ragots circulent à la DGGN
Sans même attendre les conclusions de l’enquête ouverte par le procureur de Nouméa en recherches des causes de la mort, la gendarmerie de Nouvelle-Calédonie va en effet communiquer, en interne, sur un suicide, affirmant que la jeune femme « s’est donné la mort ». Ladite enquête est dans la foulée confiée aux képis locaux, la Section de recherches (SR) de Nouméa. Un choix éminemment critiquable, Henri, le seul témoin de la scène, étant le commandant de la compagnie…
Les investigations ne seront reprises par l’IGGN qu’après ouverture d’une information judiciaire le 22 juin 2020, près d’un mois après le drame. Enfin, dernier élément troublant, des sources assurent au Point que l’historique de l’intervention de la gendarmerie au domicile de la jeune Amel aurait rapidement disparu, à Paris, de la banque de données de sécurité publique (BDSP). Pour la plupart des militaires qui ont eu vent de l’affaire, c’est ici que leur besoin d’en connaître s’arrête. Ils en savent trop pour oublier, pas assez pour comprendre ce qui s’est passé. Les ingrédients pour que le drame se mue en ragots. Interrogée, la DGGN n’a accepté de répondre à aucune de nos questions, sous le prétexte qu’« une information judiciaire [était] ouverte ».
Une chronologie difficile à retracer
Le Point a donc tenté de reconstituer la chronologie des événements, laquelle apparaît imparfaite. Ce 12 avril 2020, Henri, marié et père de famille, rejette l’appel d’Amel, sa maîtresse, quand celle-ci lui envoie un message à 18 h 20 sous forme d’ultimatum : « Si tu n’es pas là dans 30 minutes, je me tire une balle. » Le SMS est suivi d’autres messages où elle lui confie qu’elle n’a plus « la force d’avancer » : « Je te laisse 30 minutes où tu me verras plus jamais », lui dit-elle. La jeune femme est connue pour sa joie de vivre, n’a pas un tempérament suicidaire, selon ses proches, mais était depuis quelque temps très affectée par un problème médical.
Henri tente de la rappeler, en vain, et part aussitôt à son domicile. Selon son récit, il trouve son amante ivre, son arme à la main, et aurait tenté de la désarmer, avant finalement, de peur que les choses dérapent, de tenter une négociation. Le tir serait ensuite parti dans le ventre d’Amel, sans que le chef d’escadron ne puisse dire s’il était accidentel ou non. Lui en tout cas l’affirme : c’est bien elle qui a tiré. Il appelle la gendarmerie et les secours puis, dans la foulée, tente sans succès un point de compression sur la blessure afin d’éviter une hémorragie.
J’ai essayé de la raisonner (…) J’ai essayé de lui prendre l’arme, j’y suis pas arrivé, j’ai essayé de discuter.
Lorsqu’ils reprennent les investigations, les limiers de l’IGGN s’interrogent : pourquoi Henri n’a-t-il pas contacté directement les gendarmes avant même d’arriver au domicile d’Amel, ou pendant qu’il y était, puisqu’il connaissait la dangerosité de la situation ? N’a-t-il pas en effet, juste avant la mort de sa maîtresse, envoyé plusieurs messages à son épouse qui voulait savoir ce qui se passait ? « Urgence grave, appelle pas, j’en ai pour longtemps », écrit Henri dans l’un d’entre eux.
Le chef d’escadron affirme aussi qu’il n’a pas tenté de se saisir de l’arme au moment où le coup est parti. Le geste est en effet dangereux et est fortement déconseillé car il fait courir le risque de tirer un coup accidentel. Ce n’est pas aussi clair dans l’esprit d’un de ses collègues, qui relate : « [Henri] m’a dit quelque chose comme : “Elle s’est débattue et le coup est parti.” Dans une conversation téléphonique avec son supérieur, enregistrée et analysée par l’IGGN, le militaire déclare exactement, sans que la chronologie n’apparaisse plus clairement : « J’ai essayé de la raisonner […]. J’ai essayé de lui prendre l’arme, j’y suis pas arrivé, j’ai essayé de discuter. »
En réalité, impossible de savoir. Le corps de la jeune femme, à part une étrange marque de morsure sur son bras droit qui n’a pas pu être analysée – le scellé se serait abîmé dans le trajet vers Paris -, ne porte pas de trace de coups ou d’empoignade. La balle a traversé la région lombaire droite, ce qui indique une position étrange pour se tirer dessus, mais pas vraiment contradictoire avec les déclarations d’Henri. Des particules de tir seront également retrouvées sur l’intérieur de la main droite du chef d’escadron et l’extérieur de sa main gauche, mais une fois encore, celui-ci s’étant lavé les mains avant le prélèvement – il avait beaucoup de sang sur lui après avoir tenté de secourir Amel – les résultats sont inexploitables.
« Pas pris toutes les mesures nécessaires »
Du côté de la téléphonie, rien à aller chercher non plus : le chef d’escadron a affirmé avoir pris l’habitude d’effacer chacun de ses messages pour éviter que sa relation adultérine ne soit découverte. En rendant son enquête, fin mai, l’IGGN a donc logiquement et prudemment conclu que « les investigations ne permettent pas de démontrer formellement que le tir ait été causé par une action intempestive du chef d’escadron Henri, en tentant de désarmer Amel ».
Les boeuf-carottes de la gendarmerie prennent cependant le soin de préciser qu’Henri pourrait toutefois ne pas avoir pris « toutes les mesures nécessaires afin d’éviter le drame, en courant notamment le risque d’intervenir sans renfort et de tenter de désarmer seul Amel ». L’affaire est toujours en cours d’instruction. Contacté, Henri n’avait pas répondu à nos questions à l’heure de publication de cet article.
L’avocat d’une des soeurs d’Amel, Me Étienne Arnaud, espère quant à lui que l’enquête se poursuive : « La famille attend toujours des réponses et se demande si ce drame aurait pu être évité ou géré différemment afin d’empêcher cette fin tragique. La suite des investigations dira si d’éventuelles responsabilités sont à établir. »
* Les prénoms ont été modifiés.
Source : Le Point
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