L’idéologie qui réserve les technologies avancées et la puissance de feu aux superpuissances occidentales est remise en question par les acteurs non occidentaux qui revendiquent ces technologies.
Dans sa dernière confrontation avec les forces d’occupation israéliennes, et en réponse à l’agression israélienne continue contre la mosquée al-Aqsa et les habitants de Jérusalem, la résistance palestinienne basée à Gaza a lâché une flotte de ballons incendiaires en direction des colonies israéliennes qui bordent la bande de Gaza.
Comme les exactions perpétrées par Israël à Jérusalem n’ont pas techniquement violé le cessez-le-feu signé en mai, la résistance palestinienne n’a pas pu répondre par des moyens militaires ; elle a donc fait preuve de créativité en utilisant des armes banales. Tout en incarnant l’esprit de résistance, la réaction palestinienne devait rester mesurée pour ne pas servir de prétexte à une nouvelle série d’hostilités israéliennes.
Cela n’a pas empêché Israël de répondre par des frappes aériennes contre ce qu’il prétendait être des cibles du Hamas à Gaza, violant de fait le cessez-le-feu. Pourtant, une grande partie des médias occidentaux et de l’opinion publique considère cette violation israélienne comme de la légitime défense, tandis que les ballons de Gaza sont considérés comme des attaques aveugles, abusives et provocatrices.
Le même deux poids deux mesures a prévalu lors des confrontations du mois de mai. Bien que la résistance basée à Gaza soit parvenue à utiliser ses missiles et ses drones – relativement primitifs par rapport aux capacités militaires d’Israël – avec un effet politique maximal, tout en minimisant les pertes humaines et les destructions du côté israélien, elle a été dépeinte par les grands médias comme inadéquate, chaotique, voire désespérée. Pendant ce temps-là, les missiles israéliens étaient présentés comme justifiés et la puissance militaire de l’État décrite comme ciblée et sophistiquée.
On aboutit au paradoxe dans lequel les missiles non guidés de la résistance palestinienne sont coupables de viser des civils, tandis que les missiles précis et ciblés des forces d’occupation israéliennes sont innocents de la mort des victimes qu’ils visent « par erreur ». Ce paradoxe est entretenu par la hiérarchie raciale qui régit, aux yeux de l’Occident, les conflits dans lesquels il est impliqué d’une manière générale.
La machine de guerre étasunienne
Dans un monde fasciné par les technologies de pointe, les boutons, les écrans et les processus informatisés, le progrès technologique masque le carnage. L’informatisation de la machine de guerre des EU a entraîné la transformation choquante des guerres étasuniennes du début du siècle en véritables jeux vidéo.
Les frappes aériennes contre des civils et des cibles suspectées d’être des militants sont devenues des opérations aseptisées et informatisées – un processus automatisé où la localisation des cibles, l’évaluation de la menace et le processus de lancement d’une attaque de drone se déroulent en grande partie dans des circuits de méga-ordinateurs dans lesquels le sang ne coule pas, ce qui masque et justifie en quelque sorte les meurtres.
Dans ses mémoires, A Promised Land, Obama se vante ainsi : « La National Security Agency, ou NSA, qui était déjà l’organisation de collecte de renseignements électroniques la plus sophistiquée au monde, a utilisé de nouveaux superordinateurs et des technologies de décryptage qui coûtent des milliards de dollars pour passer au peigne fin le cyberespace à la recherche de communications terroristes et de menaces potentielles », ce qui a donné lieu à « des raids nocturnes [qui] ont permis de traquer des suspects de terrorisme, principalement à l’intérieur – mais parfois à l’extérieur – des zones de guerre de l’Afghanistan et de l’Irak ». Obama faisait référence à la tactique signée de son nom, à savoir les exécutions ciblées et extrajudiciaires.
En aseptisant les meurtres – de terroristes présumés, il faut le souligner – le déploiement rhétorique de la technologie crée une colonne vertébrale technique à l’idéologie de la suprématie occidentale, qui permet aux personnes « civilisées » et technologiquement avancées d’exercer une violence physique, parfois létale, contre les formes de vie humaine « inférieures ».
C’est cette même idéologie suprématiste qui excuse les crimes d’Israël au motif qu’il serait la « seule démocratie » au Moyen-Orient – comme si les personnes ne vivant pas sous le paradigme de la démocratie libérale occidentale ne méritaient pas de vivre. Et les crimes d’Israël sont justifiés par le fait que sa machine de guerre est précise et technologiquement avancée, comme si la précision rendait les assassinats légitimes.
Des raisons de s’alarmer
L’inverse n’est cependant pas vrai. Les avancées technologiques réalisées en dehors du club exclusif des puissances occidentales ne donnent pas droit à une carte de membre de la société « technologiquement civilisée », mais constituent plutôt un motif d’alarme, du fait qu’elles se répandent dangereusement hors du club des élus autoproclamés.
C’est à partir de cette échelle de valeur qu’à cause de leurs avancées, l’Iran et la Corée du Nord sont tous deux soumis à des sanctions américaines paralysantes dans le domaine nucléaire, avancées qui ne sont pas traitées comme des avancées technologiques, mais comme un grand motif d’alarme, du fait que cette technologie se retrouve dans des mains indignes et peu fiables qui ne manqueront pas d’en faire un mauvais usage. Il ne vient, évidemment, à l’idée de personne en Occident de s’alarmer du programme nucléaire militaire du seul pays qui a utilisé des armes atomiques contre des civils : les États-Unis.
Le récit dominant réserve la puissance de feu technologiquement avancée – y compris les armes sophistiquées, informatisées et intelligentes – aux puissances occidentales. Du coup, il ne reste aux États et acteurs non occidentaux que des armes incendiaires peu précises. Cela explique en partie l’obsession occidentale pour les attentats-suicides, qu’elle imagine comme le modus operandi unique ou prédominant des insurgés non blancs.
L’idéologie qui réserve les technologies avancées et la puissance de feu aux superpuissances occidentales est néanmoins continuellement remise en question par les acteurs non occidentaux qui revendiquent ces technologies, qu’il s’agisse d’autres superpuissances (Chine), d’ »États voyous » (Iran et Corée du Nord) ou de groupes d’insurgés menant des guerres de libération contre des puissances coloniales et leurs mandataires.
Un ensemble de préoccupations tactiques et stratégiques a finalement poussé la résistance palestinienne à se tourner vers les technologies des missiles et des drones. Je ne suggère pas qu’elle l’ait fait dans le but de défier la puissance technologique occidentale, mais, en sapant le monopole blanc sur les tirs ciblés, sophistiqués et technologiques, elle remet en cause les hypothèses et les hiérarchies raciales dominantes.
Que la soi-disant communauté internationale décide de reconnaître cet exploit ou qu’elle préfère continuer à faire des acrobaties mentales pour se rassurer sur la nature primitive et hasardeuse des tirs de la résistance, n’a pas grande importance. L’essentiel, c’est que cette avancée technologique « débarrasse les colonisés de leur complexe d’infériorité, de leur attitude passive et désespérée », pour reprendre les mots écrits dans un contexte similaire par le grand penseur anticolonial Frantz Fanon. « Elle les enhardit et leur redonne confiance en eux ».
Traduction : Dominique Muselet
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir