“QUELLE QUE SOIT MAINTENANT LA DURÉE DE LA LUTTE, LA COMMUNE EST MORTE”

“QUELLE QUE SOIT MAINTENANT LA DURÉE DE LA LUTTE, LA COMMUNE EST MORTE”

Incendie de l’Hôtel de Ville.

Mercredi 24 mai 1871.
Enfin, au petit jour, arrive le citoyen Gérardin1, après vingt-quatre heures d’absence.
Rompu de fatigue, il s’est endormi chez un ami où il était allé se reposer seulement quelques instants, pensait-il.
Il est tout confus de s’être absenté si longtemps et surtout des pénibles incidents auxquels il a involontairement donné lieu. Son retour ramène la bonne harmonie entre nous.
Vers dix heures du matin nous retournons encore à l’Hôtel de Ville pour nous concerter avec le Comité de salut public, en prévision d’une prochaine attaque sur le terrain dont nous avons la garde.
C’est dans notre arrondissement que nous pensons voir se décider le sort de la Commune.
Sur le premier palier du grand escalier donnant sur la cour d’honneur, nous nous croisons avec plusieurs membres du Comité central. Le citoyen Bonvallet2, président de l’Union républicaine des droits de Paris3, est avec eux. Ils viennent sur nous à pas précipités, l’air éperdu,
– Où allez-vous? nous crient-ils.
– Trouver le Comité de salut public.
– Fuyez! fuyez! l’Hôtel de Ville brûle et va sans doute sauter.4
Nous n’y comprenons rien et continuons de monter. Tout à coup éclate un formidable pétillement. Nombre de vitres brisées livrent passage aux flammes qui lèchent aussitôt les façades sur la cour.
Nous nous rendons rapidement compte qu’on ne peut songer à éteindre le feu qui court de tous les côtés.
Nous nous rappelons aussi qu’en prévision d’une lutte suprême sur ce point, de grandes quantités de munitions de guerre ont été accumulées dans les caves.
Si l’incendie les gagne, ce qui n’est que trop probable, l’explosion atteindra surtout les centaines de fédérés qui en gardent les approches.
Notre premier devoir est de les soustraire à cette mort horrible.
Nous retournons précipitamment à la mairie pour avertir les chefs militaires de ce qui se passe, afin qu’ils se replient au plus vite avec leurs hommes.
Nous apprenons que le Comité de salut public a décidé de s’installer à la mairie du XIe arrondissement, devenue désormais le centre de la résistance.
Quelle que soit maintenant la durée de la lutte, la Commune est morte !5

Lorsque nous arrivons au Xl°, vers midi, une grande animation y règne.
Nous rencontrons Delescluze6 sur l’escalier. Il interpelle vivement un homme d’une trentaine d’années, à la physionomie très intelligente, mais l’air fort abattu.
– Je vous en conjure, dit-il à Delescluze, tentez encore une fois de le sauver.
– Nous venons de faire l’impossible, vous l’avez vu, sans y pouvoir parvenir.
Presque aussitôt retentit une décharge non loin de là.
L’homme tressaille et se couvre le visage.
– Entendez-vous? reprend Delescluze. Voilà le résultat de vos menées contre la Commune. C’est vous et vos amis qui venez de tuer votre beau-frère !
Le citoyen auquel s’adresse notre collègue s’éloigne atterré.
Je demande:
– Qu’est-ce donc? Quel est ce citoyen?
– Vous ne le connaissez pas?
– Non.
– C’est Moreau7, du Comité central. Les hommes du 166e viennent de fusiller de Beaufort8, son beau-frère.
Je n’avais jamais vu Moreau, le rédacteur, m’a-t-on dit, des principales et si remarquables proclamations du Comité central, durant la période comprise entre le 18 mars et les élections de la Commune.
Je ne le connaissais que de nom, bien qu’il habitât le IVe arrondissement9.
Quant à son beau-frère qui faisait sonner bien haut son titre de comte, ses allures ayant semblé suspectes aux hommes de son bataillon décimé dans un engagement, il fut accusé par eux de perfidie.
C’était lui qu’on venait de fusiller, malgré Delescluze et les autres membres de la Commune alors présents, qui firent tout le possible pour l’arracher à la mort.
Grâce aux menées du Comité central depuis trois jours, il est évident que le Conseil a perdu toute son influence. L’incendie de l’Hôtel de Ville lui a porté le dernier coup.

Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1Eugène Gérardin (1827-?): ouvrier peintre en bâtiment ; un des dirigeants parisiens de l’Internationale ; poursuivi par le Second Empire ; membre du Comité central républicain des Vingt arrondissements ; membre de la Commune ; membre de la Commission du Travail et de l’Échange ; opposé à la création du Comité de salut public ; pendant la Semaine sanglante, il combat sur les barricades ; il se rendra aux Allemands qui le livreront aux troupes versaillaises ; il sera déporté en Nouvelle-Calédonie.

2 Théodore-Jacques Bonvalet (1817-1906): restaurateur ; républicain sous la monarchie de Juillet ; chef de bataillon dans la Garde nationale après la révolution de 1848 ; un des fondateurs de l’Association démocratique des amis de la Constitution sous la Deuxième République ; emprisonné quinze jours après le coup d’État du 2 décembre 1851; opposant au Second Empire ; maire du 3e arrondissement au lendemain de la proclamation de la République du 4 septembre 1870 ; membre du bureau de la Ligue d’union républicaine des droits de Paris pendant la Commune.

3 La Ligue d’union républicaine des droits de Paris fut une formation politique française fondée en avril 1871 pour tenter une conciliation entre la Commune et le gouvernement versaillais. Elle était essentiellement composée d’anciens membres du “parti des maires”, dont Clémenceau, auxquels se joignirent des représentants de la société civile, journalistes, médecins, avocats, négociants et fabricants, représentants d’une moyenne bourgeoisie se disant attachée aux droits de la capitale mais consternée par l’extrémisme des insurgés. 35 ans après la Commune, Clémenceau, “Le Briseur de grèves”, se révélera en effet un ennemi plus franc du prolétariat…

4 Les premiers incendies importants de la Semaine sanglante furent provoqués par les bombardements versaillais sur le Champ-de-Mars et sur le ministère des Finances. Ces tirs à boulets rouges devaient permettre aux troupes versaillaises de gagner du temps et de pénétrer plus facilement dans la capitale.
Partagée entre mesures tactiques et actions symboliques, la Commune alluma à son tour des feux. Il s’agissait de faire diversion et d’entraver la progression des Versaillais. Détruire symboliquement le pouvoir (incendies de l’Hôtel de Ville, de la préfecture de police, du Palais de Justice, du palais d’Orsay, etc…) devint aussi, pour certains (pas pour les communistes les plus conscients comme Varlin ou Lefrançais…), la compensation désespérée de leur impuissance à le détruire réellement. Brûler Paris plutôt que de le rendre devint une consigne dans les rangs communards : “Paris sera à nous ou n’existera plus” (Louise Michel, 17 mai 1871). Par-delà les bâtiments, il s’agissait aussi de brûler toute la paperasse d’État comme matérialisation de la confiscation administrative de la vie: les cahiers paroissiaux (XVIe s.-1792) et les registres d’état civil (1793-1859) furent ainsi presque intégralement détruits. Le feu, cela pouvait aussi tout simplement sauver les camarades de lutte (brûler les états des compagnies et des bataillons pour éviter poursuites et condamnations…).

5 La Commune de Paris de 1871 se meurt. Mais la Commune, comme mouvement impersonnel de l’humanité qui tend à s’émanciper de l’aliénation marchande, ne peut mourir. De Paris à Berlin, de Kronstadt à Barcelone, de Budapest à Paris, en passant par les Gilets Jaunes qui, consciemment ou non, sont les héritiers de cette longue trajectoire… jusqu’à la Commune Universelle à venir…
« “ L’ordre règne à Berlin!”, sbires stupides! Votre “ordre” est bâti sur le sable. Dès demain la révolution “se dressera de nouveau avec fracas” proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi : J’étais, je suis, je serai! » (Rosa Luxemburg, “L’ordre règne à Berlin“, 1919)

6 Charles Delescluze (1809-1871): d’extraction bourgeoise, journaliste, républicain de 1830 et de 1848, plusieurs fois condamné, exilé, emprisonné, il fut notamment déporté à l’île du Diable sous le Second Empire. Il en revint la santé ruinée mais toujours aussi combatif contre le régime impérial, espérant l’émancipation des travailleurs par des réformes pacifiques (“Le bien n’est possible que par l’alliance du peuple et de la bourgeoisie.“, 27 janvier 1870). Le 8 février 1871, il fut élu par les parisiens à l’Assemblée nationale, dont il démissionna après son élection à la Commune. Il siégea à la Commission des Relations extérieures, puis à la Commission exécutive, et à la Commission de la Guerre. Membre du Comité de salut public, il remplaça Rossel comme délégué civil à la Guerre. Après l’entrée des Versaillais dans Paris, il appelle, le 24 mai, les habitants au combat: “Place au peuple, aux combattants aux bras nus! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné.” Malade, désespéré, il trouvera une mort volontaire le 25 mai, sur la barricade du Château-d’Eau.

7 Édouard Moreau de Beauvière (1838-1871): homme de lettres et fabricant de fleurs artificielles ; membre du Comité central de la Garde nationale ; délégué à l’Imprimerie nationale et au Journal officiel de la Commune ; commissaire civil auprès du délégué à la guerre ; participe aux combats de la Semaine sanglante ; sera fusillé le 25 mai.

8 Charles de Beaufort (1841-1871): communard ; officier de la Garde nationale ; fusillé le 24 mai 1871 par des gardes du 66e bataillon (selon Le Maitron) qui le rendaient responsable des pertes subies par cette unité, malgré les efforts pour le sauver de Delescluze soutenu par quelques membres de la Commune. L’accusation infondée de trahison de la Commune provient sans doute de la confusion avec le colonel de Beaufond.

9 Il paraît que le malheureux commit l’imprudence de retourner le même jour à son domicile, rue de Rivoli, en face de l’Hôtel de Ville. Dénoncé par des voisins quelques heures après l’occupation du quartier par les troupes versaillaises, il fut immédiatement fusillé (N. de l’A.)

Source: Lire l'article complet de Guerre de Classe

À propos de l'auteur Guerre de Classe

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