Dans la théorie du chaos, l’effet papillon est l’idée que de petites choses peuvent avoir des impacts non linéaires sur un système complexe. Le concept est illustré par un papillon battant des ailes, et bien qu’il soit peu probable que cela provoque une tornade, de petits événements peuvent néanmoins provoquer des cascades de changements dans un système complexe. Et voici l’Europe, où l’Allemagne change. Le parti des Verts déploie ses ailes dans le vide laissé par le départ attendu de Mme Merkel. Et bien que le parti, il y a quelques années, était presque entièrement Corbinite (c’est-à-dire classiquement anti-establishment), aujourd’hui, sous sa surface libérale, la rhétorique des Verts est tout autre – elle est farouchement nord-atlantiste, pro-OTAN et anti-russe (voire quasi néo-libérale).
Aujourd’hui, le zeitgeist politique européen est en train de changer. Il s’imprègne du mème de Biden « nous devons nous unir pour freiner les agissements de la Chine et de la Russie ». Bien sûr, ce changement ne peut pas être imputé aux Verts allemands ; néanmoins, ils semblent destinés à jouer un rôle central dans la politique de l’UE, car l’émergence des Verts devient en quelque sorte emblématique de l’effet papillon.
Le vocabulaire d’une idéologie des droits de l’homme définie par une multitude d’itérations sur le genre et la diversité s’est emparé du discours de Bruxelles. Certains pourraient se réjouir de cette évolution en principe, la considérant comme la réparation d’anciennes injustices. Cependant, il faut bien comprendre qu’elle n’est pas tant ancrée dans la compassion humaine que dans la dynamique du pouvoir et, qui plus est, dans une dynamique du pouvoir particulièrement dangereuse.
D’une part, le
« programme de Biden » vise principalement à évincer définitivement du pouvoir un groupe d’Américains profondément enraciné (l’Amérique rouge). Il le dit explicitement. Et d’autre part, comme le répète et insiste sans cesse Blinken, l’ordre fondé sur des règles façonné par les États-Unis
doit prévaloir dans le monde. Les
« valeurs progressistes » de Biden ne sont que l’outil permettant de mobiliser la politique pour atteindre ces objectifs. (Au cours de sa longue carrière au Sénat, Biden n’était pas réputé pour être progressiste).
Le battement d’aile du papillon allemand en Europe permet et facilite le changement de paradigme géostratégique recherché par Washington. La guerre froide, qui a tellement marqué la pensée de la politique étrangère américaine, et qui a aussi implanté son résidu toxique de russophobie viscérale, a tout bonnement ignoré la Chine.
On supposait que le virage de la Chine vers un modèle économique de style occidental allait tout simplement faire disparaître la coloration communiste – par l’intermédiaire d’une classe moyenne consumériste émergente. Aujourd’hui, Washington observe discrètement la Chine qui s’est débarrassée de sa chrysalide pour révéler les ailes déployées d’une superpuissance – rivalisant avec l’Amérique et la surpassant potentiellement. L’entourage de Biden veut maintenant que la puissance de l’Amérique se concentre entièrement sur le dépassement de la Chine et sa rivalité avec elle.
Alors que Trump était obsédé par l’Iran, l’équipe Biden ne l’est pas. Elle est plus encline à s’éloigner de la passion de Trump pour l’Iran (et de l’Asie occidentale, plus généralement), pour s’attacher à conduire l’Europe vers un autre « pivot » – celui de cultiver son hostilité envers la Russie (un projet mené par la campagne de propagande de la Grande-Bretagne et par certains États d’Europe de l’Est qui semblent être devenus « la queue » qui remue le « chien » de la politique européenne). Pour l’élite économico-politique de Washington coincée dans l’ancienne mentalité de la guerre froide, la Russie reste une « économie mineure et une puissance régionale » qui ne mérite pas toute l’attention de l’Amérique – contrairement à la Chine, qui est une puissance économique majeure, avec des capacités militaires au moins égales à celles des États-Unis.
On considère qu’il suffit (à Washington DC) de charger l’Europe de faire le « gros du travail » de sape de la Russie, les États-Unis » manœuvrant en coulisses « – comme Obama l’a fait en Libye. Victoria Nuland, célèbre pour le changement de régime en Ukraine, est maintenant nommée par le Sénat au poste de haut fonctionnaire du département d’État.
Pourquoi l’entourage de Biden voudrait-il que l’Europe se tourne contre la Russie et la Chine ? Eh bien, c’est la vieille règle de Mackinder : il ne faut jamais laisser le Heartland s’unir. La Chine et la Russie (et l’Iran) doivent être tenues à l’écart et divisées par la « triangulation », comme le disait M. Kissinger. C’est d’abord l’Afghanistan qui a été le « marécage » dans lequel la Russie (alors URSS) devait s’embourber ; puis la Syrie ; et maintenant c’est l’Ukraine qui est censée garder la Russie préoccupée et sur les nerfs – l’endiguement, tandis que les États-Unis se concentrent sur l’isolement de la Chine.
Dans cette optique, le Parlement européen, qui
« n’a pas de bataillons » (comme le pape,
selon la vieille boutade), a lancé son ultimatum prométhéen à Moscou : si la Russie devait à nouveau menacer la souveraineté de l’Ukraine, l’UE doit faire savoir clairement que les conséquences d’une telle violation du droit et des normes internationales seraient sévères. Les députés ont convenu qu’
« un tel scénario doit entraîner l’arrêt immédiat des importations européennes de pétrole et de gaz en provenance de Russie, l’exclusion de la Russie du système de paiement SWIFT, ainsi que le gel des avoirs et l’annulation des visas pour l’Europe de tous les oligarques liés aux autorités russes ».
Mais si l’on observe que cette résolution très hostile a été adoptée par 569 voix contre 67, il est clair qu’elle a bénéficié d’un soutien politique considérable (un cas où l’entourage de Biden aurait à nouveau « manœuvré en coulisses », par exemple). La même semaine, l’Union européenne a également condamné la Chine pour avoir « mis en danger la paix » dans la mer de Chine méridionale et y avoir envoyé un corps expéditionnaire naval.
Il semblerait donc que les Européens s’alignent sur la demande de Blinken d’une action et d’une rhétorique coordonnées sur la Chine et la Russie.
Aucun de ces événements n’aura surpris Moscou ou Pékin, qui avaient auparavant décidé de résister aux tentatives occidentales de diviser pour mieux régner. Néanmoins, ces stratagèmes occidentaux comportent un risque élevé. L’ultimatum ukrainien de l’UE, soutenu par une majorité parlementaire aussi importante, laisse entendre qu’un nouveau cycle de tensions sur le Donbass est prévu (et se prépare).
C’est certainement cette perspective qui est à l’origine de la levée de boucliers du Parlement européen. Si tel est le cas, ils devraient savoir que la Russie n’abandonnera pas le Donbass à Kiev (le président Poutine a clairement indiqué que les lignes rouges de la Russie ne devaient pas être mal interprétées, dans son récent
discours à l’Assemblée fédérale). La résolution de l’UE a donc l’air de préparer le terrain pour une future intervention de l’OTAN.
Il ne fait aucun doute que l’UE considère que son rôle consiste à mettre en avant ses « valeurs » afin de donner du poids à ses ambitions d’autonomie stratégique qu’elle veut que l’on prenne au sérieux. Mais cela a un prix. L’Ukraine n’est pas sous le contrôle de Zelensky (il y a d’autres acteurs – des têtes brûlées avec des agendas différents). Tout peut arriver. En fin de compte, c’est l’UE qui paiera le prix d’un éventuel déclenchement des hostilités militaires.
Et pour quoi faire ? Reconstituer des relations chaleureuses avec les Démocrates (comme au bon vieux temps) ? Tout cela témoigne d’une vision à court terme, bien loin de toute stratégie identifiable.
Et les risques ne sont pas seulement politiques : la Russie, la Chine et les États-Unis ne cherchent pas l’escalade militaire, mais les politiques américaines à l’égard de la Chine (sur Taïwan) et de la Russie (concernant l’Ukraine) pourraient conduire à une confrontation involontaire.
Les enjeux sont également économiques : l’Europe a désespérément besoin de la technologie et des investissements chinois – et du gaz russe – si elle ne veut pas voir son économie s’effondrer dans une récession prolongée. Ce n’est qu’« hier », pour ainsi dire, que les dirigeants européens ont entonné le refrain selon lequel l’UE devait se tenir à l’écart de cette méga-compétition de poids lourds.
Le risque politique pour l’UE est que la lune de miel politique de Biden s’essouffle rapidement. Le fait qu’il ait fait passer une législation radicale au Congrès sans aucun soutien bipartisan s’appuie sur la gueule de bois de l’ère préélectorale – la haine des Démocrates pour tout ce qui concerne Trump. Cependant, ce sentiment s’estompe déjà avec le temps. Trump ne monopolise plus les gros titres. La carte blanche donnée à Biden grâce à cette animosité émotionnelle envers son prédécesseur pourrait se calmer et s’éroder davantage, avant même qu’il ne tente de passer de l’extrémité progressiste du spectre au centre de la scène politique – ce qu’il doit faire à temps pour 2022 s’il veut attirer les Démocrates du centre et pas seulement son électorat de gauche.
La vulnérabilité de Biden lors des élections de mi-mandat de 2022 est soulignée par le fait qu’en dehors de sa gestion du coronavirus, la majorité des Américains désapprouve ses performances dans tous les autres domaines. Les États-Unis risquent de partir dans une autre direction, laissant l’UE s’accrocher à un actif neutralisé (Biden).
Le passage d’un paradigme centré sur les États-Unis en tant qu’État pivot à un paradigme centré sur l’Asie occidentale, a naturellement un impact sur les calculs de l’Iran dans le cadre du JCPOA : alors que les États-Unis s’efforcent de mettre en place un large éventail de mesures pour affaiblir l’axe Chine-Russie, l’Iran ne peut pas (et ne veut pas) se permettre d’être mis hors de combat et de s’enliser dans de longues négociations sur le JCPOA. L’exemple archétypal de l’imam de Kerbala exigera de l’Iran qu’il adopte une position de principe vis-à-vis de ses alliés – et de
« l’Axe ». L’Arabie saoudite
réagit déjà, à sa manière, à ce changement de paradigme en ouvrant des canaux de communication avec Téhéran et Damas.
Alors, où cela va-t-il mener ? De manière significative, Richard Haas et Charles Kupchan, de l’
« oracle » qu’est le
Council for Foreign Relations, affirment que l’Amérique, ayant renouvelé sa position, devra finalement elle-même pivoter vers un
nouveau Concert des puissances. Ils écrivent :
La Pax Americana est maintenant en train de s’épuiser. Les États-Unis et leurs partenaires démocratiques traditionnels n’ont ni la capacité ni la volonté d’ancrer un système international interdépendant et d’universaliser l’ordre libéral qu’ils ont érigé après la Seconde Guerre mondiale … Instaurer une concertation mondiale ne serait pas une panacée. Amener les poids lourds de la planète à la table des négociations ne garantit guère un consensus entre eux. En effet, bien que la concertation européenne ait préservé la paix pendant des décennies après sa création, la France et le Royaume-Uni ont fini par affronter la Russie lors de la guerre de Crimée. La Russie est à nouveau à couteaux tirés avec ses voisins européens au sujet de la Crimée, soulignant la nature insaisissable de la solidarité entre grandes puissances… Les États-Unis et leurs partenaires démocratiques ont toutes les raisons de raviver la solidarité de l’Occident. Toutefois, ils devraient cesser de prétendre que le triomphe mondial de l’ordre qu’ils ont soutenu depuis la Seconde Guerre mondiale est à portée de main.
Il semble toutefois peu crédible que Washington puisse effectuer une telle transformation psychique existentielle consistant à « cesser de faire semblant » sans avoir subi au préalable une crise majeure. Est-ce là ce que ces auteurs anticipent – un Quatrième Tournant ?
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan pour le Saker Francophone
Notes