Au Québec, en France et dans le reste du monde occidental, la seule manière d’éviter l’hécatombe est de rester confiné chez soi. Le premier ministre indien, Narendra Modi, a imposé la même mesure le 24 mars dernier au 1,3 milliard d’habitants de l’Inde. Bien qu’elle puisse ralentir la propagation de la COVID-19 dans le monde, cette décision causera des milliers de décès en Inde.
En Inde, 90 % de l’économie est informelle. Une grande proportion de la force de travail indienne vit donc de revenus journaliers, notamment en conduisant des taxis (rickshaws), en roulant des cigarettes (bidis), ou en œuvrant à la réfection des rues bondées. Beaucoup de ceux et celles qui sont aujourd’hui interdits de rassemblement par l’État policier indien se retrouvent soudainement sans revenus pour nourrir leur famille. Pour des millions de personnes, il ne s’agit pas de ne pas savoir comment payer son loyer le mois prochain, mais de comment acheter du riz dans deux jours.
Un reportage de la BBC raconte l’histoire de Ramesh Kumar, un travailleur journalier de la construction dans l’État de l’Uttar Pradesh, qui continue de se poster quotidiennement à l’endroit habituel même si personne ne l’engage : « Je gagne 600 roupies par jour [environ 8 $] et j’ai cinq personnes à nourrir. Nous allons manquer de nourriture dans quelques jours. Je sais qu’il y a un risque de coronavirus, mais je ne peux pas me résoudre à voir mes enfants avoir faim. » Alors que beaucoup de riches indiens considèrent le confinement comme une vacance forcée, il affecte les plus vulnérables de manière disproportionnée.
Pour ceux et celles qui travaillent de manière migrante, le confinement et l’arrêt des transports collectifs signifient qu’ils devront entreprendre un long voyage à pied, le ventre vide, vers leur village natal. Cela représente parfois plusieurs jours de marche durant lesquels ils devront se cacher des forces de l’ordre.
Plusieurs témoins partagent déjà des vidéos de policiers indiens qui battent ou humilient ceux et celles qui ne respectent pas les règles d’isolement. Dans la ville de Banipur, la femme de Lal Swami, 32 ans, affirme que ce dernier est décédé après avoir été tabassé par la police pour être sorti acheter du lait. C’est ce qui arrive dans un État qui n’a pas une ingénierie sociale aussi autoritaire que la Chine, mais qui tente d’imposer des règles aussi strictes.
De plus, en Inde comme dans beaucoup de pays du Sud global, plusieurs foyers n’ont pas de frigidaires pour entreposer des denrées alimentaires longtemps d’avance. La sporadicité de l’électricité dans certaines régions rendrait d’ailleurs ces appareils caducs. Doublé au manque de moyens, beaucoup de familles n’ont pas assez pour se nourrir durant les trois semaines que durera le confinement.
Proximité en confinement
Contrairement au confinement en Occident, qui nous éloigne les uns des autres, en Inde confinement peut vouloir dire plus de proximité. Dans certaines villes comme Delhi, il y aura un entassement inévitable dans des logements d’une pièce ou deux, avec plusieurs membres de famille entassés les uns sur les autres, dans des immeubles parfois insalubres. Il est inquiétant d’imaginer les conséquences sur la santé publique dans le pays ayant la plus haute incidence de tuberculose.
De plus, beaucoup de maisons n’ont pas de toilettes, ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Des milliers d’Indiennes et d’Indiens profitent de leurs allées et venues pour faire leurs besoins à l’extérieur. Le confinement aura des effets graves sur la propagation de maladies, la multiplication de vermines, et les problèmes de santé liés au fait de se retenir d’aller faire ses besoins, surtout pour les Indiennes. Pendant ce temps, les gens s’arrachent du papier de toilette au Costco.
Les épidémiologistes peinent à calculer les effets du confinement à long terme. Certains avancent que le gouvernement aurait dû privilégier la mitigation plutôt que la militarisation du pays pour forcer le confinement. L’Organisation mondiale de la santé suggère d’augmenter radicalement les tests, l’Inde diagnostiquant en ce moment environ 18 personnes par million d’habitants. Dans tous les cas, l’universalisation des solutions occidentales comme le confinement obligatoire aura des effets désastreux sur certaines couches de la population.
Bien sûr, le choix politique de Modi est utilitariste : combien de vies puis-je sacrifier pour en sauver le double, le triple ou le quadruple ? C’est toutefois un choix politique qui vise certaines personnes et pas d’autres. Et si les gens qui allaient mourir étaient des propriétaires d’entreprises, des brahmanes ou des personnes blanches… le choix aurait-il été le même ?
Les vies en Inde et ailleurs dans le Sud global doivent être comptabilisées dans notre compréhension des impératifs de sortie de crise. Lorsque cette crise tirera à sa fin, le décompte des décès liés au coronavirus devra inclure ces milliers d’êtres humains qui mourront sans faire de bruit.
Maïka Sondarjee
Image en vedette : Le coronavirus en Inde, le 10 mars 2020. Night Lantern (source :wikipedia.org)
Maïka Sondarjee : Chercheuse postdoctorale Banting, Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM)
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