Si un jour, je deviens écrivaine, je ne publierai que des histoires vraies. Malgré ma réputation d’avoir beaucoup d’imagination. Sauf qu’à mesure que j’avance dans mon récit, je me mets à douter… Ces anecdotes prouvent-elles véritablement les injustices dont j’ai été la victime? Qu’en penses-tu?
Popomme (p. 228)
YSENGRIMUS — Dans l’ouvrage Une sœur, quel bonheur! d’Isabelle Larouche (2021), la petite protagoniste qui assume le rôle de narratrice est nulle autre qu’une demoiselle Popomme dont nous ne saurons jamais le nom effectif. Elle s’adresse à nous en toute candeur et elle nous rapporte qu’elle se trouve confrontée, depuis des années, à sa sœur Emma. Celle-ci est son aînée de huit ans, un monde. Le roman suit l’ordre chronologique de la vie des deux protagonistes, en toute simplicité… ça commence donc avec la naissance de Popomme et puis les choses défilent, au fil de la croissance da la narratrice: à deux ans, trois ans, huit ans, douze ans et ainsi de suite. La stabilité, toute tranquille, de cet ordre chronologique strict permet de bien dominer la découverte qu’on fait des différents souvenirs que Popomme égrène, principalement à propos de sa sœur. Une telle organisation du traitement fait que l’ouvrage procède beaucoup plus du journal, des mémoires, ou du recueil de souvenirs que du roman stricto sensu.
L’aventure au sein de laquelle on est invité à accompagner Popomme n’est vraiment pas une mince affaire. Il s’agit d’exister et de découvrir le monde, tout en étant encadrée par un être qui a huit ans de plus que vous… un être, donc, fatalement surpuissant, hyper-perfectionné, tentaculaire, acrobatique, quasi-omnipotent. Vue depuis la petite hauteur de Popomme, Emma semble posséder une sorte de dimension de démiurge et ce, sur l’intégralité de l’existence, alors qu’en réalité ladite Emma n’est jamais, elle aussi, qu’une enfant, engoncée dans ses problèmes ordinaires et enchevêtrée dans les différents éléments tortueux de sa propre découverte du monde. Le travail et la démarche de Popomme prennent d’abord une dimension de plainte, de complainte, de bougonnade, de limonage doux-amer, où elle affirme, très explicitement, que sa sœur l’a tyrannisée, tourmentée, sinon… osons le mot… torturée. Ah, mais on s’aperçoit assez vite que les avanies subies par Popomme, de par l’action percutante et peu contournable de son encombrante sœur, ne sont jamais que des enquiquinades de peu, sans grandes conséquences. Je ne vais pas vous les énumérer ici, ce serait gâcher bien malencontreusement le vif plaisir de lecture qui vous attend.
Ce qui est particulièrement savoureux dans cet opus d’Isabelle Larouche, c’est que l’écriture, extrêmement maîtrisée, nous permet, encore une fois, de tirer un bon lot de sagesse des réflexions, badines en apparence, que l’autrice partage avec nous, sur l’enfance, tout en s’adressant elle-même à des enfants. Le tout se formule sur un ton simple, clair et net. On suit graduellement l’altération subie par la relation, toute en rapports de force mutuels, entre les deux sœurs. Comme imperceptiblement, celles-ci se distancient l’une de l’autre, à mesure que l’enfance s’éloigne, s’échiffe, se dilue. Emma, qui initialement apparaît comme un être omniprésent, tonitruant, tentaculaire, tumultueux en vient à insensiblement prendre sa place, à mesure que s’esquivent les saveurs mystérieuses et illusoirement magiques de la toute petite enfance de Popomme. Emma produit sa propre articulation en émergence et Popomme, dont la perception s’affine et se raffermit, en devient tout simplement la sereine chroniqueuse.
Bien évidemment, on est dans l’univers poupin des coups tordus et des turlupinades enfantines. Et pourtant, le lecteur, masculin notamment, sera particulièrement séduit, charmé, inspiré et parfois même dérouté par la dimension fondamentalement fille de cet opus enlevant. On a deux sœurs, une mère, puis un père qui, lui, gravite déjà à une certaine distance. Cela nous installe dans un dispositif qui, malgré le fait qu’il concerne la majorité numérique de la population humaine, apparaît comme incroyablement mystérieux, biscornu, étonnant, savoureux, charmant, tout en restant indubitablement implacable. C’est là la première chose qui frappa ma lecture, ladite lecture étant celle d’un père ayant eu deux sœurs, un frère (de sept ans plus jeune que moi), deux fils (pas de fille) et ayant la chance inouïe et anticipatrice d’avoir deux petites-filles. Alors, pour tout dire, entre Emma et Popomme, pas de bagarre, pas d’empoigne, pas de combat, pas de lutte, pas vraiment de compétition non plus (pour l’attention parentale ou autres choses). Mais une organisation extrêmement subtile, et largement incongrue et décalée, de manipulations interactives et mentales dont la croissante complexité ne peut qu’intriguer.
Hasardons un court exemple, pour bien montrer l’originalité saillante et savoureuse de cette dynamique. Nous voici dans une situation où Emma, douze ans environ, est en train de construire un château de cartes. Popomme, quatre ans et demi, s’approche… et le château de cartes de s’effondrer.
Le château s’est écroulé. Comme ça. Sans crier gare. Dans un silence absolu, ma sœur est restée là, avec deux cartes entre les doigts, au-dessus des ruines éparpillées sur la table.
— C’est de TA faute! m’a-t-elle hurlé, en fronçant ses épais sourcils.
(p. 83)
Emma, vivement contrariée, la joue alors en mode puisque c’est comme ça, je m’en vais. Elle s’en va, effectivement, dans la salle de bain, tire la chasse d’eau du chiotte et fait mine d’avoir disparu. Elle se donne implicitement comme ayant sciemment plongé dans le chiotte en train de partir. Popomme est terrorisée, elle cherche sa sœur partout et finit par la retrouver, un peu plus tard, dans des conditions tout à fait ordinaires et avec une attitude laissant supposer qu’elle a tout oublié du conflit initial, celui déclenché par l’effondrement du château de cartes. C’est savoureusement incongru mais c’est certainement le traitement ordinaire que les petites filles cultivent entre elles. Ceci n’est qu’un exemple qui nous permet de prendre la mesure, encore une fois, chez Isabelle Larouche, de ce subtil sens de l’évocation de l’univers des filles qui traverse son œuvre.
Puis, évidemment, avec les années, la distance s’installe entre les deux sœurs. Emma devient adolescente puis se met à avoir un amoureux et puis le torrent de la vie se poursuit, fulgurant. La chose est discrètement mais insondablement déchirante, pour Popomme. Et ma grande sœur n’était pas disponible. En fait elle ne m’accordait plus jamais d’attention (p. 217). Isabelle Larouche ponctue l’intégralité de la présentation de tout ce déroulement d’interpellations adressées à ses lecteurs ou à ses lectrices… connais-tu ça, as-tu déjà vu ça, as-tu déjà vécu ce genre de situation?… Or on peut suggérer que le monde et l’univers social et naturel évoqué par Isabelle Larouche, dans le cercle de l’enfance, risque probablement de dérouter certains et certaines de ses jeunes lecteurs et lectrices. Des petits faits ethnoculturels, qui sont marqués au coin d’une époque, apparaissent ici comme tout naturels. Déplacements en motoneige, traineau contenant des enfants qu’on perd dans la piste, grand-mère un peu forte qu’on roule au sommet d’une colline enneigée, fête de Noël dans un chalet à l’ancienne. Il y a là un ensemble de réalités qui font que l’enfance évoquée est moins du vingt-et-unième siècle que du vingtième. Une portion non négligeable de la saveur de cet opus réside justement dans la qualité un tout petit peu historique ou ethnographique des détails fins de son univers ordinaire.
La légèreté de ton et la finesse des sentiments qui configurent cette tyrannie, ces avanies et cette soi-disant torture de grande sœur, nous place dans une situation récursivement jubilatoire. Tout ce qui apparaît dans cet exposé fait à la fois très vrai et très doux. Il n’y a pas de cruauté effective, dans les situations qui sont évoquées. Et même lorsque Popomme grandit et décide de prendre sa revanche, car revanche il y aura, vous découvrirez que ce retour du manche turlupiné apparaît comme parfaitement suave, ouaté, tendre, duveteux et onctueux.
On a ici un livre pour enfants (de neuf à douze ans, selon la fiche de l’éditeur) qui intéressera aussi les adultes ayant eu des frères et sœurs ou encore quiconque ayant eu plus d’un enfant. Il s’agit d’une promenade, détaillée et riche, dans les replis subtils de l’altération graduelle des interactions entre deux membres d’une même famille, au fil du temps. Ce petit roman se dévore et se déguste comme un met fin. Il nous interpelle amplement. Il nous oblige non seulement à nous souvenir, mais aussi à réfléchir sur l’incroyable richesse et la délicate complexité du tout des relations humaines et des impalpables évolutions qui les déterminent.
Isabelle Larouche (2021), Une sœur, quel bonheur!, Les Éditions Z’ailées, Québec, 267 p.
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec