Le vendredi 23 avril, au journal télévisé de France 3 de 19 h 30, un sujet s’intitulait : « Histoire : autopsie d’un costume au temps de la Commune de Paris ». Et il était présenté comme suit :
[Journaliste] : « Dans les réserves du musée de la mode de la ville de Paris, nous avons suivi une mystérieuse enveloppe. 300 000 pièces sont conservées dans ce lieu tenu secret à l’abri de la lumière, dont plusieurs centaines de vêtements à haute valeur historique. »
[Alexandre Samson, conservateur de collections au palais Galliera] : « On a de la chance de conserver des vêtements portés par Napoléon Ier, Marie-Antoinette, son fils Louis XVII, le dauphin, on a également l’habit de Musset. Tous ces vêtements sont compris comme des vêtements-reliques ».
[Journaliste] : « Notre mystérieuse enveloppe contient un costume trois-pièces en laine d’apparence plutôt ordinaire. Son histoire l’est moins. Il appartenait à Louis-Bernard Bonjean, président provisoire de la Cour de Cassation en 1871. Ce catholique conservateur est mort fusillé [à ce moment, un bruitage fait entendre des coups de feu, en même temps qu’on voit un photomontage de l’exécution] le 24 mai, sur ordre de la Commune de Paris, une insurrection populaire. Sur ce photomontage, il est entouré d’ecclésiastiques, exécutés le même jour. Sa famille a récupéré son corps et conservé ce costume, vieux de 150 ans ».
[Médecin-légiste : le Dr Philippe Charlier, médecin-légiste, archéologue et anthropologue ] : « En fait, ce qui est intéressant avec ce vêtement, c’est qu’on va faire de la balistique et de la médecine légale sans cadavre. Et on va remplacer le cadavre par toutes les faces qui entourent les vêtements. »
[Journaliste] : « Ce médecin-légiste et ses cinq étudiants ont procédé à une autopsie peu ordinaire. D’abord à plat sur une table. »
[Médecin-légiste] : « Ça, ça peut être autant les traces biologiques, coulures de sang, coulure d’urine, le cerveau aussi, lorsque la boîte crânienne a explosé et que les témoignages historiques qui nous racontent qu’il s’est roulé par terre plusieurs fois de suite ».
[Journaliste] : « Ils ont d’abord prélevé des échantillons microscopiques sur les tâches, avant de redonner corps au costume avec ce mannequin. Opération difficile car le vêtement est incomplet. Sans doute a-t-il été découpé pour être retiré. Les scientifiques ont trouvé neuf trous dans le costume. «
[Médecin-légiste à une étudiante] : » Tu dois imaginer ça en volume. »
[Journaliste] : « Avec des baguettes ils reconstituent la trajectoire des balles ».
[Médecin-légiste à un étudiant] : « Alors, lequel est l’entrant et le sortant, d’après toi ? »
[Étudiant] : « Il me semble qu’on avait compris que c’était cet orifice-là qui était entrant et celui-ci sortant ».
[Journaliste] : « Objectif : trouver la cause exacte de sa mort ».
[Médecin-légiste] : « Quels ont été les organes touchés ? Est-ce que la première salve était mortelle ou est-ce que c’était la deuxième ? Eh bien, reconstituer exactement la mort d’une de ces victimes de la Commune, ça permet de rendre cet événement historique beaucoup plus proche de nous ».
[Étudiant] : « On est tous médecins, et on doit travailler plutôt sur des personnes vivantes et donc là c’était un travail qui était plutôt inhabituel pour nous. Donc assez passionnant ».
[Journaliste] : « Grâce aux traces de sang et aux impacts, ils ont reconstitué les gestes du magistrat et conclu qu’il y avait eu plusieurs salves. Six balles, ici en vert [on voit un corps schématique sur un écran] sont entrées par devant lors de la première et au moins quatre ont traversé le corps et sont ressorties. Animés par un sentiment de vengeance, les Communards ont mitraillé cet homme de loi, symbole du pouvoir en place. 150 ans après, son costume a parlé, avant de regagner les tiroirs de l’Histoire de France ».
Remarque 1. Cette reconstitution est saisissante. Elle nous permet de saisir ce qui se passe face à un peloton d’exécution : la peur, l’épouvante des suppliciés (qui peut les amener à se souiller juste avant de mourir) et les détails souvent atroces, car les soldats ne visent pas toujours le torse, partie la plus visible, la plus accessible au tir. Ils visent (ou atteignent sans le vouloir) la tête, comme ce qui arriva à Bolo Pacha (espion au service des Allemands, fusillé en février 1918), dont les soldats « firent éclater la boîte crânienne comme une cartouche de dynamite ». On se remémore à cet égard la description saisissante de la bataille de la Montagne Blanche, par l’historien par Olivier Chaline, notamment lorsqu’il évoque les blessures causées par les balles de mousquet, pourtant bien moins meurtrières que celles des chassepots de 1871 [Noesis, 1999].
Remarque 2. Néanmoins, le principal caractère de ce sujet n’était pas son caractère scientifique (comme lorsque des anthropologues reconstituent la vie d’hommes préhistoriques à l’aide de divers vestiges : pointes de flèches en pierre, ossements d’animaux, bois brûlés, etc.), mais son caractère idéologique. En effet, on commémore cette année le 150e anniversaire de la Commune de Paris, qui eut lieu du 18 mars au 28 mai 1871, et, le 23 avril, on était pratiquement au milieu des deux mois de ce 150e anniversaire. Or, si ce souvenir est aussi vivant, aussi vivace, c’est parce qu’il constitue toujours un événement clivant, entre la droite et la gauche. Il est aussi clivant que le fut la période de la Convention montagnarde, en 1792-1794, ou celle du Front Populaire, en mai-juin 1936, ou celle de mai 1968.
Remarque 3. Ce clivage s’est manifesté, à Paris, le 3 février 2021, lorsqu’un élu L.R. de la capitale, le conseiller Rudolph Granier, a déclaré tout de go que sa formation s’opposerait à une subvention municipale à l’association des Amies et Amis de la Commune de Paris 1871, affirmant que « cette association, coprésidée par un ancien dirigeant communiste « [glorifiait] les événements les plus violents de la Commune ». Il évoquait aussi « les incendies de la Commune qui [avaient] ravagé des pans entiers de la capitale ». Pour lui, la maire socialiste, Anne Hidalgo, « ânonnait » à ce sujet une série de contre-vérités historiques pour tenter de ressouder socialistes, communistes et écologistes en vue de son projet présidentiel ». Et il terminait en disant [ce qui est révélateur, et ce sur quoi on reviendra], que ce projet « [rassemblerait] certainement moins de personnes que les dix millions de personnes qui ont participé à la souscription nationale pour l’édification du Sacré-Cœur ».
Remarque 4. On notera qu’Emmanuel Macron, en 2018, avait déclaré que « Versailles, c’était là où la République s’était retranchée quand elle était menacée. » [Un mot d’explication : c’est à Versailles que s’était replié le siège du gouvernement, présidé alors par Adolphe Thiers. Et c’est pour cela que furent appelés Versaillais les soldats (mais surtout les membres du gouvernement) qui, fin mai 1871 écrasèrent la Commune. Au passage, ce nom de ville, dans la conscience de gauche, a été frappé du même opprobre, du même discrédit que celui de Vichy (du fait du lien de cette ville avec le régime Pétain). Dans la mesure où une déclaration sur la Commune est un marqueur entre droite et gauche, on en conclura ce qu’on voudra sur le positionnement politique d’Emmanuel Macron…
Remarque 5. On notera aussi que ce fut à Versailles que, dès le 19 septembre 1870, s’installèrent le gouvernement et l’état-major allemands. Ce fut donc de Versailles que les généraux allemands menèrent toute la guerre contre la France. Et, d’une grande importance symbolique, ce fut même dans la Galerie des glaces du palais de Versailles que, le 18 janvier 1871, fut proclamé l’empire allemand, dont le nouvel empereur fut le roi de Prusse Guillaume Ier, qui conserva son ancien titre – et ses prérogatives – de roi de Prusse. Les Allemands ne quittèrent la ville que le 7 mars 1871, soit 11 jours seulement avant la proclamation de la Commune de Paris. Pour reprendre la règle des trois unités du théâtre classique (« Qu’en un jour, en un lieu, un seul fait accompli / Tienne jusqu’à la fin du jour le théâtre rempli »), on pourrait dire que le passage de témoin des Allemands aux Versaillais respecta « presque » cette règle, immortalisée par Boileau :
– Unité de temps : non pas un jour mais neuf mois, du 19 septembre 1870 au 28 mai 1871, soit l’unité de temps de gestation d’un être humain,
– Unité de lieu : Versailles, siège du gouvernement et de l’état-major allemands, puis siège du gouvernement de Thiers,
– Unité d’action : de septembre 1870 à mars 1871, écrasement militaire de la France par les Allemands et, de mars 1871 à fin mai 1871, écrasement militaire de la Commune par les Versaillais, la concrétisation du passage du témoin étant marquée par la libération, par Bismarck, à la demande de Thiers, de 60 000 prisonniers français, qui furent autant de combattants qui s’ajoutèrent aux militaires déjà disponibles pour réprimer la Commune.
– Unité d’action supplémentaire : la punition. La punition infligée par les Allemands à la France après la défaite fut la cession de l’Alsace et de la Moselle et le versement d’une indemnité de 5 milliards de francs-or, la punition infligée aux Communards après la Semaine sanglante, fut la multiplication des exécutions sommaires, des tribunaux militaires et la déportation en Nouvelle-Calédonie.
Remarque 6. On en arrive au point principal, qui est l’aspect idéologique de ce reportage. En effet, il est vrai que plusieurs notables, ecclésiastiques, militaires, magistrats, furent exécutés par la Commune. Il me souvient que, dans mon enfance, on faisait grand cas du général Thomas et de Mgr Darboy (archevêque de Paris) fusillés par la Commune. [Pour pasticher Stéphane Bern, « un prêtre, quelle horreur ! »]. Et, au total, une centaine d’hommes, considérés comme des suppôts de Versaillais, furent fusillés, ou exécutés sommairement, ou lynchés (pas toujours, d’ailleurs, sur ordre de la Commune). Mais cette centaine de morts (qui sont toujours cent morts de trop) sont sans « commune » mesure [si l’on peut dire…], avec les 5700 à 20 000 morts – selon les sources – de la répression versaillaise. Au passage, cette disproportion fait penser aux événements de Sétif et Guelma, en Algérie, le 8 mai 1945. Ce jour-là, les indépendantistes algériens tuèrent une centaine de colons français. Mais les jours suivants et les semaines suivantes, la répression, menée par l’armée française et des civils constitués en milices, fit de 3000 à 30 000 morts parmi les Algériens musulmans.
Remarque 7. On pouvait, dès le début, s’attendre à la tonalité du reportage. Le musée Galliera, en effet, est le musée de la mode. C’est-à-dire qu’il recèle des vêtements de prix, majoritairement portés par des classes privilégiées. De fait, le conservateur Alexandre Samson, cite Napoléon (qui a de nombreux admirateurs à droite), ainsi que la reine Marie-Antoinette et son fils, emblèmes de l’Ancien Régime, voire de la Contre-Révolution. Ce tropisme contre-révolutionnaire est attesté par la remarque du conservateur : « Louis XVII, le dauphin ». Or il n’y eut jamais, en France, de roi nommé Louis XVII puisque la royauté fut abolie le 21 septembre 1792. Et si le fils de Louis XVI fut officiellement dauphin jusqu’à l’abolition de la royauté, le 21 septembre 1792 (il mourut le 8 juin 1795), il ne le fut plus après cette date, qui marque le début de l’an I de la République. Décidément, ce M. Alexandre Samson est conservateur à tous les sens du terme…
Remarque 8. Ce qui donne également un aspect conservateur au reportage est l’allure du Dr Philippe Charlier, qui dirige les opérations. Il « officie », si l’on peut dire, en costume-cravate, ce qui n’était pas obligatoire dans ce travail de reconstitution. Il aurait pu être vêtu en polo, chemise ou chemisette, comme ses étudiants, ses explications n’auraient rien perdu en clarté…
Remarque 9. Dans le reportage, il est dit : « animés par un sentiment de vengeance, les Communards ont mitraillé cet homme de loi, symbole du pouvoir en place. » Cela fait apparaître les Communards comme de fonciers sanguinaires, qui n’auraient été motivés que par leur désir de s’en prendre au pouvoir en place : comme si le pouvoir en place n’avait rien à se reprocher. Or, à divers titres, ce pouvoir en place (du second Empire comme de la République conservatrice qui suivit) pouvait se reprocher beaucoup de choses.
9.1. Au gouvernement impérial les Communards pouvaient d’abord reprocher les conditions de sa naissance, celle du coup d’État du 2 décembre 1851, qui fit entre 300 et 400 morts. Puis ses diverses interventions extérieures, dont certaines furent sanglantes (par exemple celle de Crimée (95 000 morts français), celle de la campagne d’Italie de 1859 : Magenta et Solférino), d’autres incohérentes avec la politique antérieure (le soutien au pape contre les Piémontais) d’autres carrément désastreuses (l’expédition du Mexique). Mais c’est bien entendu la guerre de 1870 qui pouvait le plus lui être reprochée : d’abord de l’avoir provoquée, par les maladresses de l’ambassadeur Benedetti, par la faiblesse de Napoléon III (affaibli par ses calculs urinaires), par l’état d’impréparation et de désorganisation chroniques de l’armée française. Enfin, par le maintien du système du remplacement dans la conscription, qui permettait aux enfants de bourgeois et de paysans aisés de payer des Français plus pauvres pour qu’ils aillent se faire tuer ou estropier à leur place.
9.2. Au moins jusqu’à la chute du second Empire (le 4 septembre 1870), les Français des classes populaires pouvaient donc reprocher au régime de Napoléon III une bonne part des morts de Wissembourg, de Woerth, de Spicheren, de Borny, de Mars-la-Tour, de Gravelotte-Saint-Privat, de Sedan (sans compter les morts de toutes les guerres antérieures, de la Crimée à l’expédition du Mexique). Après, ce que ces mêmes classes populaire (et, plus encore, les plus engagées politiquement) purent reprocher à l’Assemblée élue le 8 février 1871 fut d’avoir été majoritairement conservatrice, voire monarchiste, et d’avoir voulu la paix à tout prix (pour protéger ses affaires et ses propriétés), alors que certains voulaient la lutte à outrance. Les militants et ouvriers qui fondèrent la Commune pouvaient donc estimer que le gouvernement Thiers, émanant d’une France conservatrice et paysanne, trahissait la patrie.
Remarque 10. Le sort du malheureux Louis-Bernard Bonjean est certes navrant. Mais au moins sa famille parvint-elle à récupérer son corps et son vêtement. Mais que penser, à cette aune, des Communards tués par les Versaillais ? Combien de leurs proches récupérèrent-ils leurs corps ? Combien de ces Communards furent-ils inhumés dans des tombes individuelles, portant leur nom et date de naissance ? Combien furent-ils jetés à la fosse « commune » ? La chaîne France 3 va-t-elle consacrer une émission à la Semaine sanglante [nom des derniers jours de combats, au cours desquels les Versaillais écrasèrent la Commune] plus équilibrée au profit de la Commune ? Y apprendra-ton, par exemple, que la Commune avait prévu – entre beaucoup d’autres projets – la Séparation de l’Église et de l’État, l’enseignement laïque, le début de l’instauration de la journée de 10 heures de travail (les ouvriers travaillaient bien plus), l’interdiction du travail de nuit dans les boulangeries, la mention d’un salaire minimum dans les appels d’offres des marchés publics, l’égalité hommes-femmes, le début de l’autogestion, etc. ?
Remarque 11. J’ai évoqué plus haut, au point 3, la question du Sacré-Coeur. Pourquoi cet édifice est-il associé à la Commune ? Non parce que (comme on l’a parfois dit), il aurait été bâti en « expiation des crimes de la Commune » ou « pour remercier le Ciel d’avoir empêché la Commune de détruire Paris », mais pour des raisons qui, au fond, s’y ramènent. D’abord parce que l’église fut construite en réponse à un désir d’expiation pour toutes les avanies infligées au très réactionnaire Pape Pie IX. Puis au fait que la basilique s’élève sur la colline de Montmartre, d’où partit précisément la Commune (comme s’il s’agissait que le monument efface le souvenir de l’événement). Puis que la déclaration d’utilité publique autorisant sa construction fut votée par une majorité aussi monarchiste que conservatrice. Puis qu’elle fut conçue dans un style « romano-byzantin », style-pastiche comme en connut à foison le XIXe siècle : néo-roman, néo-gothique, néo-byzantin, néo-classique, tous types de styles résolument tournés vers les monuments du passé, considérés comme des modèles insurpassables. Et donc susceptibles de plaire à des élus conservateurs, en 1871… comme en 2021.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir