

Je travaille depuis pas mal d’années sur le processus qui a vu l’appareil judiciaire français s’émanciper de la tutelle politique qu’il subissait traditionnellement.
J’ai assisté de l’intérieur à cette émancipation et à cette conquête de l’indépendance vis-à-vis de la subordination infligée par l’exécutif. Le paradoxe est que la construction de cette autonomie a débouché sur le contraire de ce que l’indépendance est chargée de permettre : l’impartialité. La magistrature française pour différentes raisons, dont la moindre n’est pas la lâcheté des politiques, a ainsi acquis une position dominante vis-à-vis des deux autres pouvoirs séparés. Cela lui a aussi été permis grâce au soutien, au moins dans un premier temps, d’une opinion publique exaspérée par la médiocrité, voire la corruption de ses élus incapables de régler ses problèmes. Étonnant contresens de laisser ainsi le seul pouvoir sans légitimité démocratique directe dicter leur politique aux deux autres. L’idéologie de « l’État de droit », moyen évident de priver le peuple de sa souveraineté pour la confier au juge, et ce toujours au profit de l’oligarchie dominante, a fait le reste. Parce qu’il ne faut pas se tromper. Les magistrats français, des quatre ordres de juridiction, constitutionnel, judiciaire, administratif et financier, armés de l’idéologie de la petite bourgeoisie à laquelle ils appartiennent, passent leur temps à faire de la politique. Et ils le font au service du système, quand ils liquident judiciairement la candidature de François Fillon pour permettre l’élection d’Emmanuel Macron, fondé de pouvoir du néolibéralisme. Ils le font quand ils répriment massivement et férocement les mouvements sociaux qui s’y opposent comme le mouvement des gilets jaunes. Ils le font quand ils veillent soigneusement à éviter tout désagrément judiciaire aux amis et soutiens de Macron. Et enfin quand ils veillent à poursuivre sans faiblesse ceux qui peuvent présenter pour celui-ci un danger politique quelconque. Comme vient de le démontrer la disqualification de Marine Le Pen, et comme le démontrera bientôt ce qui attend Jean-Luc Mélenchon, lequel avait déjà goûté on s’en souvient à ce « law fare » à la française. À la suite duquel, il m’avait d’ailleurs sollicité pour participer à la création du documentaire que son équipe avait réalisé . Lui sait bien aujourd’hui qu’il n’a, de ce point de vue, aucune illusion à se faire.
J’ai été sollicité pour traduire en anglais certains de mes précédents articles, afin leur permettre une diffusion internationale. Il semble en effet que ce qui vient de se produire a suscité surprise et intérêts à l’étranger. Y compris d’ailleurs avec l’utilisation directement politicienne qui en est faite aux États-Unis ou en Russie.
J’invite évidemment de mon côté au partage de ce texte. La dérive illibérale que connaît notre pays sous l’égide d’Emmanuel Macron, mérite qu’on la fasse connaître et qu’on l’explique.
********************************************************************************************
La décision du tribunal correctionnel de Paris d’infliger une lourde peine à Marine Le Pen et à son parti, et surtout de lui infliger une peine provisoire d’inéligibilité, l’empêchant de se présenter à la prochaine élection présidentielle de 2027, a provoqué une tempête de réactions.
Cette décision était inévitable, et il est incompréhensible que les dirigeants du Rassemblement national aient été surpris. La sévérité de la peine principale (quatre ans de prison, dont deux fermes) et surtout l’inéligibilité avec exécution provisoire n’étaient pas difficiles à prévoir pour quiconque suivait les dérives politiques de la justice française. Surtout depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron, qui, rappelons-le, a été élu à l’Élysée par cette même justice.
Trois raisons du scandale démocratique
– Le premier facteur est l’idéologie politique professée par la magistrature. Sociologiquement, la magistrature est majoritairement issue de la petite bourgeoisie urbaine, dont elle partage les modes de vie, la culture, les positions politiques et les valeurs sociétales. À cela s’ajoute une véritable aversion pour les classes populaires (comme on l’a vu lors de la répression féroce des Gilets jaunes) et la conviction qu’elle doit profiter de sa place au sein des institutions et des pouvoirs qui lui sont propres pour imposer sa morale à la société, et notamment, dans le cas présent, en faisant preuve d’un antifascisme de pacotille.
– La deuxième raison tient à l’insondable stupidité de la classe politique. Terrorisée par l’accusation populiste selon laquelle « tout le monde est pourri », et soucieuse d’être pardonnée, elle passe son temps à voter des lois répressives contre les élus, convaincue qu’elle ne fera que s’abattre sur son prochain. La possibilité d’exécution provisoire de peines accessoires inéligibles, en violation du principe de présomption d’innocence, en est l’exemple le plus effroyable.
– Le troisième est la volonté farouche du pouvoir judiciaire de se transformer en pouvoir politique, en établissant une jurisprudence parfaitement abusive qui place les hommes politiques à la merci de la justice. Cette dernière entend contrôler non seulement leur probité (ce qui serait normal), mais surtout leurs activités politiques. L’affaire Marine Le Pen est exemplaire à cet égard, car la possibilité de condamnation pour « détournement de fonds publics » des parlementaires est une hérésie juridique créée de toutes pièces par la Cour de cassation. L’activité politique d’un élu devrait être soumise au contrôle et à l’appréciation des électeurs. Celle-ci est désormais confisquée en amont par un organe autonome et partial devenu pouvoir politique, sans disposer de la légitimité démocratique pour le faire.
Le juge est là pour arbitrer des intérêts contradictoires. En matière pénale, il s’agit d’un arbitrage entre la société, représentée par le ministère public, et la personne poursuivie.
Le juge n’est pas là pour décider qui peut solliciter les suffrages du corps électoral souverain, selon ses propres idées politiques, à l’aide de textes sollicités pour l’occasion et d’une jurisprudence qu’il a lui-même concoctée.
« Tarif du droit français »
L’auteur de ces lignes a l’impudeur de dire qu’il sait de quoi il parle, puisqu’après cinquante ans de carrière comme juriste universitaire, il a publié début 2020 un ouvrage abondant intitulé : « Une justice politique » avec le sous-titre : « Des années Chirac au système Macron ». Nous allons évidemment vous encourager à le lire, qui préfigurait ce qui vient de se passer, en rappelant ce que disait la quatrième de couverture : « Le tableau final, abondamment documenté, est celui d’une justice qui a choisi son idéologie plutôt que le bien commun . » La décision rendue par le tribunal correctionnel le 31 mars est l’expression parfaite de cette réalité. Et des raisons de cette catastrophe démocratique, qui voit le chef du premier parti français exclu de la candidature à l’élection présidentielle. Contrairement à la Roumanie, où le candidat arrivé en tête au premier tour d’une élection présidentielle a été disqualifié, il n’a pas été nécessaire, comme à Bucarest, de donner des injonctions aux membres de la Cour suprême. Les juges français n’avaient besoin d’aucune instruction pour porter spontanément atteinte à la liberté et à la souveraineté de l’électeur français.
En l’espace de 48 heures, nous avons assisté à un festival d’absurdités, d’ignorance crasse, d’hypocrisie et de mensonges, accompagnés d’un cynisme et d’une mauvaise foi portés à des sommets inédits. Tout cela s’alimente de l’analphabétisme juridique et judiciaire, inhérent à la forte culture administrative de notre pays.
Interdit de critiquer la justice ?
– Des déclarations cinglantes de dirigeants politiques qui se donnent des airs de stigmatiser la critique d’une décision de justice (coucou Boris Vallaud), accompagnées d’un communiqué menaçant du Conseil supérieur de la magistrature sur le risque pénal auquel ces critiques les exposent. C’est tout simplement une imbécillité.
Tout le système judiciaire repose précisément sur la méfiance envers « l’homme juge ». C’est pourquoi toute une série de règles ont été élaborées, destinées à affaiblir son inévitable subjectivité et à atteindre l’IMPARTIALITÉ dans la recherche de la vérité JUDICIAIRE. Principes fondamentaux intangibles du droit pénal, droits de la défense, débat contradictoire strictement formel, collégialité, double juridiction, contrôle de la Cour de cassation, etc. J’ai toujours enseigné à mes étudiants qu’il ne fallait pas « faire confiance à la justice » (expression stupide) parce qu’« elle est rendue par des gens comme moi ». La critique d’une décision judiciaire est donc consubstantielle au fonctionnement régulier de l’institution.
Un tract politique, pas un jugement
– Précisément, l’étonnant raisonnement qui sous-tend la décision d’exclure Marine Le Pen de l’élection présidentielle, par voie d’exécution provisoire, est l’expression d’une subjectivité directement politique. « La cour a pris en considération le trouble majeur à l’ordre public démocratique que provoquerait en l’espèce le fait qu’un candidat, par exemple et notamment à l’élection présidentielle, voire un candidat élu, aurait déjà été condamné en première instance, notamment à une peine complémentaire d’inéligibilité pour détournement de fonds publics qui pourrait ultérieurement être définitivement condamné .
Traduction : Je ne veux pas que Marine Le Pen soit candidate, ni même élue, parce que ses idées politiques ne nous plaisent pas. Alors, au diable la double compétence, au diable la Cour d’appel, au diable la Cour de cassation, au diable les principes, j’use de mon pouvoir pour nier aux électeurs leur liberté de choix. Et tant pis si, ce faisant, je piétine une décision du Conseil constitutionnel qui disait, pas plus tard que trois jours plus tôt : « Sauf méconnaissance du droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, il appartient au juge, dans sa décision, d’apprécier la proportionnalité de l’atteinte que cette mesure (l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité) est susceptible de porter à la préservation de la liberté de l’électeur ». C’est une belle insulte, explicitement motivée : au diable la liberté des électeurs, des douze millions de personnes qui leur ont fait confiance. Interdisez-la pour cette seule raison : c’est une néonazie qui n’aime pas l’Europe et qui mange ses petits-enfants. La lecture de l’ensemble de la décision montre qu’il ne s’agit pas d’une décision juridique, mais malheureusement d’un pamphlet politique. Si la justice française n’a pas agi à contresens, ce jugement ne devrait pas être cassé par la Cour d’appel, mais annulé.
Quel détournement de fonds publics ?
– Ceux qui aiment la politique à travers les juges, persuadés d’appartenir à une magistrature essentiellement composée de gens appartenant culturellement à la petite bourgeoisie urbaine et partageant ses idéologies, répètent sans cesse l’antienne démagogique : « Croyez-vous qu’ils ont détourné l’argent public ! » Ça marche à tous les coups : dans l’opinion publique, les journalistes et les juges sont certes détestés, mais les politiques encore plus. Alors, imaginez, voler l’argent de nos impôts que nous sommes obligés de verser à l’État, c’est le pire du pire. Le problème, c’est que cette incrimination est une mascarade judiciaire montée par la Cour de cassation.
Il est difficile d’entrer ici dans le détail de la jurisprudence établie par la Cour de cassation, qui, en violant le principe d’interprétation restrictive du droit pénal, a placé les parlementaires, c’est-à-dire le pouvoir législatif, sous le contrôle du juge pour contrôler l’usage de leur liberté politique. Nous vous renvoyons à notre ouvrage précité, et notamment au chapitre 6 : « Quand la Cour de cassation aménage les chemins » (P172 à P193). L’interprétation stricte du Code pénal français ne prévoit pas l’application du délit de détournement de fonds publics aux parlementaires. La démocratie ayant un coût, les parlementaires disposent d’un certain nombre d’éléments matériels pour exercer leur mandat. La manière dont ils le font, sous le contrôle de l’Assemblée à laquelle ils appartiennent, relève de leur liberté, protégée par la séparation des pouvoirs. En permettant, grâce à une acrobatie jurisprudentielle, d’encourir l’accusation de détournement de fonds publics, la Cour de cassation a ainsi permis au juge de se prononcer sur la manière dont ces moyens matériels ont été utilisés.
Bien entendu, l’utilisation doit être licite et ne doit pas permettre la commission d’autres infractions. Dans l’affaire Front national, c’est l’activité politique des assistants parlementaires du RN qui a été examinée. La cour n’a pu que constater l’absence d’enrichissement personnel, certes, mais a distingué ce qui relevait du mandat et ce qui n’en relevait pas. Or, c’est ce contrôle direct et détaillé de l’activité politique qui viole la séparation des pouvoirs. Si un attaché avait bénéficié d’un emploi « fictif », c’est-à-dire rémunéré sans exercer aucune activité politique, il s’agirait d’un « abus de confiance ». Le juge aurait pu le sanctionner en mai en constatant l’absence de travail ou son insuffisance quantitative, point final. Mais la cour, en s’appuyant sur la jurisprudence irrégulière de la Cour de cassation, a contrôlé la manière dont les parlementaires organisent leur activité au service de leur mandat. Si l’on suit la logique de cette approche, le juge pourra vérifier ce qu’ils lisent (est-ce pertinent ou non ?), où ils vont (est-ce pertinent ou non ?), à quelles réunions ils assistent (est-ce pertinent ou non ?). Et c’est précisément ce que proscrit la séparation des pouvoirs, c’est-à-dire le contrôle du pouvoir législatif par le juge judiciaire. Ce contrôle incombe au corps électoral souverain.
Nous en resterons là, car ce jugement contient tellement d’éléments qui n’ont pas leur place dans une décision de justice, et tant d’absurdités et de mensonges ont été proférés ces derniers jours, qu’il serait fastidieux de s’étendre davantage. Mais n’oublions pas que la justice reste une justice de classe, même si c’est désormais la petite bourgeoisie qui assure le service au profit du système dont Emmanuel Macron est le mandataire.
Mais il est également important de prendre la mesure de ce que la démocratie française a pu apporter à cette occasion. Un rapide coup d’œil à la presse internationale, tous continents confondus, est assez touchant, tant on y trouve de la surprise, de la dérision, des moqueries et du mépris exprimés face à la dérive antidémocratique d’un pays et d’un président généralement prompts à donner des leçons au monde entier.
Source : Vu du Droit
Source: Lire l'article complet de Profession Gendarme