
Par Ron Unz − Le 3 mars 2025 − Source Unz Review
Il y a quelques semaines, j’ai publié un long article sur les Protocoles des Sages de Sion, qui passait en revue les éléments disponibles concernant ce document célèbre remontant au tout début du XXème siècle, et qui s’employait à évaluer sa crédibilité et ses origines.
Mon verdict final était plutôt bateau. Je concluais que ce document était sans doute une fiction, mais qu’il reflétait sans doute une compréhension large de l’énorme influence cachée de groupes juifs dans toute l’Europe, qu’il s’agisse de banquiers, de conseillers politiques, ou de révolutionnaires.
Quelques générations plus tôt, les romans populaires écrits par Benjamin Disraeli, le très influent premier ministre britannique, né juif, avait affirmé exactement la même chose, qui mettait en scène un personnage représentant Lord Rothschild expliquant qu’un réseau de Juifs, agissant en coulisses, dominait secrètement la plupart des gouvernements majeurs en Europe. Ces notions ont probablement inspiré profondément les Protocoles.
À peu près au moment où les Protocoles ont frappé la conscience du public, des sentiments semblables étaient répandus jusque dans les cercles les plus respectables. Par exemple, le Dr. David Starr Jordan, président fondateur de l’Université de Stanford, et l’un des intellectuels publics les plus éminents des États-Unis, publia Unseen Empire en 1913. Dans cet ouvrage, qui reçut des critiques positives de la part de l’influent Literary Digest, il affirmait qu’un réseau de familles de banquiers juifs, pratiquant des mariages entre eux, avait silencieusement pris le contrôle financier de tous les pays importants d’Europe, et exerçait donc une influence nettement plus importante sur les politiques de ces gouvernements que leurs divers électeurs, rois ou empereurs.
De fait, les Protocoles n’ont commencé à attirer une attention internationale importante qu’après que l’on comprit que les hauts dirigeants de la Révolution bolchevique étaient de manière écrasante des Juifs. Le mouvement radical avait pris le contrôle du puissant Empire russe en 1917, puis avait échoué à en faire de même dans le reste de l’Europe, ses soulèvements ayant échoué en Allemagne, en Hongrie et dans d’autres pays.
Je pensais que les Protocoles avaient probablement été fabriqués, mais je n’en ai pas moins noté que de nombreuses sources contemporaines très respectées l’avaient considéré, au moins au départ, comme l’historique factuel d’une conspiration juive visant à renverser tous les gouvernements chrétiens d’Europe, et finalement prendre le contrôle du monde. Par exemple, j’ai évoqué le récit de Douglas Reed, un correspondant de premier plan du Times of London à l’époque :
Selon le récit produit par Reed, les Protocoles avaient commencé à attirer l’attention en 1920, lorsque le document avait été traduit en anglais par l’un des principaux correspondants britanniques en Russie, qui était mort peu de temps après cela. Son employeur, le Morning Post, était l’un des journaux britanniques les plus anciens et les plus sobres, et son éditeur avait alors demandé à l’équipe du journal de publier vingt-trois articles sur ce document, en pratiquant une enquête approfondie. Le Times of London était alors considéré comme organe de presse le plus influent au monde, et il adopta une position semblable dans un long article paru le 8 mai 1920, et Lord Sydenham, une autorité de premier plan à l’époque, en fit ensuite autant dans les pages du Spectator.
La suite d’articles parus dans le Morning Post portait le titre « Le Péril juif, », et plus tard la même année, elle fut compilée et publiée comme livre sous le titre Les Causes de l’Instabilité Mondiale. Cet ouvrage fut publié au Royaume-Uni ainsi qu’aux États-Unis, et intégrait une longue introduction écrite par l’éditeur, et l’on en trouve de nos jours facilement le contenu en ligne. Comme je l’ai expliqué :
Ces articles citent de manière répétée les travaux de Nesta Webster, une auteure britannique qui avait fait paraître l’année précédente une longue analyse historique de la révolution française, et deux de ses contributions personnelles à la suite du Morning Post sur les Protocoles étaient également intégrées à la fin de l’ouvrage. Il est possible qu’elle ait contribué nettement plus que cela à l’ensemble de la suite anonyme.
L’année suivante, Webster a publié World Revolution, son ouvrage nettement plus long
traitant de sujets très liés, décrivant l’apparition et la croissance de mouvements secrets et conspirateurs visant à renverser l’ensemble des monarchies chrétiennes établies en Europe et à les remplacer par des gouvernements socialistes radicaux. L’auteur renvoie tout ceci au mouvement Illuminati d’Adam Weishaupt au XVIIIème siècle, affirmant que ce projet avait peu à peu subverti les loges maçonniques en France et dans l’ensemble de l’Europe continentale, puis avait utilisé la Franc-maçonnerie comme véhicule pour ses complots révolutionnaires dangereux.
Webster affirme que les Juifs n’ont constitué qu’un élément insignifiant au départ de ce mouvement conspirateur, mais qu’au milieu du XIXème siècle, ils avaient déployé leur énorme richesse pour s’emparer d’une influence énorme au sein de ce projet, devenant sans doute sa principale force. Elle consacre la plus grande partie de son dernier chapitre aux Protocoles, et considère son contenu comme un excellent résumé des projets secrets derrière ces mouvements subversifs, que le document fût ou ne fût pas ce qu’il affirmait constituer.
Sur la base de mes propres lectures historiques en provenance de l’establishment, j’avais toujours considéré le sujet des complots révolutionnaires secrets ourdis par les Illuminati, les Francs-maçons ou par d’autres groupes semblables comme la quintessence de la folie émanant de cinglés, et je n’avais jamais entendu parler de Webster, qui avait été la principale auteure sur ce type de sujet. Mais j’ai découvert que certains contemporains éminents de Webster avaient été très impressionnés par son érudition et étaient parvenus à des conclusions plus ou moins semblables.
L’exemple le plus notable de ce soutien apporté aux recherches menées par Webster est venu de Winston Churchill, ministre britannique. À peu près à l’époque où le Morning Post commençait sa longue suite d’articles sur les Protocoles, Churchill a publié un article majeur dans le Illustrated Sunday Herald, semblant adopter une position semblable au sujet des dangereux complots ourdis par des Juifs subversifs internationaux, non sans faire les éloges de Webster, et non sans souligner ses recherches importantes au sujet de la Révolution française.
Je n’avais quasiment jamais entendu parler de Webster, mais elle semble avoir constitué durant les premières décennies du XXème siècle une personnalité nettement plus influente que je ne l’imaginais, et ses recherches semblent avoir été une source importante pour l’opinion et les écrits de Winston Churchill, de Douglas Reed, et d’autres. J’ai également découvert le fait qu’elle avait des origines très élitistes, son père ayant été un haut dirigeant de la Barclays Bank, l’une des institutions financières de premier plan au Royaume-Uni.
En 1924, elle publia Sociétés Secrètes et Mouvements Subversifs, qui semble résumer l’accumulation de ses recherches sur ce sujet controversé, et qui comprend une annexe qui remet vertement en question les allégations de plagiat portées contre les Protocoles, parues dans les médias durant les années précédentes. Selon sa page Wikipédia, à cette période, Hilaire Belloc, une personnalité littéraire britannique, et lui-même largement accusé d’antisémitisme, avait commencé à la dénoncer en privé comme « antisémite » et à qualifier ses travaux de « lunatiques ». Par la suite, elle est devenue un soutien actif de l’Union des Fascistes britanniques de Sir Oswald Mosley.
J’ai lu avec attention son livre paru en 1924, et nombre des théories qu’elle y expose m’apparaissent comme excentriques et très douteuses. Elle soutient l’existence d’un mouvement conspirationniste multiséculaire, dédié à la destruction de la civilisation chrétienne, et dont les premières racines remonteraient jusqu’à l’infâme Ordre des Assassins du Moyen-Orient. Selon Webster, certaines des doctrines de ce notoire culte musulman furent absorbées par l’Ordre du Temple, l’organisation très riche et puissante qui fut fondée durant les Croisades.
En 1307, le Roi de France Philippe IV avait supprimé les Templiers, arrêté la plupart des hauts dirigeants de l’Ordre, et les avait fait torturer pour qu’ils confessent leur culte satanique, puis les avait condamnés au bûcher, et le Pape avait officiellement dissout l’Ordre quelques années plus tard. Mes livres d’histoire avaient toujours affirmé que les décisions du Roi Philippe avaient sans doute été prises dans le but de supprimer les dettes financières importantes qu’il avait souscrites auprès de cette organisation, et d’éliminer un puissant rival politique. Mais Webster affirme que les accusations portées par le Roi de France étaient fondées, et que les hauts dirigeants de l’Ordre du Temple étaient bel et bien devenus secrètement des adorateurs de Satan.
En outre, après la mise à mort de ses dirigeants et la suppression générale de l’Ordre, la société secrète qui avait survécu avait fini par devenir un élément fondateur du mouvement de la Franc Maçonnerie en Europe continentale, non sans conserver une fausse légende sur la trahison et le meurtre de ses hauts dirigeants, ainsi qu’une amère antipathie à l’encontre de l’Église Catholique et de la Monarchie française.
Selon Webster, une autre branche très importante de ces sociétés secrètes dédiées à la subversion de l’ordre établi en Europe était le Cabalisme juif, qui constituait une racine majeure du soutien pour les rituels magiques et surnaturels que l’on trouvait souvent dans ces organisations.
Le livre de Webster comprend presque 900 notes de bas de page, qui font référence à divers textes médiévaux et histoires universitaires de cette ère, écrits en anglais, en français et en allemand, ainsi qu’à des travaux sur les origines de la Franc Maçonnerie. Mais je ne disposais ni des connaissances, ni de l’entrain à enquêter sur ces éléments. Et bien que le mouvement maçonnique fût certes très influent durant les XVIIIème et XIXème siècles, l’article Wikipédia de 16000 mots à son sujet ne contenait qu’une seule brève référence à Webster comme auteure anti-maçonnique. On trouvait également des articles sur des théories du complot maçonniques et une théorie du complot judéo-maçonnique couvrant ces sujets en détail, mais ces articles ne faisaient aucune mention du nom de Webster ou de ses ouvrages.
Sur la base des éléments actuels, Webster apparaissait donc largement comme une cinglée marginale, quelqu’un dont on ne prendrait certainement pas au sérieux les théories dans les cercles respectables, et la mention très brèves qu’en fait Winston Churchill ne constituait donc guère qu’une anomalie troublante. Mais j’ai découvert que les choses étaient bel et bien différentes.
Au début des années 2000, j’ai passé plusieurs années à établir un système d’archivage de contenus, qui contient les archives quasiment complètes d’environ deux cents publications de premier plan étasuniennes sur les 150 dernières années, et ce système s’est avéré très utile pour obtenir une évaluation nettement mieux équilibrée de Webster et de ses travaux.
J’ai découvert qu’une longue liste de ses ouvrages figurait dans ce système, avec leurs critiques parues à l’époque, et ces dernières démontraient que bien que les ouvrages fussent très controversés, on ne considérait pas du tout Webster comme cinglée à l’époque. Le New York Times, Nation et CommonWeal avaient produit des critiques de ses ouvrages, ainsi que les très influentes publications de cette époque qu’étaient le Saturday Review of Literature, le Bookman, et l’Outlook. Des journaux universitaires de premier plan, comme l’American Historical Review and Political Science Quarterly en avaient fait autant, et Foreign Affairs avait noté et décrit brièvement quelques uns de ses livres.
Certains de ces commentaires, surtout ceux qui étaient paru dans des périodiques libéraux ou orientés à gauche, s’étaient faits très critiques, remettant en question sa lecture « conspirationniste » des événements d’une manière très proche dont les auteurs plus modernes l’ont fait de manière uniforme. Mais elle disposait également de fervents défenseurs.
Par exemple, Wilbur Cortez Abbott, professeur d’histoire, le Francis Lee Higginson de l’Université de Harvard, a publié en 1920 une critique longue et très favorable de son ouvrage sur la Révolution française, qu’il considère dès sa première phrase comme « extraordinairement intéressant ». Il poursuit en reconnaissant que sa thèse n’est « pas totalement nouvelle, » mais souligne qu’elle n’avait jamais « été traité avec un tel niveau de détail » ni de manière aussi complète. Pour résultat, il affirme que le livre doit « être pris en compte par quiconque désirant connaître et comprendre les sources des mouvements populaires, de l’époque ou contemporains. » La longue critique parue dans le New York Times accepte également l’ensemble de ses recherches sur la véritable histoire de cet événement comme importantes et correctes.
Les périodiques universitaires étaient tout aussi mitigés. La critique plutôt courte parue dans le Political Science Quarterly souligne la « quantité colossale d’éléments contemporains » apportés par l’auteure pour soutenir son « interprétation la plus nouvelle et stupéfiante sur le grand événement du XVIIIème siècle. » Et bien que la discussion dans l’American Historical Review soit plutôt négative, elle n’en reconnaît pas moins que les publications en langue anglaise avaient été « très impressionnées » par son livre, expliquant que le Spectator l’avait déclaré constituer « une véritable révélation ».
Cette divergence très large de verdicts au sujet de Webster et de ses livres fut soulignée plusieurs années plus tard par le Professeur Abbott, qui ouvre son commentaire de 1925 sur son ouvrage Sociétés Secrètes dans le prestigieux Saturday Review en affirmant :
Il n’existe personne aujourd’hui engagé dans l’écriture de l’histoire dont les travaux produisent des divergences d’opinions aussi fortes que Mme Webster… Elle fait l’objet de davantage d’éloges et d’attaques qui quiconque quasiment depuis Macaulay. Cet état de fait provient sans doute du choix de son sujet, de son point de vue, et de sa méthode d’approche. La révolution constitue toujours un sujet extraordinairement difficile pour le traitement historique. Ses passions survivent très longtemps aux événements… l’éditeur qui a averti Mme Webster des résultats probables de ses travaux lui a formulé l’observation : « Souvenez-vous que si vous adoptez une ligne anti-révolutionnaire, vous aurez contre vous l’ensemble du monde littéraire. »
Ainsi, il y a un siècle, un historien réputé de Harvard écrivant dans l’une des publications les plus influentes des États-Unis, fit de manière répétée les éloges des recherches de Webster. Mais un siècle de pressions idéologiques sans relâche a marginalisé l’auteure et ses ouvrages d’une telle manière qu’elle est devenue quasiment oubliée, considérée comme une cinglée. Cette transformation remarquable est probablement passée inaperçue de quasiment tous les universitaires dominants actuels, pour qui Webster est restée invisible.
Pris dans leur ensemble, ces louanges émises par des universitaires réputés du passé m’ont persuadé de considérer sérieusement ses travaux, surtout son long volume sur la Révolution française qui impressionna tant Churchill.
La Révolution française se classe sans aucun doute parmi les plus grands bouleversements politiques des derniers siècles de l’histoire mondiale, inspirant la Révolution russe qui suivit plus d’un siècle plus tard, et de nombreux autres mouvements.
La France constituait de longue date l’une des plus grandes puissances continentales d’Europe. Trois générations plus tôt, la monarchie absolue établie durant le règne de soixante-dix ans du roi Louis XIV — le « Roi Soleil » — influença considérablement tous les autres trônes d’Europe, alors même que ses armées approchaient de l’établissement d’une hégémonie politique sur l’ensemble du continent, au travers de la longue suite de guerres qu’il mena. Le français devint la langue diplomatique, et la langue usitée dans les cours royales, parlé aussi bien par Frédéric le Grand, en Prusse, que par les Tsars de Russie, ce qui accorda à ce pays le type d’hégémonie culturelle que le Roi Soleil n’échoua que de peu à obtenir militairement. Cependant, durant l’Âge de Raison du XVIIIème siècle, les grands philosophes français tels que Voltaire, Diderot et Rousseau exercèrent une influence intellectuelle considérable sur les principaux penseurs de l’Europe.
Aussi, lorsque la révolution finit par se produire en France, son impact international fut beaucoup plus important que si elle s’était produite dans tout autre pays. La transformation subite de la monarchie absolue la plus puissante d’Europe en première République à grande échelle lança également rapidement une suite de guerres qui durèrent toute une génération, d’abord sous le nouveau gouvernement républicain, puis sous Napoléon, la France s’employant de toutes ses forces à subjuguer l’ensemble de l’Europe, jusqu’à finalement être vaincue par une alliance de l’ensemble des autres puissances majeures.
C’est la Révolution française qui nous a légué les termes idéologiques de « gauche » et de « droite », issus des emplacements où chacun; d’obédience plus ou moins radicale, prenait place sur les sièges de l’Assemblée Constituante. Dans leur volonté d’expurger toute traces des régimes féodaux honnis qu’ils avaient renversé, les dirigeants révolutionnaires créèrent le système métrique comportant le mètre, le litre, les grammes, désormais utilisés quasiment partout dans le monde en dehors des États-Unis.
Pourtant, malgré l’immense importance de la Révolution française, je pense qu’avant la longue histoire conspirationniste de Webster sur le sujet, je n’avais jamais lu le moindre livre consacré à ce sujet, et ma compréhension de cette époque ne provenait que de petits résumés dans mes manuels scolaires d’histoire, ainsi que la couverture marginale qu’en avaient produit les médias au fil des décennies.
Dans le vague de mes souvenirs, les racines de la révolution résidaient dans l’intervention française dans la guerre révolutionnaire étasunienne. Bien que la France l’emportât militairement en affaiblissant sa grande rivale britannique et en assistant les colons étasuniens dans leur mouvement pour l’indépendance, les coûts financiers de la longue guerre s’étaient avérés ruineux, et avaient poussé la monarchie à l’insolvabilité financière. Par suite de ces pressions financières, Louis XVI, l’arrière-arrière-arrière petit-fils du Roi Soleil, doté d’une volonté peu marquée, avait appelé à siéger le parlement français pour la première fois depuis 2 siècles, dans l’espoir de mettre en œuvre une réforme du système de taxes et de remettre le pays sur la voie d’une meilleure assise financière.
Inspirés par le ferment intellectuel de Rousseau et d’autres penseurs des Lumières, qui avaient promu « les Droits de l’Homme », les parlementaires les plus radicaux s’étaient opposés à leur roi, et avaient exigé la fin de la monarchie absolue. Bien que ces concessions fussent accordées, des générations de colère accumulée contre les privilèges aristocratiques avaient rapidement débouché sur une révolution violente et tous azimuts, marquée par la célèbre « Prise de la Bastille, » une forteresse du gouvernement située à Paris qui symbolisait l’oppression, et cet incident est considéré comme le début de la révolution.
Au fil des années qui suivirent, la révolution se fit de plus en plus extrême, chaque faction politique dominante se trouvant marginalisée et renversée comme trop modérée par des éléments plus radicaux et assoiffés de sang. La guillotine fut inventée comme moyen d’exécution nouveau et plus efficace, et le Règne de la Terreur qui suivit en fit lourdement usage. Le Roi Louis, sa reine, et leurs proches finirent par avoir la tête tranchée, ainsi que des monarchistes, des aristocrates et des modérés. Lorsque seuls restèrent les révolutionnaires radicaux, ils commencèrent à se purger et à se couper la tête les uns aux autres, jusqu’à ce que presque toute personnalité connue issue de la révolution — monarchiste, modérée ou radicale — fût tuée. La crainte et l’épuisement amenèrent alors les choses à se calmer un peu, jusqu’à ce qu’un général à succès du nom de Napoléon prît le pouvoir et se proclamât par la suite empereur, établissant de nouveau le même type d’autocratie que l’on avait renversée une décennie plus tôt.
Les faits fondamentaux contenus dans ces quelques phrases se sont trouvés confirmés en détails bien plus élaborés lorsque j’ai lu l’ouvrage de 600 pages produit par Webster. Mais le problème auquel j’étais confronté était que mes connaissances sur la Révolution française étaient trop rudimentaires pour séparer le bon grain de l’ivraie. Je savais que son ouvrage, dans son ensemble, était considéré par les historiens de notre époque comme hautement controversé, et très peu orthodoxe, mais sans une bonne compréhension du récit habituel, il m’était difficile d’évaluer quelle partie de son récit relevait de quelle catégorie.
Notre site internet, très peu modéré, attire une diversité extrêmement vaste de commentateurs, allant de l’érudit au dérangé, et comprenant même des recouvrements entre ces deux catégories. Une participante de longue date se fait appeler « Alden », et la mention que j’ai faite des théories conspirationnistes de Webster a provoqué l’échange qui suit :
Nesta Webster a absolument raison… Le problème réside en ce que pratiquement toutes les histoires écrites en anglais sur la Révolution française sont écrites suivant le point de vue maçonnique et de celui de la suprématie britannique…
Intéressant. Je n’avais jamais découvert la théorie de Webster sur la Révolution française, et sur la base de ses références, on dirait qu’elle aura été la première auteur moderne en langue anglaise à la présenter.
Quelles ont donc été vos propres sources pour cette même théorie ?Il existe un livre récent sur la Révolution française, écrit par Simon Schama. Il n’évoque guère le rôle des Orléans. Mais il est nettement meilleur que la propagande maçonnique habituelle. Il est rapide à lire…
Humm… Je crois que vous devez parler de Citizens. Mais il n’est pas si récent, puisqu’il a été publié en 1989, et comme il compte 948 pages, je ne dirais pas vraiment qu’il est « rapide à lire. »
C’est bien ça, citizens 35 ans d’âge n’est pas récent c’est rapide à lire même si c’est long. Vous vérifiez tout, n’est-ce pas ? C’est bien. Votre esprit de matheux scientifique.
Professeur à Harvard, né britannique, Schama avait publié son récit historique magistral Citoyens : Une Chronique de la Révolution française en 1989, pour le bicentenaire de cet événement remarquable. Lors de sa parution, tous mes journaux et magazines en avaient largement fait les éloges, et il y a quelques années, j’en avais acheté un exemplaire en état neuf pour quelques dollars à une vente de livres d’occasions. Mais intimidé par son nombre de pages, je ne m’étais jamais attelé à sa lecture.
Mais j’essayais désormais de mieux comprendre le récit historique standard que l’on connaît de nos jours, pour déterminer sur quels points Webster en déviait, et le livre de Schama semblait parfaitement pouvoir m’aider dans cette tâche. La combinaison de son grand nombre de pages, de ses ventes considérables, et de ses critiques éclatantes suggérait qu’il était devenu une base de choix pour notre compréhension actuelle, et le livre dispose même de sa propre brève page sur Wikipédia. J’ai donc finalement décidé de m’y mettre, et ai consacré plusieurs jours à le lire dans son intégralité.
Selon l’un des critiques les plus respectés, Citoyens a provoqué une forte agitation en rompant brutalement avec une tradition académique influencée par le marxisme étalée sur des décennies, qui avait présenté la Révolution française sous une lumière extrêmement favorable. Selon ce narratif précédent, le soulèvement violent avait constitué le renversement absolument nécessaire d’un régime despotique et insulairement aristocratique par les classes de la bourgeoisie et des travailleurs prolétaires. Dans le même temps, la couverture du bain de sang extrême avait été laissée de côté ou minimisée.
Le portrait qu’en fait Schama est très différent. Selon lui, la société française était en bonne voie pour remplacer les privilèges féodaux traditionnels par un système nettement plus méritocratique fondé sur la réussite financière. Non seulement avait-on connu un rapide développement économique et la croissance du commerce et des premières industries, mais les entrepreneurs qui réussissaient pouvaient facilement entrer dans la noblesse, une situation en forte contradiction avec la notion de caste aristocratique repliée sur elle-même, arrogante et arriérée.
De fait, une grande partie des premières pressions révolutionnaires très importantes en vue de transformer la France en monarchie constitutionnelle étaient venus d’aristocrates français à l’esprit progressiste, et même après que la révolution prit une tournant radical et sanglant, un nombre surprenant de fervents révolutionnaires restaient des anciens aristocrates.
L’exemple le plus extrême en résidait certainement en la personne du propre cousin du roi, Louis Philippe, Duc d’Orléans, l’un des plus grands nobles de France, immensément riche, vraiment très proche d’être héritier de la couronne. Louis Philippe fut un soutien de premier plan de la révolution et changea rapidement de nom pour Philippe-Égalité. Député élu, il vota personnellement pour l’exécution du roi.
Tout comme une grande partie de toutes les personnalités politiques de premier plan de cette ère prises dans la révolution, et nonobstant qu’ils fussent d’idéologie radicale ou modérée, Philippe finit lui-même par se faire décapiter. Schama n’a que peu discuté son histoire particulière, mais la violence massive, organisée ou désorganisée, dont ce destin constitue un exemple, reste un thème central de l’ensemble du livre.
L’auteur affirme même que la croissance rapide des organisations réalisées par le gouvernement, culminant sous le terrible règne de la Terreur, fut sans doute pour partie menée pour réduire la quantité énorme de violence spontanée par une foule parisienne sauvage et assoiffée de sang, responsable de nombreux massacres et d’importantes destructions, en dépit des tentatives restées en échec de la part des dirigeants révolutionnaires élus pour endiguer ce chaos non autorisé.
Dans une mesure considérable, cette dernière situation a joué un rôle important dans la propulsion des régimes révolutionnaires successifs vers une direction constamment plus radicale. À chaque fois qu’un gouvernement révolutionnaire prenait le pouvoir, il tentait raisonnablement de rétablir l’ordre en affirmant son monopole en matière de violence mortelle, et en freinant les déprédations de la foule urbaine. Mais cela amenait le plus souvent à l’alliance d’une faction plus radicale avec ces éléments populaires violents afin de renverser la faction au pouvoir, pour en arriver à se retrouver confrontée au même dilemme que la faction précédente. Ce schéma politique semble s’être produit à plusieurs reprises, de manières séparées, selon le récit que produit Schama.

La fournée des Girondins
Dans un exemple très notable, une foule parisienne armée et violente s’est ouvert un passage jusqu’à la Convention Nationale et a exigé que plus d’une vingtaine de dirigeants girondins, la faction qui avait précédemment dominé le gouvernement révolutionnaire, fût soustraite à leur poste et arrêtée pour « trahison, » une intimidation qui fonctionna : les députés élus obtempérèrent.
L’exécution en nombre de ces Girondins qui suivit est souvent considérée comme le début du règne de la Terreur, et provoqua rapidement une vague de soulèvements dans tout le pays, de la part d’éléments régionaux qui étaient favorables aux Girondins, scandalisés par ce qu’ils considéraient comme un contrôle illégitime et antidémocratique de Paris sur le gouvernement national. Charlotte Corday, une Girondine de 24 ans venant de Normandie, se rendit jusqu’à Paris et est restée célèbre pour avoir assassiné Marat, l’un des dirigeants jacobins qu’elle considérait comme les principaux responsables de ces massacres.
Un aspect intéressant de la situation que le récit de Schama m’a amené à découvrir réside dans l’absence totale de partis politiques organisés, qui n’avaient pas encore été créés. Aussi, les diverses factions qui rivalisaient souvent de manière mortelle pour le contrôle politique restaient informelles, et très peu organisées, le plus souvent centrées sur un ou quelques dirigeants particulièrement influents ou charismatiques, et sur ceux qui les suivaient, souvent fondés sur les mêmes clubs politiques particuliers auxquels ils participaient ensemble, sur les publications qu’ils lisaient, ou sur l’endroit où ils déjeunaient.
Les Jacobins, notoirement radicaux, n’étaient guère que les activistes politiques fréquentant de manière régulière les clubs jacobins, et les Cordeliers, encore plus radicaux, fréquentaient des clubs rivaux. Les Girondins, modérément radicaux, avaient dominé un temps le gouvernement révolutionnaire, et j’avais toujours vaguement supposé qu’ils étaient d’une manière ou d’une autre organisés, mais on ne leur avait guère affublé de ce nom informel que parce que nombre de leurs députés élus provenaient de la région de Gironde, dans le Sud-Ouest du pays, et on les appelait parfois Brissotistes, suivant le nom de l’éditeur influent qu’ils suivaient dans l’ensemble. Les Montagnards, bien plus radicaux, étaient ainsi désignés pour occuper en général ensemble les sièges les plus hauts perchés de la salle de la Convention Nationale.
Au vu de ces associations politiques informelles et instables, on pouvait rapidement changer d’ami ou d’allié. Début février 1794, Robespierre considérait encore Danton comme l’un de ses alliés révolutionnaires les plus proches, mais quelques semaines plus tard, il ordonna son arrestation et son exécution, avant de lui-même subir le même sort quelques mois plus tard.
Cette situation fut totalement différente de celle que connut la Révolution russe, qui vit des partis politiques relativement organisés comme les Bolcheviques, les Mensheviques, les Révolutionnaires socialistes, les Cadets et d’autres revendiquer le contrôle du système politique et du pays.
J’avais également en grande partie oublié une partie du radicalisme idéologique extrême des révolutionnaires français. Non seulement ont-ils remplacé le système traditionnel de poids et de mesures par le système métrique, plus rationnel, mais ils ont même essayé d’en faire autant au niveau du calendrier, en remplaçant la semaine de sept jours par des décades de dix jours, et en déclarant que leur révolution constituait l’An 1 d’un tout nouveau système de calendrier. On considérait largement le Christianisme catholique comme un ennemi acharné à éradiquer, et certains radicaux revendiquèrent l’élimination de toutes les religions, cependant que Robespierre aspirait à remplacer le Christianisme par un culte déiste de l’Être Suprême.
Certaines régions de la France rurale étaient profondément engagées dans leurs croyances religieuses traditionnelles, et prêtres catholiques en tête, ils entrèrent en rébellion en partie pour cette raison. La guerre contre-révolutionnaire sanglante, en Vendée, en constitua un exemple des plus notables, qui fut finalement réduite par le gouvernement révolutionnaire après des années de combats acharnés s’apparentant à une guerre d’extermination. Selon certaines estimations, au moins deux cent mille victimes furent massacrées, soit environ le tiers de la population locale.
Au vu de son important volume, le récit de Schama propose une quantité énorme de détails sur la société française de l’époque, et le cours de la révolution qui l’a soudainement modifiée. Mais son récit manque très ostensiblement de la moindre explication directe du pourquoi de ce renversement colossal, et suggère au lieu de cela que la Révolution française aurait résulté d’une combinaison de facteurs et d’évènements imprévus et contingents. Deux années de mauvaises récoltes avaient poussé vers le haut le prix du pain, et les bévues commises par le roi et certains de ses ministres avaient provoqué la combustion politique spontanée qui mit fin à leur monarchie millénaire, cependant que d’autres erreurs poussèrent peu à peu la révolution dans une direction de plus en plus radicale et sanglante.
Cela constitue le contraste le plus marqué avec le récit de Webster, qui présente une interprétation très différente des mêmes faits historiques fondamentaux. Elle dépeint la Révolution française suivant des termes strictement conspirationnistes, comme résultat délibéré et planifié de complots politiques particuliers.
Certaines des théories qu’elle avance apparaissent comme fort peu probables. Elle a écrit son livre au plus haut de la propagande anti-allemande qui caractérisa la première guerre mondiale. Aussi, sur la base d’éléments extrêmement minces, elle suggère qu’avant sa mort en 1786, Frédéric le Grand de Prusse avait essayé d’affaiblir la monarchie française et son alliance autrichienne en promouvant une propagande maçonnique contre la reine Marie-Antoinette, fille de l’impératrice autrichienne Marie-Thérèse, qui fut durant des décennies sa principale adversaire géopolitique.
Mais la principale conspiration décrite par Webster n’est pas du tout improbable, car ni ses motivations, ni ses moyens ne sont excentriques, et elle s’appuie lourdement sur des sources contemporaines pour produire cette analyse. L’individu qu’elle désigne comme principal orchestrateur de la Révolution française est également présenté par Schama, mais uniquement superficiellement.
Comme je l’ai mentionné précédemment, Philippe, le très riche Duc d’Orléans, était le cousin du Roi et l’un des premiers héritiers de la couronne, juste derrière le jeune frère de Louis XVI. Mais de manière tout à fait remarquable, il est devenu l’un des premiers soutiens majeurs du mouvement révolutionnaire, changeant de lui-même son nom pour « Égalité » en signe de soutien.
Parmi ses considérables possessions personnelles figurait le bâtiment du Palais Royal à Paris. Schama comme Webster soulignent qu’il a autorisé que ce bâtiment fût utilisé comme foyer et comme zone de rassemblement pour l’activisme révolutionnaire, le bâtiment se trouvant en dehors de la juridiction des autorités de police française. Schama traite cela comme une simple résultante de ses tendances libérales et ouvertes d’esprit, mais selon Webster, cela ne fut que l’une des nombreuses actions qu’il mena délibérément en vue de déstabiliser la monarchie au pouvoir, et de remplacer son cousin sur le trône de France. Que son analyse soit correcte ou non, le rôle important du Palais Royal dans les premières phases de la révolution apparaît sur des dizaines de pages produites par Schama, et de fait, de nombreux membres de l’Assemblée Nationale l’ont par la suite décrit comme « lieu de naissance de la Révolution. »
L’une des premières occurrences de violences urbaines de masse à Paris fut une important émeute qui se produisit dans une usine de papier peint, qui produisit plus d’une vingtaine de morts, et ce récit important est couvert en détail aussi bien par Schama que par Webster. Philippe visita la scène durant l’incident, et jeta aux émeutiers en liesse des petites bourses pleines d’argent. Leur attaque contre l’usine fut au départ bloquée par les soldats du gouvernement, mais après que ces derniers furent contraints d’ouvrir les rangs pour permettre le passage de la calèche de l’épouse de Philippe, les émeutiers s’engouffrèrent dans le trou et détruisirent l’usine ainsi que le domicile de son propriétaire influent. Les deux auteurs rapportent les mêmes faits, mais Webster seule les considère comme très douteux.
À en croire Webster, cette occurrence ne fut qu’une parmi de très nombreuses. Elle affirme que Philippe déploya son immense richesse pour recruter des brigands violents par milliers, qui lancèrent des attaques contre les installations du gouvernement et des infrastructures civiles, toutes visant à répandre désordre et chaos violent, ainsi que les rumeurs importantes qui affaiblirent l’emprise du roi et provoquèrent un soulèvement. De fait, Schama reconnaît à un certain stade que « les dernières générations d’historiens royalistes » avaient affirmé que nombre de ces incidents furent orchestrés par Philippe et ses complices dans un complot visant à saper l’autorité du gouvernement et lui permettre de s’emparer du trône. Mais l’auteur ne fait ensuite aucun effort pour explorer ou réfuter ces accusations.
Quelques mois après la première grande émeute, Philippe joua un rôle central dans la direction de la révolte politique de la plupart des membres du parlement français traditionnel contre l’autorité monarchique, et ces membres constituèrent bientôt la nouvelle Assemblée Nationale à sa place.
Plus tard la même année, une foule de manifestants parisiens menée par des femmes marcha sur Versailles, et entra violemment dans la résidence du roi et de la reine, qui n’échappèrent que de peu à la mort. Philippe fut par la suite accusé d’avoir préparé leur meurtre en finançant ces émeutiers, dont il fut affirmé qu’ils scandaient son nom comme nouveau roi. Ici encore, Webster souligne lourdement ces faits, alors que Schama les minimise.
Webster note également que les couleurs adoptées rapidement par les soldats révolutionnaires — blanc, bleu et rouge — se trouvaient correspondre exactement à celles de la famille de Philippe d’Orléans. Peut-être s’agit-il d’une simple coïncidence, et peut-être pas.
Étant donné ses intérêts historiques, Webster souligne également naturellement que Philippe tint lieu de Grand-Maître de la Franc-Maçonnerie française, ce qui put lui accorder un vaste réseau d’influence cachée sur les éléments d’élites de sa société, une chose évidemment très utile lorsque l’on veut renverser un régime. Schama élude totalement ce fait potentiellement important, et rejette explicitement toute notion de conspiration en quelques phrases lapidaires :
Aux yeux des auteurs contre-révolutionnaires se retournant pour contempler le désastre que fut 1789, la prolifération d’éléments séditieux et diffamatoires semble encore plus sinistre, la preuve d’une conspiration ourdie entre des disciples impies de Voltaire et de Rousseau, des Francs-Maçons, et le Duc d’Orléans. Après tout, le Palais Royal ne fut-il pas l’un des nids les plus célèbres d’iniquité, un lieu où la police n’avait même pas le droit de se saisir des colporteurs d’inepties littéraires ?
De manière compréhensible, les historiens modernes se sont tenus éloignés de tout élément pouvant être interprété comme souscrivant à la théorie de la conspiration littéraire de la Révolution française.
Il est notoire que Wikipédia présente la perspective de l’establishment au sujet des événements historiques, et esquive toute affirmation conspirationniste passible d’être remise en question. Mais bien que la page Wikipédia consacrée à Philippe ne contienne aucune mention à Webster, le récit factuel qu’elle produit est plus proche de son analyse que de celle proposée par Schama.
Il serait également avisé de ne pas totalement faire fi d’un écho historique intéressant qui a résonné quelques décennies plus tard. Après la défaite finale de Napoléon, la monarchie des Bourbon fut rétablie en France, et deux des jeunes frères de Louis XVI occupèrent le trône l’un après l’autre. Mais lors de la seconde révolution française de 1830, Charles X fut renversé et remplacé par son cousin Louis Philippe d’Orléans, le fils survivant de Philippe, qui finit donc par atteindre l’objectif que l’on pense avoir été celui de feu son père.
Il est bien entendu difficile de juger le travail de Webster et d’évaluer ses conclusions en opposition à celles de Schama lorsqu’on n’est, comme moi, pas spécialiste du sujet, mais je comprends tout à fait pourquoi son livre fut tellement bien reçu par certains universitaires lors de sa parution, en 1919. Sa principale analyse historique semblait solidement fondée sur les sources fiables de l’époque, dont un grand nombre n’était disponible qu’en langue française, et elle a fait l’effort de soupeser ces éléments les uns contre les autres et d’évaluer leur crédibilité. Son livre comprend plus de 1000 notes de bas de page renvoyant à ces très importants éléments de sources, alors que Schama n’en intègre aucune, et se contente de lister les principaux ouvrages sur lesquels il s’est fondé pour écrire chaque chapitre. Dans une certaine mesure, l’ouvrage de Webster représentait donc une nouvelle recherche académique, alors que Schama aura produit ce qui s’apparente à une synthèse et à une présentation très volumineuse d’éléments déjà existants.
Tout ceci soulève la question intéressante de savoir pourquoi le volumineux ouvrage de Schama rejette et ignore avec autant de légèreté l’analyse conspirationniste qui fut avancée par Webster plus de trois générations avant lui. La possibilité qu’un membre ambitieux d’une dynastie au pouvoir pût essayer de subvertir le règne d’un autre et de prendre sa place sur le trône n’est pas inédite dans l’histoire. Webster a rassemblé une grande quantité d’éléments détaillées étayant cette hypothèse, des éléments qui, d’évidence, impressionnèrent certains des universitaires de premier plan de son époque.
Au cours du XXème siècle, une longue suite d’ouvrages très épais a occupé une place de premier choix dans la bibliothèque de nombreuses maisons instruites, même si rares étaient les membres de la famille à avoir vraiment lu le texte. Publié entre 1935 et 1975, L’Histoire de la Civilisation, écrit par Will et Ariel Durant, comprit sur la fin pas moins de onze volumes, étalé chacun sur mille pages ou davantage, et leur récit s’étend des racines proche-orientales de la Civilisation Occidentale jusqu’à la défaite ultime de Napoléon à Waterloo. Ce gigantesque opus historique a représenté le point le plus élevé de la pensée dominante et respectable.
L’avant-dernier volume, Rousseau et la Révolution, a remporté le prix Pulitzer en 1968, et la discussion récente des théories conspirationnistes de Webster a amené un commentateur réputé à citer des passages de ce livre, que j’ai confirmés par la suite :
Le Duc d’Orléans vit dans ces foules en colère un instrument possible pour ses ambitions… (son mariage) avait fait de lui l’homme le plus riche de France… après 1789, en vertu de son soutien aux causes populaires, il fut connu sous le nom de Philippe-Égalité… bientôt rentré à Paris, il se décida à devenir l’idole du peuple, dans l’espoir qu’il pût être choisi pour prendre la succession de son cousin Louis XVI si le Roi malmené devait abdiquer ou se faire renverser. Il donna aux pauvres avec largesse, recommanda la nationalisation des propriétés ecclésiastiques, et ouvrit au public le jardin et certaines pièces de son Palais Royal, en plein cœur de Paris… (qui) devint le nœud central de la Révolution… Ses camarades franc-maçons lui apportèrent un soutien substantiel… On suppose, et il est probable, mais pas certain, que l’argent du Duc… joua un rôle dans l’organisation de l’attaque contre l’usine du Réveillon de la rue St-Antoine.
Aussi, ces conspirations webstériennes restaient considérées comme tout à fait acceptables et respectables en 1968, mais en 1989, elles étaient devenues trop extrêmes et improbables pour mériter davantage qu’une phrase ou deux de rejet dans le volume magistral de Schama, sans parler de l’absence de toute mention dans le moindre manuel d’histoire.
Une possibilité existe : c’est qu’en 1989, une grande quantité de travaux universitaires plus récents, connus de Schama, ait d’une manière ou d’une autre surpassé et rendu caduques ces idées, malgré les éléments historiques puissants qui semblaient les soutenir. Mais je doute que tel fut le cas, au vu de l’affirmation explicite produite par Schama, selon qui les historiens modernes étaient soigneusement « restés à l’écart » de toute « théorie du complot sur la Révolution française. » De fait, je pense qu’on en est arrivé à considérer ces idées comme trop toxiques idéologiquement pour les examiner ou même essayer de les réfuter, et qu’on préfère simplement les ignorer.
Schama était au début de la quarantaine lorsqu’il a écrit Citoyens, et un critique a noté que son travail visait à défier et renverser l’hagiographie d’inspiration marxiste établie de longue date de la Révolution française qui avait dominé la communauté universitaire depuis des décennies. Schama peut donc très raisonnablement avoir pensé qu’intégrer la moindre notion conspirationniste avancée par Webster et par d’autres aurait pu compromettre son objectif. Son pesant ouvrage historique est devenu une œuvre de choix du Club du Livre du Mois, ce qui lui a garanti de manière automatique un demi-million de ventes, et peut-être cette opportunité aurait-elle pu lui échapper s’il avait examiné sérieusement des possibilités controversées induisant des conspirations.
En 2016, j’ai publié un article notant qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, un changement important dans la théorie politique avait provoqué un déclin colossal de la respectabilité de toute explication « conspirationniste » des événements historiques :
Des dizaines d’années avant ce conflit, un de nos plus réputés et brillants universitaires et figure intellectuelle était l’historien Charles Beard, dont la pensée influente s’était focalisée sur le rôle néfaste de plusieurs théories conspirationnistes dans la structuration de la politique américaine, pour le bénéfice de l’élite et au dépend du public, avec des exemples allant des débuts de l’histoire étasunienne jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Évidemment les chercheurs n’ont pas prétendu que tous les événements historiques majeurs avaient des causes cachées, mais il était largement accepté que quelques-uns en avaient et essayer de rechercher ces possibilités était considéré comme un travail académique acceptable.
Beard fut longtemps une personnalité intellectuelle phare, occupant à la fois le poste de président de l’American Political Science Association et celui de président de l’American Historical Association. Mais après son décès, en 1948, son opinion fut extrêmement marginalisée, et de nombreux universitaires plus jeunes qui travaillaient dans son sillage se sont vus purgés des médias et même de la communauté académique.
Cette condamnation à grande échelle des notions de conspiration a par la suite encore accéléré au lendemain de l’assassinat de JFK, en 1963 :
En 1964, cette révolution intellectuelle était quasiment achevée, comme le montrent les réactions totalement positives au fameux article écrit par l’analyste politique Richard Hofstadter qui critiquait le soi-disant «style paranoïaque» de la politique américaine, qu’il dénonçait comme étant la cause sous-jacente à la croyance populaire répandue en d’improbables théories conspirationnistes. Il attaquait souvent des hommes de paille, racontant et ridiculisant les croyances conspirationnistes les plus ridicules, tout en ignorant celles qui s’étaient révélées vraies. Il a, par exemple, raconté comment les plus hystériques des anti-communistes avaient prétendu que des dizaines de milliers de soldats de l’Armée rouge chinoise se cachaient au Mexique pour préparer une attaque sur San Diego, alors même qu’il n’a pas reconnu que pendant des années des espions communistes avaient réellement officié aux plus hauts niveaux du gouvernement étasunien. Même l’esprit le plus conspirationniste reconnaît que les théories conspirationnistes proposées ne sont pas toutes vraies mais que certaines d’entre elles peuvent l’être.
La plupart de ces changements dans le sentiment public se sont passés avant ma naissance ou lors de ma prime jeunesse, et ma propre vision a été façonnée par le consensus médiatique que j’avais absorbé. Ainsi, pendant presque toute ma vie, j’ai automatiquement considéré les soi-disantes théories conspirationnistes comme ridicules, sans jamais considérer que certaines pouvaient être vraies.
L’historien Will Durant naquit en 1885, si bien qu’il établit ses modèles mentaux bien avant cette transition idéologique, et sa stature publique et celle de ses productions étaient assez considérables à la fin des années 1960 pour que les quelques phrases conspirationnistes qu’il introduisit dans son ouvrage de 1968 pussent passer sans problème. Mais un universitaire beaucoup plus jeune, comme Schama, écrivant directement sur le sujet de la Révolution française à la fin des années 1980, se trouvait confronté à des pressions totalement différentes.
Ainsi, l’analyse conspirationniste hautement plausible produite par Webster sur un événement historique d’une importance aussi colossale que la Révolution française a été totalement évacuée de nos manuels scolaires et de notre couverture médiatique. Au vu de cet exemple, chacun d’entre nous devrait se montrer très prudent avant d’accepter les narratifs actuels sans les remettre en question. Au lieu de cela, on ferait bien de vérifier les ouvrages d’il y a un siècle, ou un demi-siècle, car ils peuvent contenir des corrections utiles à nos biais historiques et angles morts actuels.
Ron Unz
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone