

Le Point a publié, sous la plume de Christophe Ono-Dit-Biot (ODB par la suite) un article intitulé : “ L’administration Trump et la « liberté d’expression » : la mise en garde de Thucydide. ” Il convient de rester circonspect devant ces audacieux rapprochements qui sautent par-dessus les millénaires. Non qu’on ne puisse tirer des leçons de l’Histoire, mais à condition de remettre les références antiques dans leur contexte, sinon, il est facile de se lancer dans des contre-sens. Ce sera aussi l’occasion de parler du fameux « piège de Thucydide ».
ODB commence ainsi son article : « Il faut relire le génial historien grec Thucydide ». On sent bien que s’il affirme ainsi, d’emblée, son génie, c’est qu’il l’a enrôlé dans son camp, celui des Européens pour la guerre. Il réagit en effet au discours de J. D. Vance à Munich, s’indignant qu’il donne des leçons de liberté d’expression aux Européens. Certes, mettre en avant le premier amendement de la Constitution des EU a toujours relevé de l’hypocrisie. Mais comment expliquer que les médias mainstream ne s’en aperçoivent que maintenant, alors que X (ex-Twitter) a renoncé à la censure, et qu’ils reprochent à Trump de dénoncer ce qu’il considère comme des fake news, alors qu’eux-mêmes mènent une chasse maccarthienne aux fake news et ont même institué la fonction de fact checker (nom moderne du censeur) ?
L’auteur se réfère donc aux événements de Corcyre (aujourd’hui Corfou), en conflit avec sa métropole, Corinthe, (alliée de Sparte), contre laquelle elle demande l’aide d’Athènes, ce qui mènera à la Guerre du Péloponnèse ; la guerre civile qui va alors diviser Corcyre, dit-il, fait « cruellement écho à l’inversion des valeurs en cours dans cette partie du monde dit « libre » [à savoir les Etats-Unis] , et aux manipulations « sur le sens ordinaire des mots » qu’on y observe. Là encore, on peut s’étonner que l’auteur s’indigne aujourd’hui d’une inversion des valeurs qui se déroule dans tout l’Occident depuis plus de quarante ans, avec l’idéologie LGBTetc, avec des manipulations lexicales qui ont remplacé le social par le sociétal, créé l’expression « bombardement humanitaire », ou rendu les termes homme et femme interchangeables.
Mais, du moins, le rapprochement avec Thucydide est-il pertinent ? Dans le passage concerné (Livre III, ch 2 de la Guerre du Péloponnèse), l’historien grec vient de décrire la terreur que les démocrates, enhardis par l’appui d’Athènes, font régner à Corcyre : c’est déjà une contradiction avec l’optique anti-républicaine d’ODB ; mais surtout, l’inversion des valeurs et les manipulations lexicales sont décrites par Thucydide dans un passage de réflexion générale : « avec ces luttes civiles, toutes les formes de dépravation se répandirent en Grèce » ; « les chefs des partis dans les cités adoptaient de séduisants mots d’ordre, égalité politique de tous les citoyens d’un côté, gouvernement sage et modéré par les meilleurs de l’autre ». Ainsi Thucydide renvoie-t-il les deux partis, démocratique et oligarchique, dos à dos ; c’est donc un contre-sens, et une tromperie intellectuelle, de montrer un Thucydide qui prend parti, et qui donnerait des arguments pour condamner l’un des deux camps. Au contraire, en véritable historien, il analyse ici la logique du pouvoir, et celle de la guerre, et les comportements identiques qu’elle entraîne des deux côtés.
On voit aussi mettre à toutes les sauces le « piège de Thucydide ». L’expression, nous apprend Wikipédia, a été créée par le politiste Graham T. Allison, dans les années 2010 : il désigne le comportement d’« une puissance dominante [qui] entre en guerre avec une puissante émergente dont elle craint la montée en puissance ». Ainsi, Allison considère que la guerre du Péloponnèse a été « causée par des réactions fortes des Lacédémoniens, à l’époque inquiets en constatant le rapide développement d’Athènes ». Les exemples plus actuels qu’il donne ont été critiqués ; mais c’est déjà son point de départ, le conflit Sparte/Athènes, qui est erroné.
En effet, dans l’Antiquité, la prudence velléitaire des Spartiates et leur lenteur à réagir aux provocations des Athéniens étaient bien connues : aujourd’hui, leur reprochent les envoyés corinthiens, les Athéniens « sont tout proches, et vous les laissez faire » ; « vous préférez attendre pour leur résister qu’ils marchent contre vous, au risque d’affronter alors un ennemi aux forces décuplées ». « Vous ne songez, vous, qu’à maintenir l’état de choses existant ». Ils mettent ainsi en danger leurs alliés, qu’ils se décident trop tard à secourir.
La puissance athénienne au milieu du Ve siècle avant J.-C. n’était pas une « puissance émergente », elle était devenue hégémonique, après les Guerres Médiques, grâce à la Ligue de Délos, constituée pour protéger les cités et îles grecques contre les Perses ; mais les alliées sont vite devenues des vassales, dont les tentatives d’indépendance ont été férocement réprimées, et la Ligue un instrument de puissance au service d’Athènes et de son Empire militaro-commercial. Quand les Spartiates sont entrés en guerre, ils n’étaient pas poussés par des « craintes », ils réagissaient, contraints et forcés, à l’expansion de plus en plus menaçante d’Athènes, dont des alliés de Sparte avaient déjà été victimes.
Etablir les responsabilités des uns et des autres, dans la guerre du Péloponnèse, n’est pas un problème dépassé, car on ne peut qu’être frappé par les analogies avec le conflit en Ukraine : une puissance continentale qui veut seulement être maîtresse chez elle, contre une puissance maritime et impérialiste dont la logique est de s’agrandir sans limites. Adhérer à la théorie du « piège de Thucydide », c’est refuser de voir que le responsable d’une guerre, c’est celui dont la stratégie impérialiste met en danger la sécurité de l’autre.
Il faut donc prendre avec prudence les références des médias à l’histoire antique : ODB a voulu bluffer ses lecteurs par une prétendue connaissance de Thucydide, mais son article fait des rapprochements spécieux, à contre-sens du texte, dans l’intention de présenter une vision biaisée de l’actualité.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir