Au Temps de l’avant

Au Temps de l’avant

Sorti le 17 avril 1975, le film Le Temps de l’avant d’Anne-Claire Poirier célèbre son demi-siècle. D’où l’importance de revenir sur ce joyau méconnu, mais essentiel.

En cette ère d’incertitudes, j’estime primordial d’assurer un devoir de mémoire envers les œuvres significatives de la culture québécoise, surtout par des artistes d’exception.

Si la mémoire collective a retenu davantage d’Anne-Claire Poirier Mourir à tue-tête (1979, mi-fiction, mi-documentaire sur le viol) et le documentaire Tu as crié : Let me go ! (1997, sur la mort tragique de la fille héroïnomane de la cinéaste), Le Temps de l’avant, plus intimiste, constitue une autre pierre mémorable de sa filmographie.

Née à Saint-Hyacinthe en 1932, Anne-Claire Poirier demeure à l’ONF la première femme à y diriger un long-métrage avec De mère en fille (1968), considéré par plusieurs comme l’amorce du cinéma féministe au Québec.

Dans Elles cinéastes… ad lib, 1895-1981, l’essayiste féministe Thérèse Lamartine réitère qu’Anne-Claire Poirier a guidé une génération de jeunes femmes « à vaincre le dernier bastion artistique masculin qu’est le cinéma ».

Réalisatrice-scénariste, Anna Lupien avait abordé elle aussi le parcours de la cinéaste dans le portrait d’elle qu’elle avait signé dans l’ouvrage collectif 40 ans de vues rêvées orchestré par les Réalisatrices Équitables. Toujours selon elle, l’œuvre de Poirier demeure « portée par l’énergie collective d’une époque d’engagement, de conscience et d’effervescence des mouvements sociaux ».

Le Temps de l’avant est produit dans le cadre de la série de l’ONF En tant que femmes. Créée en 1972, à la suite de pressions exercées par des groupes féministes, cette série de six films comprend aussi À qui appartient ce gage? de Susan Huycke, Clorinda Warny, Francine Saïa, Jeanne Morazain et Marthe Blackburn, Les Filles c’est pas pareil d’Hélène Girard, Les Filles du Roy (aussi de Poirier), J’me marie, j’me marie pas de Mireille Dansereau et Souris, tu m’inquiètes d’Aimée Danis.

Anna Lupien témoigne aussi dans son essai De la cuisine au studio (remue-ménage, 2011) que la série En tant que femmes s’inscrit dans une société où les femmes veulent transgresser la dynamique traditionnelle des rapports sexués. Lors de la présentation des films de la série sur les ondes de Radio-Canada, des cinéastes de l’ONF répondent aux appels du public invité à s’exprimer. « Les lignes téléphoniques ne dérougissent pas, des cordes sensibles ont été touchées. »

Fiction intimiste

Produit, réalisé et scénarisé (en collaboration avec Louise Carré et Marthe Blackburn) par Anne-Claire Poirier, le long-métrage de 90 minutes met en vedette Luce Guilbeault, Paule Baillargeon, Pierre Gobeil et la chanteuse Angèle Arsenault (qui s’accompagne pour l’occasion à la guitare). La photographie est signée par Michel Brault (réalisateurs des Ordres), la musique, par Maurice Blackburn.

Le Temps de l’avant raconte l’histoire d’Hélène (Guilbeault), 40 ans, épouse d’un navigateur (Gobeil) souvent absent en raison de son emploi. Mère de trois enfants et enceinte à nouveau, cette femme remet en question la décision de porter ou non cette grossesse, en discutant avec son mari et sa sœur Monique (Baillargeon).

En pleine période de la lutte pour le droit à l’avortement, le film s’inscrit dans son époque, avec la première création collective du Théâtre des Cuisines, Nous aurons les enfants que nous voulons, et la chanson Non, tu n’as pas de nom d’Anne Sylvestre.

Dans un documentaire réalisé par Nicole Giguère sur la cinéaste en 2003, Anne-Claire Poirier confiait qu’elle ne cherchait pas à causer une polémique avec Le Temps de l’avant, mais à exprimer le lourd dilemme personnel devant une telle réalité.

Devenue elle-même cinéaste (Anastasie oh ma chérie, Sonia), Paule Baillargeon y dévoilait qu’à l’époque, les femmes ressentaient une obligation de devoir toujours s’excuser. Par ailleurs, elle revient sur la scène « extraordinaire » où une ribambelle d’enfants court au loin vers le bout d’un quai. Dans le plan suivant, tout aussi magnifique et évocateur, des vêtements de différentes couleurs flottent à la surface de l’eau.

Un an avant la sortie du film, en 1974, Luce Guilbeault et Paule Baillargeon conçoivent avec Suzanne Garceau la création collective féminine Un prince, mon jour viendra (de la troupe du Grand Cirque Ordinaire). Angèle Arsenault lance son premier album, en 1975, Première. L’année suivante, au Théâtre du Nouveau Monde, Luce Guilbeault initie La Nef des sorcières, avec, entre autres, Marthe Blackburn.

Le Temps de l’avant a été présenté à la semaine de la critique au Festival de Cannes en 1976. À la même édition du célèbre festival, nous croisons un autre classique du répertoire québécois, L’Eau chaude, l’eau frette d’André Forcier. 

Échos médiatiques

Le Dictionnaire du cinéma québécois considère cette réalisation d’Anne-Claire Poirier plus linéaire, plus intimiste et plus classique que sa précédente, Les Filles du Roy, une audacieuse œuvre-collage sur l’histoire de la servitude des femmes au Québec. Le Temps de l’avant garde toutefois les mêmes idéaux de conscientisation et d’éducation populaire.

Lors de sa présentation sur les ondes de Radio-Canada, Jean Forest de Télé-Presse (semaine du 7 au 14 juin 1975) évoque « un film d’une très grande intériorité (…) à la portée sociopolitique plus profonde qu’à prime abord ». Malgré des réserves, Jean Basile apprécie lui aussi, entre autres, la sensibilité du long-métrage, le jeu de Luce Guilbault et Paule Baillargeon « tout simplement exceptionnelles de vérité et de simplicité » (Le Devoir, 13 juin 1975).

Pour Normande Juneau, ce « film aux images et jeux de caméra tellement étudiés et subtils, à l’ambiance d’intimité tiède, rassurante », devrait rejoindre « tous ceux… prêts à se laisser ébranler » (Châtelaine, juin 1975).

Dans la revue Copie Zéro (avril 1980), Thérèse Lamartine revient sur cette réalisation non manichéenne, au traitement nuancé de l’avortement, loin de tout dogmatisme.

Paroles du 21e siècle

Dans Le Cinéma au féminin, Thérèse Lamartine rappelle que la scène où Luce Guilbeault « scrute le papier hygiénique dans l’espoir d’y voir des traces de sang menstruel a été jugée impudique dans son temps ». Car, même en 1975, « parler de menstruation et d’avortement heurtait singulièrement les bien-pensants ».

En 2014, dans 40 ans de vues rêvées, Fabrice Montal revenait sur « un film admirable, trop rare, qui traverse admirablement bien le temps ». À ses yeux, les deux interprètes principales (Luce Guilbeault et Paule Baillargeon) auraient donné leurs meilleures prestations pour le septième art.

L’acuité du Temps de l’avant résonne également auprès des critiques plus jeunes. Dans la revue Ciné-Bulles, « Genèse du cinéma québécois au féminin, l’héritage d’Anne-Claire Poirier », Ambre Sachet souligne que, par leur refus d’entrer dans les stéréotypes sexistes, les personnages féminins de Poirier « se distinguent par un discours avant-gardiste. En témoigne une séquence de discussion de presque 30 minutes, où les protagonistes évoquent les tabous qui rongent leur époque ».

La maison d’éditions Écosociété annonce la parution du livre Nous ferons les films que nous voulons – ONF féministe 1971-1976 d’Olivier Ducharme, sur la série En tant que femmes, dans laquelle s’inscrit ce Temps de l’avant toujours aussi sensible que percutant.
En mars, la Cinémathèque québécoise présentera les six films d’En tant que femmes.

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Source: Lire l'article complet de L'aut'journal

À propos de l'auteur L'aut'journal

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