Arsenic, vieilles dentelles et canal de Panama par Rosa LLORENS

Arsenic, vieilles dentelles et canal de Panama par Rosa LLORENS

Arsenic et vieilles dentelles (1944), de Frank Capra, est un chef d’œuvre du cinéma comique (Arsenic and Old Lace). C’est une farce macabre et désopilante à la mode Halloween, avec un Cary Grant déchaîné en meneur de revue. Mais le film rejoint aujourd’hui l’actualité brûlante, grâce à un personnage qui se prend pour le Président Theodore Roosevelt, promoteur du canal de Panama, et qu’on pourrait présenter comme l’inspirateur de Trump.

Le film est situé dans un contexte historique précis. Il nous introduit d’abord dans une ambiance hollandaise, loin du présent : la maison des deux gentilles empoisonneuses se trouve près d’un cimetière ouvert en 1654, avec des stèles portant des noms néerlandais (New York s’est d’abord appelée la Nouvelle Angoulême en 1524, puis la Nouvelle Amsterdam en 1660 et n’a été conquise par les Anglais qu’en 1664). Mais on va bientôt revenir à un passé plus proche, avec le personnage de Teddy, le frère des deux vieilles dames, qui nous offre un condensé de l’œuvre militaire et impérialiste des deux mandats (1901-1909) de Théodore Roosevelt.

En fait, il y a un rapport étroit entre la localisation (le cimetière hollandais du vieux Brooklyn) et le personnage de Theodore Roosevelt : celui-ci est issu d‘ancêtres huguenots et hollandais, arrivés en Nouvelle Angleterre peu après le Mayflower ; il fait partie d’une grande famille patricienne, d’où vient aussi Franklin Roosevelt, son cousin éloigné, qui épousera sa nièce, Eleanor. (Peut-on voir là un hommage à celui qui, lorsque la pièce (1941), puis le film sortirent, entamait ou terminait son deuxième et avant-dernier mandat présidentiel ?)

Ainsi donc, nous voyons d’abord Teddy apporter, pour les œuvres de la police, une caisse de vieux jouets, contenant des maquettes de bateaux : Theodore Roosevelt a été secrétaire adjoint à la Marine et a développé l’US Navy, notamment par la construction de cuirassés. Puis, Teddy se livre à sa lubie la plus spectaculaire, monter l’escalier quatre à quatre, en hurlant : « Chargez ! » ; lors de la guerre contre l’Espagne pour la possession de Cuba, Roosevelt a démissionné de son poste pour fonder et entraîner les Rough Riders (les Rudes Cavaliers), régiment de cavalerie qui a participé à la guerre et à la tête duquel il chargeait en personne (il fut promu colonel, et Teddy porte parfois son uniforme).

Mais ce qui relie ce personnage à l’intrigue, c’est le canal de Panama : chaque fois que les deux charmantes meurtrières font une victime, elle déclarent à Teddy que c’est une victime de la fièvre jaune, et Teddy l’enterre dans ce qu’il croit être le Panama, c’est-à-dire la cave de la maison ; la construction du canal (d’abord sous contrôle français, puis étasunien) a coûté plus de 20 000 morts, dues surtout aux maladies, paludisme ou fièvre jaune. Ainsi, les cadavres s’entassent, dans la cave comme au Panama.

Par contre, il manque, au palmarès de Theodore Roosevelt, un élément essentiel : la guerre qu’il a fomentée contre la Colombie pour en détacher ce qui n’était qu’une de ses provinces ; le gouvernement colombien acceptait bien de céder en bail la zone du canal, mais voulait un droit de contrôle que les EU ne voulaient pas lui céder. Roosevelt intervint donc militairement pour, sous prétexte d’indépendance, annexer cette zone (1903). Le Panama « indépendant » fut bien sûr soumis à un protectorat EU qui ne prit fin (officiellement) qu’en 1936 (sous l’autre Roosevelt). Les Colombiens pourraient donc bien rétorquer à Trump : le Panama, c’est à nous.

Theodore sera finalement interné dans un asile de fous de luxe, malgré la réticence de son directeur, qui compte déjà parmi ses pensionnaires sept pseudo-Théodore Roosevelt, ce qui nous rappelle qu’il est considéré comme un des plus importants présidents USaméricains (il fait partie des quatre présidents représentés sur le Mont Rushmore).

Roosevelt apparaît donc de façon ambivalente, à la fois prestigieux et burlesque – ce qui pourrait le rapprocher de Trump. Ayant ajouté au domaine d’influence EU plusieurs territoires, il a appliqué avant la lettre le slogan : “ Make America great again ”. Quant aux rodomontades de Trump, elles pourraient se traduire par le slogan : « Chargez ! ». Chargez contre le Panama, chargez contre le Groenland, chargez contre le Canada ! (On hésite à sourire, car on trouvera peut-être bien des cadavres dans la cave). Les analogies entre les deux présidents vont même jusqu’au détail : les Rough Riders offrirent à Roosevelt un moulage de la statuette Bronco Buster, œuvre de Frederic Remington, le peintre du Far West et du mythe du cow boy ; Trump a replacé dans le bureau ovale un moulage de la même sculpture.

Trump n’innove donc pas tellement : les EU se sont toujours agrandis par la guerre et le pillage, et Theodore Roosevelt est le Président qui a durci la doctrine Monroe, revendiquant pour les EU un rôle de « gendarme » en Amérique. Ce qui est nouveau, c’est qu’ils veuillent maintenant piller leurs plus proches alliés, et même des blancs protestants, et qu’ils abandonnent pour cela leur masque démocratico-woke, se contentant de lancer le cri : « Chargez ! ».

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