Par Thomas Fazi − Le 18 janvier 2025 − Source Unherd
En tant que commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton s’est souvent présenté comme un champion de la souveraineté européenne, en particulier dans ses efforts pour contester la domination des géants américains de la technologie, tels que X d’Elon Musk. Cependant, beaucoup d’entre nous soupçonnaient que sa rhétorique avait moins à voir avec la défense de l’autonomie de l’Europe qu’avec un désir de contrôler le narratif. C’est ce qui ressort de la mise en œuvre de la loi sur les services numériques (DSA), un outil qui accorde effectivement aux élites de l’UE le pouvoir de dicter ce que des centaines de millions d’Européens peuvent ou ne peuvent pas dire et lire en ligne, sous prétexte de lutter contre la désinformation.
Ces soupçons ont été confirmés par l’annonce, à la fin de cette semaine, que Breton a reçu l’autorisation de la Commission européenne – l’institution même qu’il a quittée il y a seulement quelques mois – pour assumer un rôle lucratif de conseiller auprès de Bank of America, la deuxième plus grande banque des États-Unis. Ce faisant, il a contourné la période de latence habituelle de deux ans destinée à empêcher un lobbying trop immédiat. C’est une démarche curieuse pour un euro-souverainiste autoproclamé : comment concilier la défense de l’indépendance de Bruxelles à l’égard des entreprises étrangères et l’obtention d’un poste influent au sein d’un des géants américains de la finance ?
Le cas de Breton n’est toutefois pas isolé, car il correspond à une vieille tendance dans laquelle d’anciens fonctionnaires européens tirent parti de leur expérience dans la fonction publique pour occuper des postes dans le secteur de la haute finance. Ces postes sont généralement fournis par des banques américaines qui bénéficient d’une connaissance approfondie de l’élaboration des politiques européennes, ce qui montre bien la tactique de la « porte tournante » entre les fonctionnaires de l’UE et Wall Street.
L’un des exemples les plus tristement célèbres est sans doute celui de José Manuel Barroso, qui a été président de la Commission européenne de 2004 à 2014. Après son mandat, Barroso a rejoint Goldman Sachs en tant que conseiller et président non exécutif, une décision qui a suscité de vives réactions compte tenu du rôle controversé de la banque pendant la crise de la dette de la zone euro et de son implication dans la dissimulation des niveaux d’endettement de la Grèce avant l’effondrement financier.
La porte tournante fonctionne toutefois dans les deux sens. Mario Draghi a été vice-président de Goldman Sachs International avant de devenir gouverneur de la Banque d’Italie, puis président de la Banque centrale européenne. Durant son mandat chez Goldman Sachs, il a participé à la structuration de produits financiers complexes, notamment ceux utilisés par la Grèce au cours de la période qui a précédé la crise financière. De même, Mario Monti, l’ancien commissaire européen qui a remplacé Silvio Berlusconi au poste de premier ministre technocrate de l’Italie en 2011, a également été conseiller international chez Goldman Sachs, poste qu’il a quitté quelques jours avant de prêter serment.
Outre le fait que cela soulève des questions éthiques sur l’effacement des frontières entre le service public et le profit privé, ce schéma illustre également l’influence profonde que les États-Unis exercent sur l’Europe, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan financier et économique. Les institutions financières américaines s’installent au plus haut niveau de l’élaboration des politiques européennes en recrutant d’anciens et de futurs hauts fonctionnaires de l’UE, façonnant ainsi le paysage économique du continent pour qu’il corresponde à leurs intérêts.
Lorsque Barroso a rejoint Goldman Sachs, par exemple, son rôle était explicitement lié à la gestion des retombées du Brexit, une crise qui aurait pu compromettre l’accès de Wall Street aux marchés européens. Le rôle de Draghi dans l’application de l’austérité en tant que président de la BCE a également profité aux banques américaines, dont beaucoup étaient lourdement endettées auprès des banques et des gouvernements européens. Quant à Monti, l‘une des premières mesures prises par son gouvernement a été de verser 3,4 milliards de dollars à Morgan Stanley pour mettre fin à un swap de taux d’intérêt conclu avec la banque américaine plus de 20 ans auparavant.
Le phénomène dépasse le secteur financier et a des implications géopolitiques plus larges. En s’intégrant dans les structures décisionnelles européennes, les institutions financières américaines servent de relais à l’influence économique et politique des États-Unis. Cette intégration profonde érode la capacité des nations européennes à tracer des voies indépendantes pour relever des défis tels que la souveraineté numérique et la politique industrielle. Au lieu de cela, l’Europe se retrouve souvent à s’aligner sur des cadres centrés sur les États-Unis, même au détriment de son autonomie stratégique.
Le moment choisi par Breton est particulièrement frappant, puisqu’il intervient dans un contexte de débats croissants sur le rôle de l’influence financière et technologique des États-Unis dans l’élaboration du paysage numérique et économique de l’Europe. Loin de renforcer la souveraineté européenne, de telles actions suggèrent un modèle troublant de complicité des élites dans l’encouragement des dépendances mêmes qu’elles décrient publiquement.
Thomas Fazi
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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