Les « droits » des Israéliens sur la Palestine reposent sur le don de la Terre Promise par Jahvé. Curieux que même dans ce pays radicalement laïque qu’est la France on prenne cette revendication au sérieux. Mais nous sommes habitués à considérer la Bible comme une référence sacrée, et sans doute y a-t-il encore beaucoup de gens qui croient que c’est le texte le plus ancien de l’humanité, alors qu’elle est plus récente que l’Iliade, et qu’elle reprend nombre de mythes racontés dans des textes akkadiens (comme l’histoire d’Uta-Napišti, devenu Noé) antérieurs de deux millénaires !
Mais, surtout, il est maintenant établi que la Bible, à côté des mythes empruntés, est un ensemble de textes propagandistes visant à justifier les entreprises impérialistes des Hébreux et à consolider l’État (antique, mais maintenant moderne) d’Israel, autour de la croyance au dieu unique et tribal Jahvé. Il n’est donc pas étonnant que la Bible soit imprégnée d’un esprit guerrier barbare, où l’Autre est systématiquement voué à l’extermination (les colons américains ont bien compris que c’était la stratégie la plus efficace pour s’assurer la possession des territoires conquis).
Il ne faut donc pas y chercher de spiritualité – pacifique du moins : la « spiritualité » biblique est plutôt de l’ordre d’une complicité mafieuse entre une famille (le peuple juif) et son chef (Dieu). Au contraire, les passages cruels (dont l’horreur est masquée par l’habitude, et par des interprétations symboliques lénifiantes) sont innombrables.
C’est le cas de ce qu’on pourrait appeler la fable d’Elisée, les enfants et les ours.
Agatha Christie, en bonne anglicane, connaissait la Bible sur le bout du doigt et, bien que fort conformiste, elle lève quelques lièvres intéressants, comme, dans Le crime d’Halloween (La fête du potiron), 1969, l’histoire de Jael et Siséra (Jaël, la psychopathe au marteau), ou, dans Un meurtre est-il facile ? (1939), celle d’Elisée.
Ce dernier roman met en scène un self made man vaniteux, Lord Whitfield (oui, un self made man, car il y a longtemps qu’en Angleterre les titres de noblesse récompensent simplement la richesse), persuadé que Dieu le protège et punit ses ennemis : « Mes ennemis, mes détracteurs sont jetés à terre et exterminés ! ». Ce langage biblique renvoie précisément à l’histoire d’Elisée : « Rappelez-vous les enfants qui se moquaient d’Elie : les ours sont venus les dévorer » (quoique bonne anglicane, Agatha Christie fait une confusion : ce n’est pas d’Elie qu’il s’agit, mais bien de son successeur, Elisée) : de la même façon, constate Lord Whitfield avec satisfaction, un petit garçon insolent qui s’était moqué de lui a trouvé la mort peu après.
Son interlocuteur tique un peu : « J’ai toujours trouvé qu’il s’agissait là d’une vindicte excessive ». Agatha Christie, bien sûr, n’en dira pas plus : son style, c’est plutôt les notations humoristiques que les dénonciations indignées. Mais elle exprime bien là la gêne qu’on éprouve à la lecture de ce passage des Rois, II, 2, 23-25 (traduction œcuménique de la Bible, 1972) :
« Comme il [Elisée] montait par la route, des gamins sortirent de la ville et se moquèrent de lui en disant : « Vas-y, tondu ! Vas-y ! » Il se retourna, les regarda et les maudit au nom du SEIGNEUR. Alors, deux ourses sortirent du bois et déchiquetèrent 42 de ces enfants. » Et Elisée de poursuivre tranquillement sa route…
Mais il y a plus étonnant et choquant que l’histoire elle-même, c’est le commentaire qu’en fait un site confessionnel, Lueur, un éclairage sur la foi. « Ce texte semble [c’est moi qui souligne] nous raconter quelque chose de choquant et d’incompréhensible dans notre conception d’un Dieu de grâce ». L’auteur fait semblant de croire que le Dieu de la Bible est le même que celui de l’Evangile, alors que le premier, loin d’être miséricordieux, ne respire que la vengeance – ce qui invalide toute la démonstration qui suit. Mais il est instructif de suivre précisément les arguments sophistiques par lesquels il s’attache à justifier Elisée et à contester le caractère excessif de sa vindicte (ou celle de Dieu).
1) Elisée vient juste d’assumer la lourde charge de prophète (porte-parole de Dieu), il doit donc encore s’affirmer et se faire respecter : faire tuer 42 enfants est une recette infaillible pour cela !
2) le terme d’« enfants » peut aussi désigner des « jeunes » ou des « jeunes hommes » ; « il peut donc s’agir d’adolescents ou jeunes adultes ». La même mauvaise foi était à l’œuvre encore récemment (aujourd’hui, après les massacres de bébés et enfants à Gaza, ce n’est bien sûr pas possible, impossible de qualifier de « jeunes adultes » les tout petits linceuls qu’on a vus sur tant d’images) : une victime palestinienne de 12 ou 13 ans était désignée dans les médias comme un « jeune homme », une (rare) victime juive du même âge comme un « enfant ».
3) L’insulte « chauve » (Lueur n’utilise pas la traduction œcuménique) est très grave : Elisée pouvait « y voir une remise en cause de son investiture divine […] C’est un rejet complet, finalement, de Dieu en même temps que de son serviteur. » On hésitera dorénavant à utiliser l’expression « trois pelés et un tondu », qui est d’essence diabolique !
4) justification psychologique maintenant, et appel au bon sens universel sur le ton chattemite traditionnel des curés : « Comme la majorité des personnes, Elisée n’accepte pas qu’on se moque de lui et encore moins de Dieu et de l’Esprit qui repose sur lui ».
5) enfin, argument d’autorité : le châtiment peut sembler excessif, mais : « après tout, cela correspond aux châtiments prévus par la Loi (Lévitique 26 22 : « J’enverrai contre vous les animaux des champs, qui vous priveront de vos enfants ») .Plus fort que la charia : si vous ne me respectez pas, je ferai dévorer vos enfants par les bêtes sauvages ! Ce châtiment est en fait prévu pour les idolâtres, qui élèvent des statues aux dieux païens, mais le 3) a pris soin d’assimiler les moqueries contre Elisée à un reniement de Dieu.
Mais peut-être tous ces arguments risquent-ils de paraître spécieux, peu convaincants . Alors, l’auteur change son fusil d’épaule. La responsabilité d’Elisée tient dans un mot : « maudire », et la cruauté de Dieu dans un deuxième : « déchirer » ; l’auteur va donc se livrer à un examen lexical des termes hébreux correspondants (c’est-à-dire jouer sur les mots).
– qalal est « traduit de diverses manières et souvent par mépriser (qualal) » (ne connaissant pas l’hébreu, je ne peux apprécier le rôle de ce passage de « qalal » à « qualal »). Elisée ne se met pas en colère, il ne maudit pas, il « méprise » ; il laisse Dieu « rend[re] visible la malédiction dans laquelle ils se sont mis eux-mêmes [!] en rejetant Dieu ». Et l’auteur dégaine encore une citation biblique :
« Il fera retomber sur eux leur iniquité. Il les anéantira par leur méchanceté ». (Psaumes, 94, 23).
Ce n’est donc pas Dieu qui tue les « jeunes adultes », ni Elisée, ni même les ours, ou les ourses (selon la traduction œcuménique), c’est leur propre méchanceté ! En quelque sorte, ils se sont suicidés.
– baqa est lui « aussi traduit de diverses manières » : passer au travers, disperser, se frayer un passage, fendre ; la troupe des « jeunes hommes » est donc « dispersée », leur lâcheté (se mettre à plusieurs contre un seul homme) est mise en évidence, ils sont « humiliés » – mais pas maltraités.
Remarquable inversion de la charge : ce sont les victimes qui sont blâmées !
L’auteur termine sa démonstration par une jolie antiphrase, qui nie exactement et lucidement ce qu’il vient de faire : « Sans vouloir obliger les textes à coller à des a priori religieux et exégétiques, cela n’est-il pas plus en accord avec un Dieu de grâce mais qui rabaisse les moqueurs ? »
Malheureusement, la carrière du gentil Elisée se termine par une dernière prophétie où il ordonne au nouveau roi Joas : « Tu frapperas Aram à Afeq jusqu’à extermination », Rois II, 13, 17 (Aram désigne la Syrie).
Et de conclure, de façon plutôt inquiétante : « Marchons comme Elisée ! ».
L’histoire elle-même est édifiante : le massacre de 42 enfants est présenté dans la Bible comme la preuve du caractère sacré d’Elisée, et renforce sa bonne conscience. Mais l’exégèse de Lueur l’est tout autant : c’est la même rhétorique qui permet de justifier les crimes d’Israel et d’effacer l’horreur des massacres actuels.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir