Hiver qui vient : Laforgue et le postmoderne.
« C'est la saison, c'est la saison, la rouille envahit les masses, /La rouille ronge en leurs spleens kilométriques/Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe. »
On a tous connu son poème à l’école, poème publié en 1886. Je suis retombé dessus grâce à Google et à « l’hiver qui vient » et j’ai été stupéfait. Mon présent permanent est là, plus fort que jamais, aussi présent que chez Sorel, Bloy, Drumont ou Maupassant. Sauf que c’est en poésie, une poésie qui liquide la poésie. La France liquide le vers, l’alexandrin, la rime, les thèmes nobles, tout le bataclan. Le je-m’en-foutisme littéraire est déjà là, les grands textes sont derrière nous. On est dans la chansonnette et on ne s’autorise même pas la nostalgie : car comme a dit Simone Signoret, elle n’est plus ce qu’elle était.
On a la maladie, la solitude, la mauvaise santé, le mauvais temps, la laideur du paysage industriel moderne :
« Blocus sentimental ! Messageries du Levant !…
Oh, tombée de la pluie ! Oh ! tombée de la nuit,
Oh ! le vent !… »
On a même les fêtes idiotes qui servent à vendre ou simplement à fêter :
« La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année,
Oh, dans les bruines, toutes mes cheminées !…
D'usines… »
Laforgue remarque la rouille :
« On ne peut plus s'asseoir, tous les bancs sont mouillés ;
Crois-moi, c'est bien fini jusqu'à l'année prochaine,
Tant les bancs sont mouillés, tant les bois sont rouillés,
Et tant les cors ont fait ton ton, ont fait ton taine !... »
On est dans un monde croulant à la Dick ou à la Céline (je pense aussi au Stalker de Tarkovski ou aux films de Jarmusch ou de Stanley Payne) :
« Dans la forêt mouillée, les toiles d'araignées
Ploient sous les gouttes d'eau, et c'est leur ruine. »
Laforgue parodie les fêtes et les vers :
« Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles
Des spectacles agricoles,
Où êtes-vous ensevelis ?
Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau
Git sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau,
Un soleil blanc comme un crachat d'estaminet
Sur une litière de jaunes genêts
De jaunes genêts d'automne. »
Jaunes genêts d’automne… Abominable humoristique allitération.
Allusion à l’hiver, à la fin des contes, au bastringue transatlantique :
« Allons, allons, et hallali !
C'est l'Hiver bien connu qui s'amène ;
Oh ! les tournants des grandes routes,
Et sans petit Chaperon Rouge qui chemine !…
Oh ! leurs ornières des chars de l'autre mois,
Montant en don quichottesques rails
Vers les patrouilles des nuées en déroute
Que le vent malmène vers les transatlantiques bercails !…
Accélérons, accélérons, c'est la saison bien connue, cette fois. »
Encore une allitération (ration) à assommer un hippopotame :
« Et le vent, cette nuit, il en a fait de belles !
Ô dégâts, ô nids, ô modestes jardinets !
Mon cœur et mon sommeil : ô échos des cognées !... »
Le naturalisme est passé par là, et Flaubert, et Zola et Maupassant :
« Tous ces rameaux avaient encor leurs feuilles vertes,
Les sous-bois ne sont plus qu'un fumier de feuilles mortes ;
Feuilles, folioles, qu'un bon vent vous emporte
Vers les étangs par ribambelles,
Ou pour le feu du garde-chasse,
Ou les sommiers des ambulances
Pour les soldats loin de la France. »
Laforgue a compris la grandeur de nos guerres partout, notamment coloniales !
Trois vers superbes, presque géniaux, presque :
« C'est la saison, c'est la saison, la rouille envahit les masses,
La rouille ronge en leurs spleens kilométriques
Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe. »
C’est que la communication sert (cf. internet) à transmettre surtout des malaises ! quant à la campagne voici ce qu’il en dit lui Céline :
« Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu la sentir, je l’ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. »
Mirbeau lui règlera aussi son compte à la campagne.
Rien à foutre sinon des cors de Verlaine (« le chant du cor » etc.) :
« Les cors, les cors, les cors – mélancoliques !…
Mélancoliques !…
S'en vont, changeant de ton,
Changeant de ton et de musique,
Ton ton, ton taine, ton ton !…
Les cors, les cors, les cors!…
S'en sont allés au vent du Nord. »
Liquidation du monde onirique à la Nerval (on est en république…) :
« Je ne puis quitter ce ton : que d'échos !…
C'est la saison, c'est la saison, adieu vendanges !…
Voici venir les pluies d'une patience d'ange,
Adieu vendanges, et adieu tous les paniers,
Tous les paniers Watteau des bourrées sous les marronniers,
C'est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,
C'est la tisane sans le foyer,
La phtisie pulmonaire attristant le quartier,
Et toute la misère des grands centres. »
Courage, Jules. Le bobo recyclera Watteau.
Lexique industriel et commercial (cf. les meilleures pages de Rimbaud dans les Illuminations, voyez mon texte) :
« Mais, lainages, caoutchoucs, pharmacie, rêve,
Rideaux écartés du haut des balcons des grèves
Devant l'océan de toitures des faubourgs,
Lampes, estampes, thé, petits-fours,
Serez-vous pas mes seules amours!…
(Oh! et puis, est-ce que tu connais, outre les pianos,
Le sobre et vespéral mystère hebdomadaire
Des statistiques sanitaires
Dans les journaux ?). »
Statistiques sanitaire ? Ah, la santé…
Laforgue c’est poésie qui comprend que tout est foutu : c’est ce que certains ont appelé pompeusement la Fin de l’Histoire. Fin du rêve humain, des rois et de la religion, république machiniste mondiale, société de consommation et fardeau de la personnalité (voyez Pearson) !
« Non, non! C'est la saison et la planète falote !
Que l'autan, que l'autan
Effiloche les savates que le Temps se tricote !
C'est la saison, oh déchirements ! c'est la saison !
Tous les ans tous les ans,
J'essaierai en chœur d'en donner la note. »
Tous les ans non, il est mort juste après de la phtisie (à vingt-sept ans !) notre Jules Laforgue…
Sources
http://www.laforgue.org/dv01.htm
https://dissibooks.wordpress.com/wp-content/uploads/2014/12/cc3a7line-voyage-au-bout-de-la-nuit.pdf
https://www.dedefensa.org/article/rimbaud-et-la-mondialisation-en-1875
Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org