Nous sommes des êtres d’habitudes. Les habitudes nous sont nécessaires quand elles aident à la discipline, personnelle ou professionnelle, mais elles peuvent aussi, du fait de la paresse ordinaire des individus dans un système donné, du fait de leur tendance à préférer le statu quo et trouver refuge dans des systèmes connus — fussent-ils défaillants —, être la cause de l’aveuglement et du malheur des gens, participant ainsi collectivement, par les facilités du mimétisme et de la reproduction, au dysfonctionnement général d’une société.
En ce début d’année, où l’on est amené à formuler des vœux, à prendre de bonnes résolutions, de nouvelles habitudes, intéressons-nous aux écrits de ce brillant philosophe de l’effort et de la volonté, précurseur de la psychologie moderne, qu’est Maine de Biran (1766-1824), dont l’œuvre méconnue mérite d’être rééditée, relue et étudiée. Je vous fais part ici de deux extraits de son ouvrage Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1799), où chacun est invité, entre les systématismes du langage et de l’action, à retrouver l’intention.
« 1° Les signes articulés, secondairement associés avec les perceptions, remplacent les mouvements premiers, devenus insensibles par leur répétition continuelle, renouvellent l’activité de conscience, perdue ou voilée par l’effet de l’habitude, approprient les impressions à la faculté motrice du rappel, et les font passer du domaine de l’imagination sous celui de la mémoire.
2° L’extrême facilité et rapidité du langage tend à ramener de nouveau à un aveugle mécanisme, toutes les opérations auxquelles il sert de fondement, à en obscurcir l’origine, à en faire méconnaître la nature et le nombre ; cet effet de l’habitude correspond à l’affaiblissement progressif de l’effort vocal, ou de la détermination motrice, et nous cache les liens qui unissent nos signes à nos idées (comme il nous dérobe ceux qui existent entre les mouvements ou les déterminations premières du tact, et les impressions visuelles) ; c’est ainsi que nous parlons trop souvent à vide, en croyant penser, ou que nous pensons avec la rapidité de la parole sans nous douter de sa nécessité (comme nous ne croyons pas à la nécessité d’intervention du tact, dans les jugements de la vue).
3° Dans tous les cas où il s’agit d’associer un signe à une perception, ou à une image déterminée, c’est toujours la faute de l’individu, de sa précipitation, de sa légèreté d’habitude, si l’association est irrégulière ou mal faite, et le rappel sans effet représentatif. Mais tous ses efforts d’attention sont inutiles, ou cette attention volontaire est elle-même impossible, lorsqu’il veut étendre le pouvoir de ses signes hors des bornes de la représentation ; car la nature, qui n’a pas donné de signes de rappel aux sensations ou modifications purement affectives, ne veut pas que l’art soit plus puissant qu’elle.
4° Dans l’association des signes et des idées, il importe donc de distinguer les obstacles qui peuvent provenir de la nature de l’un ou l’autre des termes à associer. L’effort ou la détermination du mouvement (signe) peut avoir trop ou trop peu d’intensité ; l’impression peut être trop faible ou trop affective : il n’y a d’association régulière possible, que dans le développement égal et simultané de la force motrice sur les deux termes ; ce qui suppose qu’ils lui sont tous les deux également soumis ou appropriés.
Ces résultats nous conduisent à distinguer actuellement différentes fonctions des signes, et autant de modes parallèles dans l’exercice de la faculté qui consiste, en général, à les rappeler.
Si les signes sont absolument vides d’idées, ou séparés de tout effet représentatif, de quelque cause que provienne cette isolation, le rappel n’est qu’une répétition simple de mouvements ; j’en nommerai la faculté mémoire mécanique.
Lorsque l’association se trouve exactement fondée sur les conditions dont nous avons parlé, et qui seules peuvent la rendre utile, le rappel du signe étant accompagné ou suivi immédiatement de l’apparition claire d’une idée bien circonscrite, je l’attribuerai à la mémoire représentative.
Le signe exprime-t-il une modification affective, un sentiment, ou encore une image fantastique quelconque, un concept vague, incertain, qui ne puisse être ramené aux impressions des sens (source commune de toute idée, de toute notion réelle), et qui, par là même, jouisse d’une propriété plus excitative, le rappel du signe, considéré sous ce dernier rapport, appartiendra à la mémoire sensitive.
Ces trois facultés ne sont que trois modes d’application de la même force motrice qui rappelle ; mais elles diffèrent essentiellement, tant par la nature des objets et, pour ainsi dire, des matériaux sur lesquels elles s’exercent, que par les habitudes très remarquables que leur exercice répété peut faire contracter à l’organe de la pensée. »
[…]
« Si le mécanisme dans lequel dégénèrent incessamment toutes nos opérations répétées, n’en obscurcissait pas l’origine, la nature et le nombre ; si la familiarité des termes ne se confondait pas illusoirement avec une connaissance exacte, infaillible ; si l’indépendance du jugement pouvait se concilier avec la facilité et la promptitude qui l’entraînent, sans doute l’influence de l’habitude sur tous nos progrès serait assurée, pure et sans mélange. Mais pourquoi faut-il que ce qui se gagne en vitesse, en surface, se trouve si souvent perdu en force et en profondeur ? Pourquoi, après avoir rattaché des ailes à la pensée, l’habitude ne lui permet-elle pas de se diriger elle-même dans son vol, au lieu de la retenir opiniâtrement fixée dans la même direction ?
Tel est, en effet, le résultat le plus funeste d’une répétition longue et trop exclusive des mêmes opérations, des mêmes procédés quelconques ; la pensée ne peut plus changer son allure habituelle et résiste à tout ce qui pourrait l’en écarter, comme le pendule ne s’écarte point de l’arc déterminé auquel la pesanteur le ramène.
C’est par une telle chaîne que l’habitude retient un si grand nombre d’individus servilement attachés aux pratiques, aux maximes, aux méthodes dont ils se sont fait des routines ; c’est elle qui, joignant sa force d’inertie à l’activité de l’intérêt et de l’amour-propre, excita tant de préventions contre les découvertes les plus utiles, en retarda si souvent les heureux effets, suscita les haines, les persécutions contre ces génies, honneur de leur espèce, qui, forçant la barrière des vieux préjugés, surent établir des principes nouveaux sur de nouveaux faits, ou démêler dans les principes et les faits anciens, que l’on croyait bien connaître, une foule d’aspects différents qui en étendirent la fécondité.
C’est l’habitude qui, après avoir fondé les principes abstraits sur la répétition mécanique des mêmes formules, les met ensuite hors de toute discussion, crie sans cesse qu’il faut bien se garder de les soumettre à un nouvel examen, consacre ainsi toutes les conséquences erronées des faux principes, ou resserre dans des bornes étroites les applications de ceux qui peuvent être vrais et utiles en eux-mêmes.
C’est l’habitude qui, accréditant par un long usage tant de méthodes vicieuses de classifications, fit si souvent mesurer la nature sur une échelle imaginaire ; et, après que de fausses observations avaient fixé l’erreur dans la nomenclature ou la langue d’une science, c’est encore l’habitude qui perpétuait l’erreur par la répétition du langage.
C’est elle enfin qui, s’emparant des produits de l’imagination, de ces idées vraiment archétypes, auxquelles des esprits systématiques contraignent les faits à venir se plier, donne souvent à de vaines hypothèses une consistance, un ascendant que toute l’évidence de la réalité, les témoignages les plus authentiques des sens et de la raison, ne sauraient balancer. »
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