« Pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire » disait Lénine. Servir l’objectif d’une révolution « écologique » en démasquant la contre-offensive idéologique du « capitalisme vert » suppose une élaboration collective dite, pour le moment, écosocialiste. Il reste que ce terme, quand il est adopté en politique, dans des partis, n’est revendiqué la plupart du temps que par des courants réformistes ou trotskistes, historiquement périphériques au mouvement marxiste -disons – orthodoxe. L’effondrement du bloc soviétique en 1990 y est sans doute pour beaucoup, toute nouvelle « révision » du marxisme devenant désormais suspecte aux yeux des communistes. Cependant, nous pouvons identifier à l’intérieur même du courant de pensée écosocialiste des tendances exogènes au marxisme, parfois nettement antimarxistes, qui expliquent aussi son ésotérisme voire son isolement. A trop vouloir marxiser l’écologie, ou écologiser le marxisme, on reste en effet bien souvent au bord du chemin, comme à une époque où, en occident, il fallait à tout prix céder à la mode des synthèses entre marxisme et psychanalyse, marxisme et structuralisme, marxisme et post-modernisme…
On peut identifier facilement au sein du courant écosocialiste, complexe et traversé de contradictions fortes, deux thèses opposées. L’une, surtout représentée par les philosophes John Bellamy Foster, Koheï Saïto, Andreas Malm, représente un point de vue marxiste, partant d’une relecture des textes de Marx et Engels pour étayer une compatibilité entre leur travail et la question écologique, et déconstruire la caricature « productiviste » qui leur est faite. L’autre, représentée par des philosophes, sociologues et économistes tels que James O’Connor, Mickael Löwy, s’appuie sur la dimension prétendument « prométhéenne » de Marx pour justifier une révision générale de son œuvre, incomplète voire incompatible avec les questions écologiques actuelles.
Les deux courants s’accordent au moins sur le fait que Marx avait bien identifié une double contradiction sous le capitalisme : une première contradiction, fondamentale, entre forces productives et rapports de production, et une seconde, sous-jacente, entre forces productives et conditions de production (ressources, renouvelables ou non, issues de la nature au sens large, au-delà du seul travail humain). L’innovation du courant « révisionniste » (O’Connor, Löwy, etc.) consiste à inverser le rapport en affirmant que la contradiction secondaire est devenue principale : nous serions passés de l’ère de la surconsommation et des crises du Capital à l’ère d’une sous-consommation induite par l’épuisement progressif des ressources qui nourrissent en dernière instance le mode de production capitaliste. La classe ouvrière n’a plus de rôle historique dans ce nouveau système, animé par les seules luttes d’avenir que représente l’activisme écologiste de la « jeunesse » trans-classe, rebelle face au monde qu’on lui laisse.
Il ne s’agit pas ici de disqualifier par principe le terme révisionnisme. C’est de fait un des aspects (un écueil) de la réactualisation obligatoire de la théorie marxiste, qui en même temps déforme voire élimine ses principes fondateurs. Le marxisme n’est pas une vision prophétique. Il n’est pas une révélation divine et intemporelle : par définition, une pensée qui s’inscrit dans un univers matériel en mouvement doit elle-même évoluer, s’actualiser. Il est heureux que la contradiction entre forces productives et ressources naturelles ait été pensée par Marx et Engels. Mais on ne peut imaginer, sans tomber soi-même dans un dogmatisme funeste, que les questions du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité aient été traitées par avance, même de façon implicite ou sous-entendue. Que ces questions n’aient pas été étudiées à l’époque est un fait consubstantiel au marxisme, « analyse concrète de la situation concrète ». Qu’on en déduise que le marxisme est le jumeau « productiviste » de l’anarchie de la production capitaliste est un abus proprement antimarxiste.
Actualiser le marxisme
Nous avons sur la question du révisionnisme un passionnant précédent, au début du siècle dernier. A l’époque, un phénomène nouveau apparaît dans le mode de production capitaliste, lié à l’extrême concentration du capital industriel et à son intrication croissante avec le capital financier ; l’impérialisme. Question centrale à l’époque, que posent tous les penseurs se réclamant du marxisme. L’impératif de comprendre ce fait nouveau, non théorisé par Marx, faisait consensus : il consista soit à s’appuyer, avec Lénine, sur le marxisme comme seule méthode efficace, soit à penser qu’il fallait « réviser » le marxisme lui-même, au nom d’un évolutionnisme mécaniste, avec Kautsky, Bernstein, et tous les adeptes de la théorie de « l’ultraimpérialisme » : la concentration croissante, inexorable, du capital le conduirait à s’effondrer de lui-même, sans intervention révolutionnaire, la lutte des classes devenant alors une forme d’autodéfense légale, « réformiste », en attendant cette chute spontanée. Le marxisme était donc soit une chance permettant de mieux comprendre les phénomènes économiques nouveaux, soit une théorie montrant sa faiblesse face l’époque moderne, et qu’il fallait corriger en profondeur.
Pour les communistes hostiles à une réflexion écosocialiste comme pour les écosocialistes antisoviétiques (réformistes ou trotskistes), ce parallèle entre le début de notre siècle et le début du siècle dernier peut paraître périlleux. Le développement de l’impérialisme au siècle dernier a donné en effet du léninisme une leçon ambivalente : les uns diront, à raison, que l’histoire a prouvé la validité du léninisme contre les théories sur « l’ultraimpérialisme » (qui est loin de s’effondrer de lui-même), les autres répondront que l’effondrement du camp socialiste a discrédité à jamais l’orthodoxie marxiste-léniniste. Notons toutefois que la disqualification du léninisme par un « échec » en 1991, ne valant pas mieux d’ailleurs que celle de Marx par la défaite de la Commune de Paris, première expérience de dictature du prolétariat, est un argument beaucoup trop « mécaniste » pour des contempteurs du « dogmatisme » marxiste-léniniste, prompt à rayer d’un trait de plume soixante-dix ans de socialisme réel.
Le parallèle souffre aussi d’un écueil imputable à la formule même de Lénine : si l’impérialisme est le stade « suprême » du capitalisme, comment peut-on penser un stade qui lui serait postérieur, à l’époque d’un « capitalocène » se manifestant désormais dans les moindres recoins du monde ?
Pourtant, il s’agit bien d’une période nouvelle, celle des questions écologiques, qui pourrait bien être, elle aussi, « suprême » ou « ultime ». On évitera de confondre ici la forme incontestablement « suprême » du mode de production capitaliste, son stade impérialiste, de dimension mondiale, et la forme actuelle, disons « ultime », de ses conséquences mondiales. Toutes les dimensions que prennent les questions écologiques actuelles sont liées au développement du stade suprême impérialiste : la standardisation massive (destruction de la diversité) de la vie humaine et de son environnement par la mondialisation capitaliste-extractiviste d’une part, le caractère stratégiquement anti-impérialiste de toutes les politiques agroécologiques et durables visant à assurer la souveraineté alimentaire et énergétique des peuples du Sud global d’autre part. Lénine décrivait l’impérialisme comme une « agonie » du capitalisme, agonie lente mais se manifestant à tous les niveaux. L’effondrement de la biodiversité, le dérèglement climatique et l’épuisement des ressources naturelles sont en quelques sortes des symptômes ultimes de cette lente agonie.
Utopisme moraliste ou exaptation ?
Dans ce contexte, la question qui se pose est moins de savoir comment Marx et Engels comprenaient les choses il y a deux siècles que d’évaluer les luttes pour la souveraineté alimentaire et énergétique et pour la protection des richesses nationales vis-à-vis de la prédation impérialiste, dans les semi-colonies, mais aussi et peut être surtout dans les pays socialistes eux-mêmes. Et cette évaluation a été clairement négligée par les chercheurs écosocialistes, qui postulent trop hâtivement un productivisme-extractivisme consubstantiel au camp soviétique. Or, si un tel productivisme a bien existé en URSS, celui-ci n’a concerné qu’une période d’urgence entre 1941 et 1945, et une période plus longue, d’alignement explicite au modèle américain qu’il fallait « dépasser sur son terrain », à partir des années 50-60 : période qu’on pourrait appeler khrouchtchévienne. Le contexte est donc plus complexe qu’envisagé, et offre une période d’étude plutôt longue pour les questions qui nous occupent, entre la création des zapovedniks (réserves naturelles intégrales) en 1921 et le « plan de transformation de la nature » en 1948-1952, dernière initiative agroécologique d’ampleur avant la calamiteuse « campagne des terres vierges » khrouchtchévienne (point de départ des monocultures intensives en URSS). Les innovations, planifications, tentatives en faveur d’une protection des ressources environnementales ont été complexes et parfois semées d’embûches, mais de notre point de vue matérialiste, elles méritent sans aucun doute une étude approfondie. L’agroécologie soviétique, puis cubaine par exemple, ne dérivent pas d’un volontarisme moraliste ou de considérations philosophiques de la part des cadres dirigeants, mais d’une nécessité politique bien concrète et spontanément « non écologiste ». Celle d’assurer à la lutte anti-impérialiste une certaine durabilité locale, une indépendance matérielle de long-terme (au moins alimentaire et énergétique) sans laquelle rien n’est politiquement envisageable vers le socialisme, face à l’encerclement. Et l’épuisement des sols par l’agriculture intensive, comme l’extractivisme épuisant les ressources locales, sont clairement, dans ce sens, des voies sans issues, des voies court-termistes.
Une notion formulée par le biologiste marxiste Stephen Jay Gould pourrait illustrer cette tendance à la protection de l’environnement, dans ses avancées et ses reculs, en URSS mais aussi en Chine, à Cuba, au Burkina Faso sankariste, au Vietnam, et jusqu’au Kérala indien : la notion d’exaptation. Gould a montré par mille exemples fameux dans l’histoire naturelle comment les innovations évolutives ne naissent pas ex nihilo, mais surgissent de structures préexistantes pour d’anciennes fonctions, par une sorte de recyclage fonctionnel non téléologique : le plumage contribuait à la thermorégulation avant de servir au vol, l’endosquelette osseux servait de stockage calcique avant de participer à une locomotion articulée, etc.
L’exaptation, notion issue de la biologie évolutionniste, typiquement matérialiste dialectique, peut utilement illustrer à une autre échelle les politiques agroécologiques socialistes par exemple, partant de planifications « non écologiques ». Marx attribuait à la classe ouvrière une fonction historique intéressant l’ensemble de l’humanité, non pas parce que celle-ci serait dotée de vertus morales supérieures, mais par une sorte d’exaptation sociale : l’émancipation ouvrière de l’exploitation capitaliste ouvrira à l’ensemble du peuple la voie du socialisme. Ainsi de la planification socialiste, au-delà des reculs et contradictions complexes liées à l’encerclement capitaliste, d’où peut émaner une protection aussi réelle « qu’amorale » de l’environnement. Protection tout aussi « amorale » (non préméditée) que sa destruction, à l’inverse, par le mode de production capitaliste.
Après Liebig et Frass, Vassili Williams
L’œuvre du célèbre pédologue russe Vassily Williams mériterait à ce sujet une traduction intégrale en plusieurs langues, ainsi qu’une critique approfondie en collaboration avec des agronomes et permaculteurs actuels. Il a dirigé scientifiquement les plans d’agroforesterie soviétique et inspiré le fameux « plan de transformation de la nature » de 48-52 (plan de polyculture agroforestière extensive, excluant les intrants chimiques). La théorie de Williams, centrée sur la structure et la vie du sol intimement liées à la disponibilité des ressources qu’il peut fournir aux plantes cultivées, prétendait montrer une « fertilité croissante » des sols opposée à la « théorie de la fertilité décroissante » qui justifiait en occident l’agriculture intensive et l’usage massif d’intrants chimiques. On a largement moqué cette théorie de la fertilité croissante en occident, la qualifiant de spéculation dogmatique niant l’évidence, face aux succès indiscutables de la « révolution verte » dans les années 40-50 en Europe de l’Ouest. Comment peut-on affirmer qu’un sol peut augmenter indéfiniment sa fertilité, sinon d’un point de vue « totalitaire » et antiscientifique, alors que seuls les intrants le permettent ? Dans ce débat oublié, le productivisme-extractivisme était bien du côté occidental, contre un point de vue soviétique jugé « naturaliste » et idéologiquement truqué. Williams, comme son maître Dokoutchaïev, pionnier de la discipline dans un pays aussi riche et diversifié en types de sols que la Russie, considérait en fait que « l’agrochimie », niant les caractéristiques dynamiques du sol au profit d’une approche exclusivement réductionniste et fixiste, courait à sa perte en détruisant les sols sur le long terme. Le fait que ce vieux débat soit tombé dans l’oubli est tout à fait révélateur des enjeux actuels autour de l’anthropocène.
Du point de vue des chercheurs écosocialistes, il est tout aussi révélateur qu’un Liebig ou qu’un Frass soient préférés à Williams. Ces premiers, agronomes du siècle précédent, avaient intéressé Marx à cause de leur hostilité vis-à-vis de l’agriculture capitaliste, gaspilleuse des ressources minérales. Mais ils étaient toujours de ce point de vue des « agrochimistes ». Autrement dit, une fois la critique formulée, ils ne proposaient pas d’alternative autre qu’étroitement décroissante voire malthusienne. C’est toute la difficulté pour les chercheurs écosocialistes de distinguer voire d’opposer dans les textes, un « Marx décroissant » d’un « Marx productiviste » : en réalité, les deux cohabiteront jusqu’à ce qu’une forme alternative soit proposée, satisfaisant la croissance des besoins humains tout en maintenant les ressources naturelles qui leurs sont liées. C’est indiscutablement la contradiction centrale de la recherche écosocialiste. Or elle ne peut être dépassée par le strict point de vue chimiste-réductionniste (celui de Liebig et Frass, seules références existant à l’époque de Marx et Engels). Mépriser l’expérience soviétique en la matière ne permettra donc pas ce dépassement.
Il faut ajouter à cette première difficulté liée à l’idéologisation du débat dans le contexte de la guerre froide, une seconde, à connotation plus épistémologique. On considère souvent, à tort, que l’agrochimie représente la forme la plus aboutie de la science agronomique, en suggérant que l’agrobiologie, qui fonde l’approche agroécologique, la connaissance dynamique du sol au-delà de sa simple composition chimique, n’est qu’une science secondaire, mineure, descriptive, arriérée. Ce malentendu n’est pas imputable aux chercheurs écosocialistes, même du point de vue de l’agriculture : la tradition agroécologique occidentale, présentée comme alternative, n’est effectivement que très peu scientifique, et le plus souvent ésotérique et mystique. On comprend aisément, si on omet Williams et d’autres agronomes soviétiques qui lui furent contemporains, la préférence donnée à l’étude d’un Liebig, vrai pionnier de l’agronomie scientifique, plutôt qu’à un Steiner, gourou-pionnier de l’agriculture biodynamique et de l’anthroposophie, à qui on attribue toujours le prestige d’avoir fondé l’agroécologie. On trouve pourtant chez Marx, une préférence pour Frass par rapport à Liebig. Intérêt noté par Koheï Saïto à la fin de son La nature contre le capital. Frass était en effet plus intéressé que Liebig par l’étude des conditions naturelles favorables à l’agriculture, et notamment à la présence forestière autour des champs cultivés.
L’intérêt de l’étude de Williams en particulier, pour les chercheurs écosocialistes, est intimement lié à la nécessité d’une bonne compréhension de sa « théorie de la fertilité croissante des sols », théorie qui n’a en fait rien de « magique » ou de contre-intuitif : le terme « fertilité croissante », qui gène sans doute les décroissantistes, doit être compris comme une théorie de la « durabilité » des sols et de ses propriétés nourricières. Il s’agit moins d’une croissance de productivité (productivisme) que d’une amélioration perpétuelle au cours du temps (durable) de la fertilité, ce qui correspond en tous points aux principes actuels de la permaculture. Cette nécessité d’une amélioration perpétuelle de la fertilité des sols, dans leur diversité dynamique, est au centre des recherches de Williams, et rien ne justifie donc sa relégation.
Protéger ou conserver ?
Sans attendre une telle étude, qui prendra des années, on peut d’ores et déjà travailler sur le type d’approche scientifico-politique pour sortir du capitalocène, en particulier sur l’épineuse question décroissantisme/productivisme. Le choix des concepts est crucial : protection ou conservation de la nature ? A première vue et sans éclairage scientifique, les deux termes se valent. Ils recouvrent pourtant des enjeux presque antagonistes.
Conserver suggère une approche fixiste, essentialiste, standardisatrice et, disons-le, réactionnaire (orientée vers un passé préindustriel idéalisé), y compris idéologiquement. C’est d’ailleurs l’approche qu’ont historiquement préféré les fascistes du vingtième siècle, malgré leur extractivisme objectif. Himmler était un admirateur déclaré de Steiner, et Hitler voyait dans la loi de « survie du plus fort » profanée par les peuples « dégénérés », une option salvatrice et régénérante.
Protéger suggère au contraire une activité humaine consciente et collectivement planifiée : ce qu’il faut y protéger n’est pas la nature essentialisée, mais sa biodiversité intra et interspécifique, autrement dit ce qui fonde, du point de vue darwinien, sa capacité à évoluer. Evoluer pour se maintenir. Conserver fige la nature et l’empêche d’évoluer. Protéger la nature, la « biosphère » pour reprendre le terme fondé par l’écologiste soviétique Vladimir Vernadsky, consiste à lui permettre d’évoluer malgré les fluctuations entropiques, autrement dit à se maintenir par réadaptation perpétuelle sur la base d’une biodiversité toujours plus large.
Il y a en effet dans la culture marxiste occidentale une sorte de malentendu, malgré l’admiration qu’avait Marx pour Darwin, concernant l’ambivalence le couple variation/sélection naturelle. Or ce malentendu provient d’une politisation abusive des concepts depuis l’époque du « darwinisme social ». Les nazis comme les libéraux, non loin d’eux, y perçoivent une « survie du plus apte » plutôt standardisatrice, se délestant sans cesse du « fardeau génétique » des populations « inadaptées ». C’est tout le contraire : en réalité, l’évolution part d’un principe d’autoconservation impossible émanant des propriétés chimiques des acides nucléiques primordiaux. Par diversification naturelle de ces molécules autoréplicatives, les mutations conduisent à toujours plus d’efficacité dans la résistance aux fluctuations du milieu par mille stratégies métaboliques de plus en plus complexes, susceptibles d’assurer l’autoconservation dans le changement, autrement dit l’évolution, contraire de l’entropie générale (qui n’en est justement pas une). Toute la dialectique de ces mécanismes de conservation par le changement suggère que le moteur principal de toute évolution est la diversité du vivant, la biodiversité. Or, de la politique de protection des zapovedniks soviétiques, du travail du soviétique Nikolaï Vavilov sur la diversité botanique des écosystèmes mondiaux à la lutte cubaine pour la diversité des semences endémiques contre la standardisation mondiale de l’agrobusiness, en passant par exemple par la diversité des bactériophages dans la lutte contre les infections bactériennes en URSS qu’on redécouvre aujourd’hui pour lutter contre l’antibiorésistance provoquée par la standardisation mondiale des antibiotiques commercialisés par big pharma, c’est en réalité dans le camp socialiste que la biodiversité a été le mieux défendue et protégée, et c’est du côté impérialiste que la standardisation du vivant a été la plus massive, parce que plus lucrative à moindre frais, au-delà même de l’effondrement de la biodiversité mondiale dont elle est directement responsable.
« Désoccidentaliser » le monde
Dans le sillage du grand marxiste Domenico Losurdo, un courant est en train de prendre forme autour de la valorisation des luttes du Sud global contre l’impérialisme euro-américain, et notamment des expériences socialistes qui en ont été le ressort central. Sur le plan de l’écosocialisme, dans ce même sillage, une influence existe en conséquence, contre une approche initialement occidentalo-centrée et uniquement critique. La majorité des chercheurs en la matière reste d’ailleurs liée à l’occident au sens large (Japon compris), alors qu’une ouverture aux expériences chinoises, cubaines, bolivariennes, etc. équivaudrait à un signe de maturité scientifique, honorant le socialisme scientifique de Marx et Engels. Ces expériences, loin de la culture post-moderne individualiste, anti-nationale et anti-étatiste du « marxisme occidental », pour reprendre Losurdo, devraient guider la réflexion générale sur les voies et moyens d’une révolution écosocialiste, c’est-à-dire socialiste, et contribuer à désoccidentaliser non seulement le monde mais aussi le marxisme moderne.
La majorité des chercheurs écosocialistes reste également retranchée dans les sciences sociales et la philosophie, quand elle devrait suivre, aussi, la voie de la recherche fondamentale scientifique, en particulier en biologie et en écologie scientifique. Il y a d’ailleurs dans cette lacune ou dans cette méfiance vis-à-vis des sciences naturelles une marque supplémentaire du « marxisme occidental », qui contrairement au marxisme des pays engagés sur la voie socialiste, suspecte encore la recherche scientifique de contribuer à un appareil d’Etat qu’il faudrait « déconstruire ». En matière de science, le marxisme « offensif » des pays socialistes, patries des Korolev, Oparine, Vernadsky, Pavlov, etc. n’est pas toujours compris par ce marxisme plus « défensif » et critique, émanant des pays capitalistes eux-mêmes. La recherche scientifique a un double caractère bien connu des épistémologues matérialistes : elle est à la fois un appareil idéologique d’Etat jusqu’à un certain point mais aussi un travail collectif semi-indépendant qui chemine malgré l’évolution constante des rapports de production. C’est tout au moins l’approche que Lénine formulait dans Matérialisme et empiriocriticisme il y a plus d’un siècle contre les relativistes de gauche, ces derniers ayant inspiré à la fois les bogdanovistes adeptes de la théorie des « deux sciences » (bourgeoise et prolétarienne) et les post-modernes relativistes occidentaux, peu éloignés finalement de leurs cousins bogdanovistes.
Les mots qu’on choisit ont une portée historique, et il semble que le débat actuel, dans la recherche écosocialiste, sur la caractérisation capitalocène ou anthropocène, est lui-même trop marqué par le « marxisme occidental ». Le terme anthropocène sous-entend que nous vivons plus qu’une période historique ; une période « géologique », après l’holocène dans l’ère quaternaire, de portée mondiale et de long terme. C’est sans doute le cas, bien sûr. Il reste que dans ce cas, il faudrait distinguer en réalité deux phases successive. La première, le capitalocène, se fonde sur la reconnaissance du caractère destructeur et incurable du capitalisme parvenu à son stade impérialiste mondialisé. La seconde devrait correspondre au dépassement révolutionnaire du capitalocène. Pas d’illusoire réversibilité voire de baisse démographique de l’Humanité, approche malthusienne d’une partie de la gauche écosocialiste : c’est bien cette nouvelle phase qu’on devrait appeler positivement anthropocène, par un renversement du concept.
Ceux qui ont formulé ce dernier terme ont voulu mettre l’accent sur la responsabilité collective de l’Humanité dans les désastres écologiques actuels. Aucun matérialiste ne soutiendra une telle position. Mais il est tout à fait permis d’espérer que la sortie du capitalocène ouvre une période où l’Humanité concentrera son activité collective à la protection réelle de son environnement, non pas en disparaissant elle-même mais au contraire en redoublant d’efforts. Car, à l’évidence, si le capitalisme est une anarchie de la production conduisant au profit destructeur à moindre frais, c’est bien le socialisme qui peut seul financer les moyens techniques et scientifiques colossaux nécessaires à cette protection (fusion nucléaire, développement des énergies durables à forte productivité, coût d’un redéveloppement de la diversité à tous les niveaux contre la standardisation bon marché qu’imposait le capitalisme, etc.).
En somme, il faudrait exorciser la connotation négative qu’a pris l’anthropocène, alors qu’à l’origine, dans sa première formulation par le géologue soviétique Alexeï Pavlov, il recouvrait plutôt un horizon positif, en lien avec les concepts de biosphère et de noosphère théorisés par son illustre confrère Vladimir Vernadsky, et en contradiction complète avec le millénarisme d’une partie de la recherche écosocialiste. « Protéger » la biosphère suppose une connaissance scientifique de plus en plus complexe du vivant, et non un retour romantique aux vieilles utopies sur l’harmonie du monde, autrement dit un investissement colossal en biologie (plus qu’en physique et en chimie peut être), que seul le socialisme peut financer par de l’investissement public, à l’abri des spéculations privées. L’anthropocène réel, au sens marxiste, ne peut être qu’un horizon. Celui du dépassement de la fameuse « rupture métabolique » induite par le capitalocène. C’est la lutte des classes, libérant en dernière instance tous les humains, mais aussi par conséquent, leur recherche scientifique, qui en pavera la voie.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir