Aux enfants de l’Europe par Rorik DUPUIS VALDER

Aux enfants de l’Europe par Rorik DUPUIS VALDER

La princesse Europe, fille du roi phénicien Agénor, aperçoit au bord de la mer un magnifique taureau blanc, qui se couche à ses pieds et se laisse caresser. Séduite par sa douceur, elle monte sur le dos de l’animal, qui file au large en l’emportant jusqu’en Crète. Zeus, roi des dieux ainsi métamorphosé en taureau, s’accouple à la princesse, qui donnera naissance à trois fils : Minos, futur roi de l’île, Rhadamanthe le législateur, et Sarpédon, héros de la guerre de Troie. D’après les vers du poète Ovide, composés dans les premières années de notre ère, Europe devenue mère donne alors son nom à la « troisième partie du monde », la « terre d’en face », entre Asie et Afrique. C’est donc à une nymphe originaire du Moyen-Orient, enlevée et abusée par le tout-puissant Zeus, que notre continent devrait son nom !…

Quand j’étais collégien, au début des années 2000, je me souviens que le mythe de l’unité européenne occupait dans les enseignements une place centrale, quasi religieuse. Plus précisément, c’est le « couple franco-allemand » qui était systématiquement mis en avant dans un charmant idéal de paix et de coopération post-guerre froide auquel nous étions tenus d’adhérer. Ce qui, pour moi, avait une résonance d’autant plus forte que je baignais dans la double culture, étant né d’un père français et d’une mère allemande. Et il faut dire qu’à l’époque, le duo Chirac-Schröder avait malgré tout une certaine allure en comparaison de ce que nous subissons aujourd’hui…

Au-delà de cet héritage scolaire et personnel, malgré la corruption tous azimuts et l’exaspérant projet totalitaire de cette colonie étasunienne qu’est aujourd’hui l’Union européenne — remarquablement incarné par Ursula von der Leyen… —, je n’ai pas honte de dire que je crois en l’Europe. Que je suis européen avant d’être français ou allemand.

À vrai dire, le « nationalisme » m’est toujours apparu comme une posture assez grossière, un réflexe passablement maladroit à l’heure de la mondialisation — la mondialisation relevant d’un processus historique naturel en temps de paix (processus qu’il convient de réguler politiquement en fonction d’impératifs économiques et culturels), à la différence du mondialisme, qui peut se comprendre comme un projet idéologique totalitaire en faveur d’une caste néolibérale transnationale.

Je conçois cependant tout à fait ce besoin d’appartenance à une nation qu’ont, plus ou moins spontanément, beaucoup de gens, sans pour autant le ressentir comme une nécessité intime ou politique — un drapeau ou un hymne n’ayant jamais provoqué en moi quelque émotion supérieure… Et il me semble que les adultes de ma génération, qui ne connaissent pas (encore) la guerre, ont globalement le même rapport à la « nation », traînant un désintérêt plutôt légitime pour la question « identitaire ».

Néanmoins, à l’instar des héros du magnifique Citadelle d’Antoine de Saint-Exupéry et du poignant Désert des Tartares de Dino Buzzati, où l’homme se dévoue à l’édification des remparts universels de l’esprit et de l’engagement — contre les épidémies de paresse et de malhonnêteté intellectuelles de toutes origines —, je reste particulièrement sensible et attaché à la défense de l’identité humaniste, de la passion et de la loyauté comme nécessités humaines.

Je ne saurais dire ce qu’est un Français ni ce qu’est un Allemand en 2024, admettant par ailleurs volontiers certains clichés comportementaux sur l’un ou sur l’autre — par exemple l’arrogance assumée et la râlerie systématique pour le Français, la manie et la rigidité inquiétantes pour l’Allemand… —, mais il est certain qu’en lisant Sénèque, Jean-Jacques Rousseau ou Robert Musil je me sens profondément (et fièrement) européen.

Cet esprit critique et volontariste, formidablement inventif, résolument libre, tantôt romantique tantôt subversif — cette expression de la « profondeur sans lourdeur » —, nous a formés, nous a fait rêver et créer, et nous nous en servons à notre tour modestement, en tant que parents ou enseignants, pour former des jeunes gens que le système en perdition tente de séduire — en réalité sans grand succès, ce qui est plutôt encourageant — par la facilité des dogmes, le culte de l’ego et le prêt-à-penser.

Quoi qu’on en dise, malgré les diverses tentatives d’abêtissement de notre jeunesse à travers de nouvelles idéologies déshumanisantes, de nouvelles technologies asservissantes, celle-ci reste invariablement, naturellement, sensible à l’exigence de la langue et de l’esprit. Car c’est là une demande fondamentale de l’être : s’élever par son savoir et son savoir-faire, être en mesure de se distinguer par la culture, par l’éducation. En substance, rien ni personne n’est réellement susceptible de corrompre la jeunesse, car sa vivacité animale l’emporte toujours sur les mesquineries manipulatoires, plus ou moins morbides, des adultes. Pourvu que veillent les mères, les pères, et tous les protecteurs sincères de l’enfance.

Voilà sans doute mon côté germanique, mais il me semble qu’aimer l’autre, c’est aussi et avant tout être exigeant avec lui — c’est-à-dire, y déceler et en révéler le meilleur. L’enseignant qui aime ses élèves attend en principe le meilleur de chacun d’eux — étant entendu que « le meilleur » n’a rien de figé ni d’absolu mais relève d’une capacité de progression individuelle. Dans l’enseignement comme dans tous les rapports humains, l’on se figure l’exigence comme une attitude austère à la limite de l’intolérance ou même de la tyrannie, sans jamais comprendre qu’elle s’exerce d’abord, pour être réellement efficace, avec attention, souplesse et subtilité… Car un être justement formé à l’exigence formera à son tour des êtres justement exigeants. Ainsi fonctionne le progrès humain : par la transmission et le renouvellement des passions.

Dans nos milieux dits « complotistes » ou « dissidents » — qualificatifs hyperboliques dont abuse volontiers la meute politico-médiatique pour discréditer tout effort de réinformation face à une propagande de masse —, l’on a tendance à fustiger à tout-va l’« élite », et l’on aurait tort de s’en priver.

Or, s’il est tout à fait légitime, aujourd’hui en France, d’abhorrer l’élite culturelle qui nous est présentée — ou plutôt imposée — en tant que telle, vu la perversion et l’abêtissement généralisés qu’elle promeut éhontément, il n’en reste pas moins que l’élite d’un pays a, dans l’absolu, une fonction sociale et politique essentielle. C’est elle, en quelque sorte, qui montre la voie, qui propose. Sa responsabilité, devant un peuple spectateur, est a priori cardinale.

Au début du XXe siècle, l’écrivain allemand Thomas Mann fut peut-être l’un des premiers à décrire ce délitement de l’élite économique et culturelle en une caste capitaliste sybarite — la réflexion étant brillamment prolongée par Robert Musil dans son roman-fleuve L’Homme sans qualités (1930-1932) notamment —, faisant alors nécessairement la distinction entre bourgeoisie (Bürgertum) et « bourgeoisisme » (Bürgerlichkeit) ; der Bürger signifiant « le citoyen » en allemand, avec tout ce que cela comporte de responsabilité morale et collective.

Bien que Thomas Mann dépeignît en son temps un certain milieu régional, le phénomène peut aujourd’hui facilement s’étendre à l’Europe du globalisme, à l’Europe américanisée, qui a largement délaissé sa « noblesse de l’esprit » pour lui préférer une classe de nouveaux riches improductifs, déracinés et désengagés, au service d’intérêts tribaux et personnels, régnant sur les médias, le monde de la politique et du spectacle par les lois du favoritisme et de leurs humeurs mortifères.

Il me semble que nous sommes entrés, depuis quelque temps déjà, dans la phase terminale du « déclin » annoncé par Thomas Mann, ce qui s’avère paradoxalement aussi désespérant que stimulant : en effet, ce sinistre état de fait nous amène à redoubler d’efforts et d’ingéniosité pour penser et faire advenir une Renaissance politique, intellectuelle et artistique, où les usurpateurs retrouveraient leur place et les hommes méritants la leur, où l’art et l’intelligence seraient à nouveau célébrés comme des victoires du progrès humain et de la paix.

Cette Europe moderne, cette Europe des peuples que nous voulons défendre, devra d’abord identifier et condamner ses saboteurs, et tirer les leçons de ses errements passés, pour pouvoir s’affirmer comme une puissance mondiale digne de considération et d’admiration. Aux hommes de courage et d’avant-garde de faire communier leurs volontés pour raviver, depuis le foyer de la résistance anti-impériale, la flamme de la civilisation européenne, porteuse de savoir, de justice et de liberté.

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À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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