Álvaro García Linera : « en Amérique latine, Trump va tenter de compenser son désavantage vis-à-vis de la Chine par une exacerbation des politiques interventionnistes » par Luis Alberto REYGADA

L’ancien vice-président d’Evo Morales revient sur les conséquences de l’élection de Donald Trump aux États-Unis et sur la possibilité d’une « seconde vague progressiste » latino-américaine, poussée par le Mexique et la Colombie.

Intellectuel et figure politique majeure de la Bolivie contemporaine, l’ex-numéro deux du gouvernement bolivien a accompagné l’ancien président Evo Morales (2006-2019) durant tous ses mandats, qui comptent parmi les processus les plus accomplis de la vague progressiste latino-américaine de ce début de siècle.

Théoricien marxiste et sociologue, auteur de nombreux ouvrages sur le rôle des mouvements sociaux, des peuples indigènes et de la lutte de classe dans la transformation des sociétés latino-américaines, Álvaro García Linera demeure une voix influente sur les questions qui traversent le continent. Il observe aujourd’hui avec préoccupation la lutte fratricide qui déchire la gauche de son pays. Nous l’avons rencontré lors d’un passage à Paris, en novembre.

Commençons par les récents événements aux États-Unis. Comment analysez-vous la victoire de Donald Trump ?

C’était une victoire prévisible. En ces temps de crise mondiale et de transition du régime d’accumulation et de domination globale, les positions du centre politique, autrefois dominantes, sont devenues une partie du problème, particulièrement aux États-Unis. Elles se brisent et deviennent impuissantes, le centre unificateur disparaît et des positions radicalisées émergent. Trump exprime, depuis la droite, ce nouvel air du temps.

Nous vivons un moment de déclin généralisé du système actuel, et Trump en est peut-être la meilleure expression avec l’intention de marquer un nouveau cycle historique en prônant un mélange de protectionnisme – en réaction à la mondialisation – et de récupération de la souveraineté, en opposition au cosmopolitisme. La mondialisation néolibérale laisserait sa place à une sorte d’hybride de néolibéralisme-souverainiste.

Quelles conséquences pour l’Amérique latine ?

Aujourd’hui, le panorama continental est fondamentalement marqué par la tension résultant de la concurrence entre les États-Unis et la Chine pour l’accès à nos matières premières. L’Amérique latine est tiraillée par la tension entre un modèle mondialisé et un autre souverainiste-régional. D’une part, le géant asiatique est une économie en croissance, qui a besoin de libre-marché et qui s’appuie sur des chaînes de valeur mondialisées.

D’autre part, les États-Unis, dont l’économie est en contraction, ont besoin de chaînes de valeur régionalisées, et visent donc à maintenir le continent dans leur sphère d’influence. Dans cet affrontement, je considère que la Chine s’est montrée beaucoup plus astucieuse au cours des vingt dernières années, et qu’elle se trouve en position de force. En effet, elle a réussi à accroître sa présence et son poids sans s’imposer, ni imposer quoi que ce soit à ses partenaires. Elle n’a utilisé que des leviers commerciaux : flux de capitaux, investissements et crédits, travaux macro-infrastructurels (soutien à la construction de routes, de ports, de centres de stockage, etc.).

Face à la stratégie chinoise, les États-Unis utiliseront tous les prétextes – défense de la démocratie, supposées menaces à leur sécurité nationale ou encore lutte contre le trafic de drogue – pour tenter de préserver leur pré carré. Le nœud du problème est la dispute autour des chaînes de valeur, des matières premières et des minéraux stratégiques. La responsable de l’US Southern Command, c’est-à-dire une des plus hautes autorités militaires américaines, s’est très clairement exprimée à ce sujet en soulignant ouvertement l’intérêt stratégique que représentent nos richesses naturelles pour son pays.

Vous pensez à une ingérence directe ? La nomination de Marco Rubio à la tête du département d’État laisse-t-elle présager un changement radical en matière de politique extérieure ?

Il y aura une rupture. Les démocrates évoluaient encore dans une logique géostratégique dans laquelle la place de l’Amérique latine était minime. Ce n’est pas le cas de Trump : son approche propose d’atténuer le déclin économique de son pays en s’appuyant sur le souverainisme et un protectionnisme exacerbé. Dans ce contexte, l’Amérique latine joue un rôle bien plus important en raison de sa géographie.

La figure de Rubio est peut-être un symptôme de cette reconfiguration. Auparavant, les États-Unis se préoccupaient du monde, maintenant ils vont se concentrer sur leur propre région. Mais les États-Unis, qui ont toujours considéré que l’Amérique latine était naturellement sous leur contrôle, se sont laissé dépasser par la Chine, et le fait est qu’ils ne sont pas en capacité de la concurrencer du point de vue financier.

Les États-Unis vont essayer de compenser cette incapacité par la coercition, par une exacerbation des politiques interventionnistes. Le coup d’État que nous avons subi en Bolivie en 2019, lors du premier mandat de Donald Trump, en est un bon exemple. Les chefs militaires qui se sont retournés contre le gouvernement étaient en contact avec l’administration américaine. De tels scénarios pourraient se répéter, avec Washington cherchant en quelque sorte à créer une « route de la soie américaine », mais par la force.

Les discours menaçants de Trump ne se sont pas fait attendre…

La manière de traiter la question migratoire avec le Mexique sera la première épreuve du feu. Nous verrons si l’administration Trump mettra à exécution la menace de déportation à grande échelle. Cette question va de pair avec celle de l’accord commercial nord-américain, qui pourrait être renégocié sur la base d’un chantage. Un autre dossier à observer : la position des États-Unis vis-à-vis de Cuba et du Venezuela.

Trump va-t-il encore resserrer l’étau ? Ces questions constitueront un bon test pour savoir si les États-Unis opteront pour la voie « douce », plus diplomatique, ou pour la voie « dure », de la coercition et de l’imposition. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que des temps compliqués attendent l’Amérique latine.

Quelles sont les options dont dispose l’Amérique latine pour résister ?

L’action individuelle conduira nos pays à l’impuissance, parce que, individuellement, ceux-ci disposent de peu de poids. L’Amérique latine est obligée, si elle veut augmenter la portée de sa voix, d’essayer de se positionner de manière unie et autonome. Elle a besoin de mécanismes d’intégration pour se renforcer, articuler ses marchés le long de son vaste territoire doté de 650 millions d’habitants.

Il est possible de dépasser la rhétorique latino-américaniste et, concrètement, de créer une série d’accords régionaux thématiques supranationaux qui aborderaient, en tant que bloc, différents sujets tels que les négociations commerciales, la transition énergétique, la fiscalité, la justice environnementale… Notre potentiel est énorme. Imaginez une communauté latino-américaine qui chercherait à intégrer les chaînes de valeur intrarégionales pour devenir, par exemple, un acteur clé dans le domaine des batteries ou des voitures électriques.

Nous possédons toutes les ressources naturelles, les capacités industrielles et la main-d’œuvre qualifiée pour y parvenir. Pour cela, il faut de la volonté, ainsi que du leadership. Le Brésil s’efforce de l’assumer. Dans l’idéal, ce leadership devrait être au moins double : une intégration latino-américaine réussie se structurerait autour d’un bimoteur composé du Brésil et du Mexique.

À la volonté du président Lula da Silva, il faudrait ajouter la force économique et la position stratégique du Mexique. Pour que tout cela fonctionne, les ressources financières sont évidemment essentielles, et c’est là que nous n’avons pas pris de mesures assez fortes. Le Mercosur, l’Unasur et les Brics sont encore trop faibles et insuffisants. Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche peut accélérer les choses et nous faire prendre conscience de la nécessité impérieuse de mieux nous intégrer. L’alternative est de rester dans la soumission.

À propos du Mexique, que vous inspire le maintien au pouvoir de la gauche avec l’arrivée de la nouvelle présidente Claudia Sheinbaum ?

La première grande vague progressiste latino-américaine, au début du siècle, a connu une phase de germination, de stabilisation puis de déclin. Globalement, les réformes progressistes « de première génération » ont atteint leurs objectifs, avec notamment une baisse notable de la misère dans plusieurs pays.

En Bolivie, le travail accompli a été énorme, une vraie réussite : il a notamment permis d’extraire 30 % de la population de la pauvreté. Mais que se passe-t-il lorsque l’objectif proposé est atteint ? L’épuisement d’un processus politique n’est pas toujours le résultat d’un échec. Il peut parfois être le résultat d’un succès, car celui-ci peut aussi créer de nouvelles limites. Lorsque les structures sociales sont modifiées, les exigences de la société changent.

À partir d’un moment, on ne peut continuer avec les recettes de départ : il devient nécessaire de mettre en œuvre des réformes de « seconde génération ». C’est le défi actuel : trouver un progressisme latino-américain de seconde génération. D’une certaine façon, la « chance » du Mexique est qu’en arrivant tardivement au progressisme, plus de quinze ans après la première grande vague, il le fait avec plus de force, et peut-être avec la possibilité de tirer les leçons des erreurs de ses prédécesseurs.

Pour l’instant, Claudia Sheinbaum profite encore de l’impulsion donnée par la rupture qu’a provoquée son prédécesseur, Andrés Manuel López Obrador, mais tôt ou tard, les symptômes des limites du processus commenceront à apparaître. Idéalement, le courant progressiste latino-américain d’aujourd’hui devrait être suffisamment lucide pour ne plus se limiter aux réformes de base (lutte contre la pauvreté, rôle régulateur de l’État, répartition des richesses, etc.) mais pour initier en même temps les nouvelles réformes de deuxième génération qui rendront le processus durable. Il s’agit non seulement de modifier le système de distribution des richesses, mais aussi le système de production des richesses.

Il s’agit aussi de sortir enfin du système de production extractiviste, en créant un nouveau support productif afin de ne plus dépendre des prix du marché. Ce sont des initiatives que nous, gouvernements de la première vague progressiste, nous n’avons pas réussi à mettre en œuvre. Les expériences de Claudia Sheinbaum et de Gustavo Petro, en Colombie, pourraient être des espaces d’avant-garde, où les réformes de première génération pourraient être couplées à celles de seconde génération, permettant au progressisme non pas de décliner, mais au contraire de reprendre l’initiative, relançant le processus pour dix ou vingt ans.

Venons-en à votre pays, la Bolivie. Il y a quelques mois, vous indiquiez que le conflit entre le président Luis Arce et Evo Morales mettait en péril l’existence même de l’État plurinational. Qu’en dites-vous aujourd’hui ?

En Bolivie, nous observons une lutte personnelle, mais c’est en réalité quelque chose de plus profond qui s’exprime. L’enjeu va bien au-delà des deux personnalités opposées : il s’agit de savoir si nous sommes capables d’un chapitre du processus progressiste au suivant, de la première vague à la seconde.

Aujourd’hui, la réponse est négative : la lutte personnalisée est un symptôme du déclin du processus progressiste, et des limites que nous rencontrons pour imaginer de nouvelles façons d’avancer. En effet, les deux camarades ne débattent pas des projets qui permettront de faire avancer le pays. La confrontation se limite à définir qui sera le futur candidat à la présidence. On pourrait croire qu’il s’agit d’un débat sur la forme, mais il montre au contraire une limite de fond.

La deuxième chose que la dispute entre les camarades révèle est une interrogation : le processus progressiste bolivien doit-il se poursuivre avec un leadership indigène ou pas ? Le projet de l’État plurinational va-t-il continuer à être dirigé par les indigènes ou va-t-on assister à une sorte de supplantation, de reprise en main par les classes moyennes métisses ? C’est une question très ardue.

Et la troisième chose qui est en jeu, tout aussi complexe : comment faire, lorsqu’un processus politique s’appuie principalement sur une personnalité, pour passer d’un leadership charismatique à un leadership « de routine » ? Personne n’a la réponse. En Bolivie, cela n’a pas été fait, ni en Argentine, ni en Équateur… Au Brésil, que se passera-t-il après le départ de Lula ? Espérons que la présidente Claudia Sheinbaum, qui a pris la relève après le mandat d’un président extrêmement charismatique, trouvera la clé pour y parvenir au Mexique.

Mais pour revenir sur la Bolivie, au-delà des coups bas entre deux camps, sous les apparences d’une lutte entre deux personnalités, nous voyons que les questions sous-jacentes qui sont en jeu sont encore plus complexes. J’espère que tout cela pourra se résoudre de manière satisfaisante, mais il semble que ce ne soit pas si évident.

Entretien réalisé par Luis Reygada (l’Humanité, 20/12/2024)

»» https://www.humanite.fr/en-debat/al…

Adblock test (Why?)

Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You