Par Alexandre Gerbi
Pour la galerie, comme d’habitude, Alger et Paris sont brouillés.En réalité, l’arrestation de Sansal, c’est-à-dire sa disparition, arrange tout le monde, pour d’ailleurs à peu près les mêmes raisons. Pauvre Boualem, dindon de la farce pris en étau par deux larrons en foire aux pratiques traditionnellement ténébreuses et ultra-violentes: puisse un miracle te réveiller de ce cauchemar…
Boualem Sansal risque de croupir jusqu’à sa mort dans une geôle obscure, voire d’être occis pour l’exemple sous le ciel bleu d’Algérie. C’est du moins ce que murmure le ronron politico-médiatique. Macron serait « très inquiet »…
On connaît le prétexte invoqué par Alger : des histoires de frontières algéro-marocaines remontant au XIXe siècle et que Sansal aurait mal placées sur la carte. Une sortie qui s’ajoute aux flèches qu’il décoche depuis des lustres sur le pouvoir algérien qui l’a, de ce fait, dans le collimateur. Quant à Macron, il a lui aussi d’excellentes raisons d’en vouloir à ce trublion qui n’hésite pas à le décrire comme une créature fabriquées de toutes pièces par le Système pour entourlouper les Français (1).
La France comme immensité
Mais en réalité, au-delà de ces écarts qui jouent forcément contre lui, le problème est plus profond.
Boualem Sansal incarne tout ce que le FLN a toujours voulu détruire : un Algérien francisé, un Algérien qui aime la France, car longtemps nourri au lait de sa mamelle, il sait l’ampleur de ce qu’il lui doit.
Boualem Sansal parlait de la France comme d’une immensité. Une sorte de déesse. Et il osait ajouter qu’il n’était pas le seul, en ce temps-là, à la voir si belle et majestueuse. Tellement qu’il se sentait d’elle. Au point d’en acquérir la citoyenneté en cette année 2024, pour ses 75 printemps. Ce fut peut-être là son plus grand crime.
Car il transgressait ce qui, à Alger comme à Paris, constitue au fond le tabou absolu. Passe qu’un Algérien soit Français. Cette combinaison présente une foule d’avantages pour les deux parties. Mais que cet Algérien puisse aimer la France et pire, se sentir lui appartenir de toute son âme, de toutes ses fibres, de toutes ses tripes, ceci n’est pas acceptable. Ceci doit être tu.
Bien sûr, Sansal n’a jamais franchi le Rubicon. Il n’a jamais contesté que les Algériens voulaient l’indépendance en 1958. Il respecta toujours le dogme. Jusqu’à accréditer l’équivoque du « Je vous ai compris », dont le sens exact ne laisse pourtant place à aucun doute, pour peu qu’on relise le fameux discours d’Alger en entier, résolument unitaire.
En phase avec l’orthodoxie, Sansal a toujours parlé, il a toujours fait comme si l’Algérie avait choisi de se séparer de la France au tournant des années 1960. Ceci est certes le narratif officiel de Paris à Alger en passant par l’ONU, Moscou, Pékin ou Washington, des gaullistes aux communistes en passant par les socialistes et autres « libéraux », depuis plus soixante-deux ans. Un narratif si unanime que les grandes masses en ont été convaincues. Or ceci est une contrevérité.
Une contrevérité que l’embastillé, comme tant d’autres, a accompagnée sinon promue. Parfaitement raccord, sur ce point, avec le Système. Mais il n’est pas le seul. Car c’est, à vrai dire, la condition de toute réussite sur les deux rives de la Méditerranée. Puisque souffler le contraire vaut omerta médiatique et littéraire. Pour ne pas dire plus…
« Nostalgie française »
Au rebours de ce qui est communément répété, la France a été regrettée en Algérie comme elle le fut du reste dans la plupart, pour ne pas dire dans la totalité des territoires de feu son empire.
A ce phénomène général de la « nostalgie française » dans l’ancienne Union Française, phénomène évident durant les trois ou quatre décennies qui suivirent les dites « indépendances », l’Algérie n’a pas échappé.
Ronald Guillaumont, créateur et animateur du site Profession-Gendarme, me confiait récemment avoir été témoin en 1963, dans l’Algérie où il habitait, d’une manifestations pro-française où étaient brandis des drapeaux tricolores. Oui, à Oran, dans l’Algérie indépendante de Ben Bella, une manif pro-française bleu-blanc-rouge. Les manifestants exigeaient le retour immédiat de la France dans ses anciens départements.
Bien sûr, cette « nostalgie française » fut étouffée par les années de plombs du règne de Houari Boumédiène, opportunément arrivé au pouvoir par coup d’État, pardon, « redressement révolutionnaire », à partir de 1965. Le nouveau gouvernement interdit d’emblée aux couples d’amoureux de se promener main dans la main, avant d’étendre l’arabisation et d’amplifier la réislamisation de tout ce beau monde avec les succès que l’on sait, à terme bien au-delà des frontières de l’Algérie…
Mais dans les anciens départements livrés par le Général à la rééducation nationaliste du FLN, la nostalgie française survécut tout de même au rouleau compresseur. Souterrainement. Et elle ressurgit de loin en loin, sur des affiches de jeunes manifestants en 1988 (« Cherche d’urgence colonisateur, pas sérieux s’abstenir »), et jusqu’en 2010, à Bône (Annaba), où de jeunes hommes brandirent le drapeau français et furent en conséquence sévèrement condamnés. La réciproque posant en France, logiquement, beaucoup moins de problèmes…
Coupable d’incarnation
Boualem Sansal est l’image, l’incarnation de cet inexorable attachement qu’éprouvent pour la France les survivants de ce temps où l’Algérie en était partie intégrante.
Sansal incarne aussi ce que De Gaulle a nié : « Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français » ; conviction au nom de laquelle l’irréprochable Général, après s’être fallacieusement réclamé de l’égalité et de la fraternité pour tromper les foules et l’Armée, immola non seulement l’Algérie française, mais aussi des dizaines, voire des centaines de milliers d’Algériens pro-français, sur l’autel de sa trahison. Militaires ou civils, arabo-berbères ou européens, que le président de la République livra délibérément, désarmés, au redoutable FLN érigé par lui en vainqueur.
Au fond, Boualem Sansal incarne non seulement tout ce qu’a voulu détruire le FLN au pouvoir en Algérie depuis soixante deux ans, mais il incarne aussi tout ce que la marraine de ce régime, la France gaullienne, hait, et a voulu également détruire pour des raisons voisines, le FLN servant d’outil dans cette vaste entreprise.
Mais Sansal représente également tout ce que la gauche française, elle aussi, hait. Plus encore par ce qu’il représente que par ce qu’il dit, Sansal discrédite l’idée que les peuples étaient voués à rejeter une France marâtre écrasant systématiquement les colonisés. Mythe qui constitua pour la gauche la justification du largage, pardon, de la prétendue décolonisation, de la prétendue indépendance dont les colonisés payèrent le prix fort.
Cerise sur le gâteau, à ce petit jeu-là, Sansal a même fricoté avec la droite patriote, nationaliste sur les bords, bref, « l’extrême droite » tant décriée. Sacrilège suprême.
En fin de compte, Sansal au trou, difficile de se rassurer en entendant à la radio qu’il n’aurait pas subi de mauvais traitements.
Pantois face à tant d’ignominie, on se dit que pendant que certains se frottent les mains à la face du monde dans les palais d’Alger, au même moment, dans le secret de ceux de Paris, d’autres doivent ricaner et peut-être même sabler le champagne…
Puisse un miracle te réveiller enfin de ce cauchemar, Boualem… et la France avec toi…
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Vidéo :
(1) A la minute 23’40 pour les réflexions sacrilèges sur la frontière algéro-marocaine, où Boualem Sansal prend pourtant soin d’ouvrir son propos en accusant la France d’être responsable.
A la minute 48’40 pour les considérations sur Macron créature du Système.
Alexandre Gerbi
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