A la gloire d’’Anna Karamazov’, de Tolstoïevski
• Depuis la liquidation et la cancellisation totale de la Russie, certains esprits insoumis et dissidents (en augmentation) découvrent la culture russe. • Interview à l’occasion de la réédition d’un livre de Berdiaev sur Dostoïevski.
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L’oppression totalitaire de la liberté de penser et la liberté de pensée mise au service de l’oppression totalitaire, toutes choses étranges caractérisant notre époque singulières du simulacre, sont des ingrédients incohérents dont les effets peuvent être, par rapport aux intentions de leurs producteurs, tout à fait inattendus. Nous dirions qu’ils suscitent le plus souvent un certain goût habilement dissimulé de jacquerie, d’insoumission et de dissidence. Jusqu’alors, nos esprits en cours d’endormissement n’y songeaient guère ; désormais, c’est l’esprit de contradiction qui renaît subrepticement : “Ah, l’on veut m’interdire cela, eh bien je m’en vais m’en préoccuper”. Ainsi en est-il, nous semble-t-il, de la Russie dont les autorités ont proclamé l’inexistence et la “cancellation”.
Ce principe de la contradiction touche aujourd’hui la Russie. Ce que nous voulons signifier, peut-être encore comme une hypothèse, c’est que ce déchaînement antirusse des autorités institutionnelles par ailleurs honnies par leurs administrés, touchant aussi fortement la culture que le reste, finit par attirer l’attention des esprits-résistants sur cette culture ruse, et par conséquent une ouverture nouvelle, souvent plus qualitative que quantitative, à la culture russe. Il s’agit là des effets du simulacre, qui est une construction massive du faux et pousse à rechercher où se trouve le vrai et qu’est-ce qu’il en est.
Tout cela pour nous conduire à l’emprunt d’une interview, par la revue ‘éléments’, sur son site, d’Olivier François qui anime l’association ‘Exil H’ dont l’esprit renvoie à ses fondateurs, Jacqueline et Pierre-Guillaume de Roux en mémoire de Dominique de Roux. L’interview a comme premier but de présenter la manifestation de cette association, le 27 novembre, pour la réédition du livre ‘L’Esprit de Dostoïevski’ de Nicolas Berdiaev (Éditions R & N). Alors que le sujet rassemble deux grands auteurs qui rendent compte des « racines de la spiritualité russe ».
« L’association ‘Exil H’ organise une soirée-débat animée par Olivier François à l’occasion de la réédition de ‘L’Esprit de Dostoïevski’ de Nicolas Berdiaev (Éditions R & N). Deux penseurs qui ont sondé comme personne les gouffres de l’âme humaine. Rendez-vous le mercredi 27 novembre, à 20 heures, au 9 rue du Vieux-Colombier, dans le 6ᵉ arrondissement de Paris. »
La conversation ci-dessous aborde ainsi la question qui est aujourd’hui au cœur de notre réflexion de la connaissance de la culture russe, de l’âme russe, de ses racines culturelles comme il est dit ici et là. On évoque alors la faiblesse des connaissances du Russe du public français, notamment de sa littérature, – ce qui devrait commencer à être réduit par l’intérêt bien compris que la mise à l’index et l’excommunication de la Russie du monde des vivants devrait susciter chez les esprits libres. A cette occasion, nous apprenons, pour notre compte, une expression joyeuse faite de Leon Tolstoï, de Fedor Dostoïevski, de ‘Anna Karenine’ et des ‘Frères Karamazov’ :
« Le grand critique littéraire russe blanc Wladimir Weidlé, qui a écrit l’un des livres les plus substantiels sur l’histoire et l’identité russe (‘La Russie absente et présente’, Gallimard, 1949), disait dans les années 50, sévèrement et ironiquement, que les lecteurs français ne connaissaient de la littérature russe que “‘Tolstoïevski’, auteur d’‘Anna Karamazov’ !” »
Le texte est donc extrait du site du magazine ‘éléments’. Il date du 22 novembre 2024.
dde.org
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Berdiaev et Dostoïevski, la spiritualité russe
Éléments : « Vous organisez une soirée le mercredi 27 novembre autour du livre que Nicolas Berdiaev a consacré à Dostoïevski. Pourquoi ce choix ? »
Olivier François. « “Nos modernes libéraux hennissent la liberté, l’amour et la fraternité mais ils n’en ont jamais vécu la tragédie, ils n’en ont jamais sondé les gouffres. La vie semble pour eux une simple promenade de santé”, écrivait Vassili Rozanov, l’un des écrivains les plus importants de cet “âge d’argent” de la culture russe que fut la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Dostoïevski et le penseur religieux Nicolas Berdiaev, à l’inverse de nos “modernes libéraux”, ont sondé les gouffres de l’âme et de l’esprit humain, ont vécu sérieusement et tragiquement leur existence. La liberté, l’amour et la fraternité, le sens de la vie, ce n’était pas pour eux l’occasion d’une simple “promenade de santé”. En cela, leurs œuvres, bien qu’enracinées dans la tradition intellectuelle et spirituelle russe de leur époque, sont universelles et intemporelles. Chacun peut toujours trouver en lisant Dostoïevski et Berdiaev des raisons de vivre et d’espérer. On doit toujours régulièrement les interroger et les méditer… »
Éléments : « Qu’est-ce qui relie selon vous ces deux figures majeures de la pensée et de la littérature ?»
Olivier François : « Dostoïevski et Berdiaev sont des adversaires de l’esprit du Grand Inquisiteur qu’il faut rapprocher de l’esprit de ce “dernier homme” qu’évoque Nietzsche dans ‘Ainsi parlait Zarathoustra’.
« La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps. “Nous avons inventé le bonheur”, – disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil », s’inquiétait le philosophe.
« Quelques années plus tôt, Charles Baudelaire se moquait de “ces entrepreneurs en bonheur public qui prétendent trouver la solution définitive du malheur humain”. Enfer des utopies totalitaires ou cauchemar climatisé des sociétés consuméristes, on sait de quelles sinistres bonnes intentions ils sont pavés, de quel refus de la tragédie de notre existence ils sont nourris. Berdiaev et Dostoïevski avaient tous deux une conception exigeante des devoirs de la personne humaine. Pour ces deux chrétiens orthodoxes, dont la foi ne se réduisait pas à un catéchisme dogmatique et scolaire, la liberté et la recherche du salut spirituel n’étaient pas à négocier, à compromettre avec les intérêts du temps, à sacrifier au nom du bonheur ou de construction de l’utopie. »
Éléments : « Est-ce aussi une manière de mettre à l’honneur la richesse de la littérature russe ? »
Olivier François : « Le grand critique littéraire russe blanc Wladimir Weidlé, qui a écrit l’un des livres les plus substantiels sur l’histoire et l’identité russe (‘La Russie absente et présente’, Gallimard, 1949), disait dans les années 50, sévèrement et ironiquement, que les lecteurs français ne connaissaient de la littérature russe que “‘Tolstoievski’, auteur d’Anna Karamazov” ! les choses ont un peu changé depuis – rendons encore une fois hommage au travail du regretté Vladimir Dimitrijević, fondateur des éditions de L’Âge d’Homme, – mais je constate souvent que la richesse de la littérature russe est encore un peu trop méconnue. D’aucuns aiment l’“âme russe”, mais ils s’en font une idée sommaire, un peu caricaturale, qui se réduit à quelques clichés romantiques. Oui, la littérature russe est riche, diverse et on y trouve aussi bien des prophètes et des scrutateurs de la psychologie humaine que des prosateurs lyriques, des raconteurs d’histoires, des “fantastiqueurs” ou de flamboyants révoltés imprécateurs. Il faut lire bien sûr Gogol, Tolstoï et Dostoïevski, car ce sont là les trois grands maîtres, mais Anton Tchekhov, Nicolas Leskov, Ivan Gontcharov, Ivan Bounine, Andrei Biely, Alexandre Grine ou Alexandre Blok, pour citer ceux qui me viennent immédiatement à l’esprit, devraient davantage être lus et étudiés. Ce sont des classiques indispensables pour qui veut approcher le mystère russe.
Éléments : « Nicolas Berdiaev est l’un des pères fondateurs du personnalisme. Peut-on voir dans l’œuvre de Dostoïevski l’une des sources fondamentales de ce courant ? »
Olivier François : « En France, le personnalisme promu par Emmanuel Mounier et les non-conformistes des années 30 se réclamaient surtout de références occidentales tels Charles Péguy, Proudhon, la tradition socialiste française et la doctrine sociale de l’Église catholique. Les jeunes mouvements personnalistes menaient une critique conjointe de l’individualisme libéral et du collectivisme totalitaire. Ils défendaient une vision communautaire où les libertés humaines ne seraient plus des abstractions, mais des réalités vécues et enracinées. La plupart d’entre eux, dans le sillage d’un Léon Bloy, attaquaient le bourgeoisisme et l’aliénation capitaliste. À cet égard, en effet, Dostoïevski pourrait être considéré comme un précurseur de la critique personnaliste du monde moderne, puisqu’il se défiait aussi bien du socialisme matérialiste de son temps que de la démocratie bourgeoise occidentale, au nom de cette conception exigeante des devoirs de la personne humaine que j’ai évoqué au début de notre entretien. La notion slavophile de ‘sobornost’ – communion entre des personnes libres, communauté qui allie la liberté et l’union des différents êtres qui la composent –, notion personnaliste avant la lettre s’il en est, inspire d’ailleurs certains aspects du populisme religieux de Dostoïevski. »
Éléments : « Cet événement est organisé par l’association ‘Exil H’. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette association ? Quels sont vos projets à venir ? Souhaitez-vous inscrire ce type de soirée dans une démarche plus large et régulière ?
Olivier François : « ‘Exil H’ est un groupe informel et affinitaire que nous avons fondé avec Jacqueline et Pierre-Guillaume de Roux et quelques amis et admirateurs de Dominique de Roux. ‘Exil H’ n’a pas déposé de statuts en préfecture. ‘Exil H’, qui reprend le titre de la revue lancée par Dominique de Roux au début des années 70 en signe de rupture avec le milieu éditorial français, cherche à renouer, à sa mesure, avec l’éclectisme passionné et aventureux du fondateur des ‘Cahiers de l’Herne.’ Nous existons depuis maintenant une dizaine d’années, mais jusqu’à maintenant nos activités ont été confidentielles, en dehors d’un colloque organisé avec la revue ‘éléments’ consacré à Dominique de Roux et d’une série d’entretiens filmés sur le cinéma (notamment avec Michel Marmin, Alain de Benoist, Richard Millet et Alfred Eibel). Nous souhaitons désormais que le rythme de nos activités soit plus régulier, en commençant par organiser un cycle mensuel de conférence, de lectures et de débats. Il n’aura pas de ligne directrice, sinon nos goûts et nos curiosités. Nous pourrons aussi bien évoquer le cinéma de Jean-Claude Biette et de Jean Eustache, les questions géopolitiques les plus brûlantes, la critique de la modernité dans l’œuvre de Philippe Ariès que l’œuvre ensablé d’André Lavacourt, et bien évidemment Dominique de Roux. Les lecteurs d’‘éléments’ y sont les bienvenus.
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