Un État peut exister sans nation. Une nation peut survivre sans État. En France, historiquement, l’État a précédé la nation. Puis les deux ont fini par coïncider. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Dans le triptyque républicain – Liberté, Égalité, Fraternité – il y a beaucoup de promesses. Ces promesses sont désormais réunies à l’intérieur d’une expression aussi fumeuse qu’inquiétante, répétée à l’envi dans les écoles, dans les médias, sur les bancs des assemblées politiques, dans la bouche des décideurs : les « valeurs de la République ». Mais qui concernent-elles ? La nation française est-elle la bénéficiaire de ces valeurs, pour le bien de tous ? Y a-t-il encore une nation française ?
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Des racines franques au début des guerres de religion
Pour commencer, il faut définir les deux termes. Comme ce sont des réalités complexes, essayons d’être simple. D’après Ernest Renan, la nation est « une âme, un principe spirituel » reposant sur un « trésor commun de traditions, de souvenirs douloureux ou glorieux, la volonté de le sauvegarder ou de l’enrichir » [1]. Quant à l’État, pour le géographe Maximilien Sorre (1880-1962), il est « une personne juridique disposant d’organes d’exécution et de coercition » et qui trouve, en principe, « la justification de son activité dans l’intérêt général de la communauté, dans son besoin de sécurité, de paix et de justice » [2]. Ainsi, si la nation est une âme, l’État est un corps. Leurs intérêts respectifs sont donc, en principe, convergents. En réalité, ils peuvent être indépendants l’un de l’autre, voire contradictoires.
1. Les origines mérovingiennes
Le roi franc est d’abord un chef de guerre. Il tire sa légitimité de ses victoires, ce qui lui permet de porter une longue chevelure, signe de son pouvoir. Selon la coutume germanique en effet, les hommes du peuple se faisaient couper les cheveux à l’âge adulte, à la différence des princes de sang royal. Clovis est roi des Francs (rex Francorum) et non roi de France puisque le territoire qui constitue son royaume est davantage un butin. On ne peut donc parler d’un État territorial. Pour tirer des revenus de ce territoire, le roi franc s’appuie sur l’ancien fisc impérial romain. À l’inverse de l’État impérial au sein duquel l’empereur romain exerçait le pouvoir au nom du peuple et pour le bien commun, il n’y a pas de différence entre l’État et l’usage personnel du roi franc qui en dispose à sa guise puisqu’il s’agit de son patrimoine privé. Néanmoins, au tout début de la conquête franque, Clovis ne pouvait agir en ne donnant pas les gages de servir le bien commun. Après la défaite du général gallo-romain Syagrius en 486, les Francs de Clovis s’installent dans le Bassin parisien ; ils représentent alors tout au plus quelques dizaines de milliers d’hommes, au milieu d’une population gallo-romaine qui s’élève alors sans doute à plus de douze millions d’âmes. Gouverner ce nouveau royaume n’est possible pour Clovis qu’avec le consentement de la population. En adoptant la religion de ceux qu’il a vaincu, il réalisait un coup de maître qui lui garantissait le soutien de l’Église, dont les évêques, à commencer par saint Rémi, étaient issus de la haute aristocratie gallo-romaine.
Sur le plan du droit privé et pénal, les Francs pratiquèrent ce que l’on appelle la « personnalité des lois », permettant à chacun d’être jugé selon sa « race ». Ainsi en allait-il pour le Burgonde, le Gallo-Romain, le Wisigoth ou le Franc. Si dans de nombreux cas c’est le droit romain qui devait être utilisé pour trancher en dernier ressort, les Francs élaborèrent, sans doute dès le règne de Clovis, un droit franc codifié et rassemblé sous le nom de Pactus Legis Salicæ ou loi salique dont le texte ne devient définitif qu’au IXe siècle. On sait comment ce texte sera exhumé au XIVe siècle pour justifier l’accession au trône de Philippe VI de Valois en 1328 et écarter de la couronne le prétendant anglais, fils d’Isabelle de France, Édouard III. En revanche, le droit public, celui qui concerne l’organisation de l’administration et de la justice, émanait de la seule autorité royale.
Enfin, la grande prérogative royale qui est au fondement de tout État, c’est la levée de l’impôt. Les Francs maintinrent le système d’imposition romain. D’abord les impôts indirects, principalement des taxes sur la circulation des personnes et des marchandises. Ensuite, les moins populaires, les impôts directs : la capitation et l’impôt foncier. Si les propriétaires terriens étaient parvenus, dès la période du Bas-Empire à se soustraire à l’impôt en le laissant reposer sur les classes populaires, les Francs voyaient cette imposition comme une insulte à leur statut d’hommes libres. Pour toutes ces raisons, la collecte de l’impôt s’effectuait souvent dans la violence, et la recette en était aléatoire.
D’une manière générale, il n’est pas facile de déterminer le moment où l’État est apparu en France puisque ce fut très progressif. Un État a besoin de moyens (l’impôt), de droit (justice et institutions) et de force (armées, gens d’armes). Les Francs étaient un peuple guerrier qui était depuis longtemps au service de Rome. À la fin du IVe siècle, les guerriers germaniques, dont les Francs, étaient largement intégrés à l’armée romaine : on estime qu’ils étaient environ 189 000 pour un total de 435 000 hommes [3]. En prenant possession du territoire gallo-romain, les Francs n’ont pas cherché à proposer un nouveau modèle mais se sont fondus dans le substrat romain, utilisant les cadres étatiques préexistants, cela à telle enseigne que la langue franque a somme toute laissé une empreinte limitée dans la langue française. Nous avons ainsi des récits concernant Chilpéric Ier, petit-fils de Clovis, s’exerçant à versifier, certes maladroitement, en latin. Les structures étatiques et les bases de l’identité française sont romaines, avant d’être gauloises ou franques [4]. Il faut ici entendre « romain » à la fois dans son sens politique mais également religieux car le fondateur de la dynastie franque est bien un « catholique » qui unit la couronne du roi des Francs à l’Église romaine.
2. Naissance de l’identité culturelle française
Le terme de nation au Moyen Âge n’a pas du tout le même sens qu’aujourd’hui. Étymologiquement, il renvoie à la naissance (du latin natio). Au XIVe siècle, à l’université d’Orléans, les étudiants étaient réunis en nations afin de faire fonctionner les solidarités d’origine. Il y avait une nation bourguignonne, une nation normande, une nation française. Le sens politique en était absent. L’historien Thierry Dutour a montré que l’identité culturelle française s’est créée dans les zones de contact avec l’étranger, comme l’Angleterre, les territoires germaniques ou encore dans les États latins d’Orient [5]. Ainsi, si le tout premier texte écrit en protofrançais remonte à 842 avec le serment de Strasbourg, le premier texte littéraire en français nous vient d’Angleterre. En effet, la chanson de Roland, rédigée aux alentours de 1100, nous est parvenue dans sa version la plus ancienne par le manuscrit d’Oxford, peut-être écrit par un certain Turold et dans lequel l’auteur mentionne la « douce France ». La common law anglaise est écrite en français. Le français est la langue parlée dans les États latins d’Orient et les musulmans désignaient les croisés sous le terme générique de Francs. C’est encore dans les marges, au XVe siècle, que les sujets du roi de France sous domination bourguignonne soutiennent la légitimité du Valois Charles VII et s’opposent à « l’Anglois ». C’est depuis les rives de la Meuse, à Domrémy, dans la Lorraine sous contrôle bourguignon, que Jeanne d’Arc chemine jusqu’à Bourges pour y retrouver le dauphin. On parle alors du royaume des quatre rivières : le Rhône, la Saône, la Meuse et l’Escaut forment la frontière orientale du royaume de France, telle qu’elle fut délimitée lors du traité de Verdun en 843, lorsque les petits-fils de Charlemagne se partagèrent l’empire de leur aïeul en trois royaumes. La Francia occidentalis gagne alors son nom dans l’histoire et perdurera dans ces frontières au moins jusqu’à Henri II qui prit possession des trois évêchés de Metz, Toul et Verdun en 1552 après avoir gagné son bras de fer contre Charles Quint. Toutefois, la suzeraineté de l’empire sur ces terres lorraines sera maintenue jusqu’au traité de Westphalie en 1648.
C’est aussi de la confrontation que naît ce que l’on peut appeler, non sans anachronisme cependant, un « sentiment national ». La terrible défaite des armées de Philippe le Bel à Courtrai en 1302 face aux Flamands est un de ces moments de construction de ce sentiment. Les défaites, les douleurs de l’histoire sont autant de moments qui ont contribué à souder les « Français », comme le soulignait d’ailleurs Renan en 1882.
Les traces les plus anciennes d’une identité culturelle française ne remontent pas, pour ce qui est des sources écrites en tout cas, au-delà du XIIe siècle. À cette époque, l’État monarchique connaît des avancées significatives avec des figures royales décisives comme Philippe Auguste, Saint Louis puis Philippe Le Bel. En France, l’État est bel et bien antérieur à la nation, mais il a eu besoin de celle-ci pour y puiser sa cohérence. Lors de la fondation de l’État italien en 1871, l’un des penseurs du Risorgimento, Massimo d’Azeglio, aurait dit : « Nous avons fait l’Italie, maintenant il faut faire les Italiens ». Pour l’historien Thierry Dutour, la relation, en France, entre l’État et la nation est d’une autre nature. Il considère qu’il y a eu « annexion » de l’identité culturelle française par la structure étatique monarchique.
3. Le contrat et le consensus
À mesure que l’État s’organise et devient plus présent dans la vie quotidienne, il s’élabore également en une abstraction qui dépasse la simple personne du roi. Du royaume patrimoine tel qu’il existe sous les premiers mérovingiens, on passe, très lentement, à l’État monarchique. S’opère une séparation entre le roi en tant que personne et le Roi en tant que manifestation de l’État qui permane. C’est ce qu’Ernst Kantorowicz appelle les deux corps du roi. « Le roi a en lui deux corps, c’est-à-dire un corps naturel et un corps politique. […] Le corps naturel est un corps mortel, sujet à toutes les infirmités qui surviennent par nature ou par accident […]. Mais son corps politique est un corps qui ne peut être vu ni touché, consistant en une société politique et en un gouvernement, et constitué pour la direction du peuple et la gestion du Bien public. » Pour Kantorowicz, cette double nature est l’application politique de la conception chrétienne de la double nature du Christ, humaine et divine [6].
Mais avant de s’institutionnaliser et de prendre le caractère froid d’un État moderne, l’État monarchique se fonde sur la relation personnelle d’un roi et de ses sujets. C’est un contrat. En effet, il ne faut pas attendre Rousseau pour que le pouvoir étatique soit perçu comme une relation contractuelle. On trouve la notion de contrat dans le droit romain, mais également dans le système féodo-vassalique puisqu’il repose sur le principe du don et du contre don. Il s’agit bien d’un contrat, inégalitaire certes, ou pour mieux dire, hiérarchique, mais reposant sur un engagement et des responsabilités réciproques. Au sommet de cette hiérarchie contractuelle, le roi doit respecter les lois fondamentales du royaume. Ainsi, le royaume des Capétiens est réputé inaliénable, c’est-à-dire que le roi ne peut céder aucune parcelle du domaine royal. Il est également indisponible. L’indisponibilité de la Couronne signifie que le roi légitime n’a pas le droit de refuser le trône ou de décider de le transmettre à quiconque en dehors des règles de la primogéniture masculine. C’est pour cette raison que le testament de Louis XIV fut cassé par le parlement de Paris le 2 septembre 1715, au lendemain de la mort du roi, car ce dernier demandait que soit reconnus dans l’ordre de succession ses deux bâtards nés de sa relation adultérine avec la marquise de Montespan. L’absolutisme, terme employé par Chateaubriand dans un contexte post-révolutionnaire, est un concept aussi intéressant qu’insuffisant.
Du point de vue de la théorie politique, le pouvoir royal fonde sa légitimité sur deux aspects fondamentaux que les juristes puisent chez saint Augustin puis Aristote avec la traduction de ses écrits en latin au XIIIe siècle. Le roi a la mission de guider son peuple et de contenir les « mauvais instincts » de l’homme (c’est ce que l’on trouve chez saint Augustin). Il a aussi en charge le bien public (ce que l’on redécouvre chez Aristote). Le souverain n’est que l’administrateur viager du royaume et doit s’efforcer de préserver et de pourvoir au bien de ce que l’on appellera plus tard la nation. Les nobles qui s’opposent à la politique autoritaire de Louis XI en 1465 forment une ligue qui est dite du « bien public ». C’est au nom de cette idée du bien public, d’une monarchie mixte censée préserver l’équilibre des pouvoirs et les traditions qu’auront lieu les révoltes nobiliaires qui s’étendent de la mort d’Henri II en 1559 au début du règne personnel de Louis XIV en 1661.
Une part essentielle de la construction de l’État vient de sa capacité à lever l’impôt, donc à faire accepter à la population ce poids qui est à l’origine de bon nombre de révoltes. En France, l’impôt ne devient permanent qu’à partir des années 1440. Cette date relativement tardive s’explique par le fait que le roi, traditionnellement, doit « vivre du sien », c’est-à-dire du revenu des terres qu’il détient en personne, en tant que seigneur : c’est le domaine royal. Mais sur les terres où il règne en souverain, la perception de taxes ne peut être qu’exceptionnelle, dans le cas d’une guerre ou plus spécifiquement d’une croisade. Philippe de Mézières, conseiller de Charles VI, explique par exemple dans les années 1380 qu’un roi qui dépend financièrement de ses sujets devient leur « serf ». Cela n’empêche pas la mise en place d’un impôt permanent. Les états généraux, créés par Philippe le Bel en 1302 pour asseoir sa légitimité à lever l’impôt, montrent cette volonté de rechercher le consensus.
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Pour résumer, les bases de l’État reposent sur deux nécessités dont la deuxième est la conséquence de la première : la guerre et l’impôt. Cet État est d’abord un royaume patrimoine, très organique dans son fonctionnement. En se développant, il recouvre l’identité culturelle française naissante dont il se sert comme un ciment pour consolider son édifice et étendre son emprise. Plus il se développe, plus il s’extrait de son caractère organique pour devenir une entité qui possède sa propre raison : la raison d’État. Du côté de la nation, le terme, employé au singulier pour désigner le peuple français, n’émerge qu’à partir du XVIe siècle. La langue française devient la langue officielle de l’administration de l’État en 1539 avec la célèbre ordonnance de Villers-Cotterêts, tandis que l’on distingue de plus en plus clairement l’idée d’une « nationalité » française, avec les « régnicoles » – les habitants du royaume et sujets du roi –, et les « aubains » – les étrangers vivant dans le royaume. Cette nation repose sur une ambiguïté : elle est libre, mais l’État exige sa soumission. Au moment des guerres de religion (1562-1598), qui fracturent sérieusement et durablement l’État et la nation, on trouve chez François Hotman, un auteur protestant qui publie en 1573 la France gauloise (Franco-Gallia), juste après la Saint-Barthélemy, que la liberté est une caractéristique française. Ce n’est pas faux, sauf que le sens médiéval de liberté est beaucoup plus fonctionnel, et donc plus vrai, que le sens humaniste de ce mot qui deviendra le premier pilier de la République française. Si l’humanisme voit d’abord et avant tout la liberté de conscience et de pensée qui sera ensuite définie par les Lumières, le Français du Moyen Âge voit la liberté en acte, c’est-à-dire celle qui implique la responsabilité d’agir en homme libre, en Franc. C’est cette liberté qui pousse le guerrier franc à casser le vase de Soissons que son statut de combattant libre autorisait à revendiquer, tandis que la raison d’État pousse Clovis à fracasser le crâne de ce guerrier pour faire valoir son droit à prélever un impôt pour l’Église, allié indispensable de l’État embryonnaire. On retrouve ici ce que nous avons déjà expliqué, à savoir que la liberté, au sens où l’entendent les « sociétés symboliques », est une responsabilité, vraie à toutes les échelles, alors que la liberté, dans les « sociétés métaphoriques », est d’abord un droit, avant de finir comme une abstraction.
Hyacinthe Maringot
Source: Lire l'article complet de Égalité et Réconciliation