Cet article est paru dans l’édition datée du 15 novembre du journal Le Monde.
Le véhicule tout-terrain des Nations unies cahote sur le chemin sablonneux qui longe la mer, dans le nord de Gaza. Louise Wateridge, porte-parole de l’UNRWA, l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens, filme le paysage à travers le pare-brise : un champ de ruines, sans la moindre vie humaine, comme un décor d’apocalypse. « Une société tout entière devenue un cimetière », a-t-elle écrit sur X, en postant sa vidéo le 7 novembre.
Son collègue Georgios Petropoulos, qui dirige le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) dans la bande de Gaza, a ressenti le même effroi quand il s’est rendu dans le nord de l’enclave, début novembre. « Il n’y a pas un seul bâtiment intact. Le niveau de destruction est total. Il n’y a pas de route, ce n’est plus que du sable. Je n’ai jamais rien vu de semblable », explique-t-il au téléphone. Israël interdit aux journalistes étrangers de pénétrer dans le territoire côtier.
Depuis le début de la guerre à Gaza, en octobre 2023, après l’attaque perpétrée par le Hamas dans le sud d’Israël, le quart nord du territoire a fait l’objet d’un traitement à part. L’armée israélienne en a ordonné l’évacuation dès le 13 octobre 2023, l’a bombardé très massivement et l’a privé d’aide humanitaire de manière presque continue. Le gouvernorat du Nord – qui comprend Beit Lahya à l’ouest, Beit Hanoun à l’est et Jabaliya, qui abritait le plus grand camp de réfugiés de l’enclave, un peu plus au sud – a aussi été le premier à être envahi par l’armée israélienne au début de son offensive terrestre, fin octobre 2023. L’attaque que subit cette zone depuis le 6 octobre 2024 est pourtant d’une brutalité inégalée.
Plusieurs centaines de tués en un mois
Aux premières heures du jour, les soldats israéliens ont ordonné aux Palestiniens encore présents dans cette région – une population estimée par les Nations unies à 175 000 personnes – de l’évacuer. « En moins de vingt-quatre heures, ces zones ont été assiégées et ils ont commencé à prendre d’assaut les écoles où les civils s’étaient réfugiés et à les vider », écrit Ayman Lubad au Monde depuis le centre de la bande de Gaza.
Son épouse, ses trois enfants et le reste de sa famille sont toujours à Beit Lahya. Arrêté en décembre 2023, puis détenu dans un centre de l’armée israélienne où de nombreux cas de tortures ont été documentés, ce chercheur du Centre palestinien pour les droits de l’homme, une ONG palestinienne, n’a pas pu revenir dans le nord de Gaza après sa libération. Le père de famille de 32 ans vit désormais accroché à son téléphone, les nerfs à vif.
Plusieurs centaines de personnes ont été tuées en un mois dans l’extrême nord de Gaza ; la défense civile palestinienne avance un total de 1 300 morts. Beaucoup de corps sont sous les décombres. Certains bombardements ont tué plusieurs dizaines de personnes d’un coup. Le 19 octobre, selon le ministère de la santé de Gaza, 87 personnes ont péri après que plusieurs bâtiments ont été ciblés à Beit Lahya. Le 29 octobre, la défense civile palestinienne a recensé 93 morts après une frappe sur un immeuble où vivait une famille entière, la famille Abou Nasr, toujours à Beit Lahya. Depuis le 6 octobre, selon l’ONU, quelque 100 000 Palestiniens ont été forcés de fuir le gouvernorat, ce qui implique qu’il ne resterait plus qu’environ 75 000 personnes dans le triangle Beit Hanoun-Beit Lahya-Jabaliya.
« Je ne vois pas d’autre terme pour décrire ce qui se passe que celui de “nettoyage ethnique”, affirme Ayman Lubad. L’objectif est de procéder à des arrestations de masse et de vider le Nord de sa population. » Juridiquement, le « terme exact en droit international humanitaire est celui de “transfert forcé” », explique Shai Parnes, porte-parole de l’ONG de défense des droits de l’homme israélienne B’Tselem, qui utilise aussi l’expression de « nettoyage ethnique », « plus familière » pour le grand public.
L’armée israélienne réfute cette qualification. Elle assure que son opération vise à débarrasser le nord de Gaza des combattants du Hamas, même si le colonel Yaniv Barot, à la tête de la brigade chargée de Beit Lahya, a convenu, face à un journaliste du quotidien israélien Haaretzque, cette fois-ci, ses hommes n’avaient trouvé aucun tunnel ou site de production d’armes dans la zone où ils opèrent, comme cela a pu être le cas lors d’offensives précédentes. Dans un e-mail envoyé au Monde, l’armée soutient avoir ordonné l’évacuation de la population, « pour protéger les civils non combattants ».
La réalité est plus brutale. Israël a coupé le gouvernorat du reste du monde. Aucun convoi d’aide n’y a été acheminé de tout le mois d’octobre, selon l’ONU. Les réseaux de communication ont été détruits. Le peu de nouvelles que reçoit Ayman Lubad lui parviennent par le biais de connaissances qui possèdent des cartes SIM virtuelles leur permettant de se connecter sur le réseau israélien. Les secouristes de la défense civile palestinienne, que l’armée assimile au Hamas, n’ont plus accès à la zone depuis plus de trois semaines. Même l’ONU n’y est pas autorisée, à l’exception d’une poignée de missions d’évacuation de blessés, comme celle à laquelle a participé Georgios Petropoulos, à l’hôpital Kamal-Adwan. Un établissement qui a été plusieurs fois visé par des tirs et brièvement envahi.
« Je crains que la tactique militaire de la famine ne soit utilisée actuellement dans le nord de Gaza. Les Israéliens ne laissent rien entrer parce qu’ils veulent que les gens partent », explique Georgios Petropoulos, de l’OCHA. Le Programme alimentaire mondial (PAM) est autorisé à récupérer de l’aide au point de passage du nord de Gaza, baptisé « Erez ouest », mais n’a pas le droit de l’acheminer dans les zones assiégées. Le convoi chargé de nourriture va directement vers la ville de Gaza, au sud de Jabaliya. « Le déplacement forcé de civils est un crime de guerre, poursuit M. Petropoulos. Est-ce que vous avez de quoi les nourrir, leur fournir de l’eau ? Autorisez-vous l’ONU à leur donner de la nourriture et de l’eau ? Pourquoi non ? » Le Cogat, l’organe militaire israélien qui délivre les autorisations pour l’acheminement de l’aide à Gaza, affirme avoir autorisé des camions dans l’extrême nord de Gaza cette semaine. Le PAM précise que seuls trois d’entre eux ont effectivement atteint la zone.
Ceux qui acceptent de fuir sont loin d’être sortis d’affaire. Des Palestiniens rapportent avoir été bombardés quelques minutes après avoir reçu l’ordre d’évacuer. Les corridors désignés par l’armée israélienne ne sont pas sécurisés. Aux barrages militaires, femmes et enfants sont séparés des hommes, ces derniers étant arrêtés pour être interrogés. Des « détentions arbitraires et des disparitions » y ont été signalées, explique le directeur d’OCHA à Gaza. « Ce ne sont pas des évacuations humanitaires mais des déportations, affirme Jan Egeland, secrétaire général de l’ONG Norwegian Refugee Council (NRC). Les gens sont réveillés à l’aube par des drones équipés de haut-parleurs qui leur disent qu’ils ont deux heures pour prendre ce qu’ils peuvent porter et partir. Et ils n’ont nulle part où aller. »
Si l’armée israélienne était désireuse de mener des évacuations « conformes au droit international », poursuit Jan Egeland, elle pourrait s’inspirer de ce qui est proposé aux habitants israéliens de la Galilée, exposés aux tirs du Hezbollah libanais : les civils quittent la zone de manière organisée, et sont accueillis dans des abris déjà préparés, où ils disposent de tous les services nécessaires pour assurer leur quotidien ; et enfin, il est acquis qu’ils pourront revenir chez eux une fois les combats terminés.
Des soldats incendient des maisons
Or le 5 novembre, lors d’un point presse avec des journalistes israéliens, le général de brigade Itzik Cohen, commandant de la 162e division blindée qui opère à Jabaliya, a fait savoir qu’« il n’[était] pas prévu de permettre aux habitants du nord de la bande de Gaza de retourner dans leurs maisons ». A Beit Lahya, « l’armée tire à l’artillerie durant la nuit » pour dissuader les Palestiniens de profiter de l’obscurité pour tenter de rentrer chez eux, a rapporté un journaliste de Haaretz qui s’est rendu sur place, le même jour, dans le cadre d’une visite organisée par l’armée israélienne. Le 7 novembre, un porte-parole de l’armée a affirmé que les propos d’Itzik Cohen cités dans la presse avaient été sortis de leur contexte et « ne reflètent pas les objectifs et les valeurs de l’armée israélienne ».
Camions et bulldozers israéliens détruisent des bâtiments le long des routes, traçant de larges artères pour les véhicules militaires. Plusieurs vidéos circulent sur les réseaux sociaux, filmées par les soldats eux-mêmes, les montrant en train d’incendier des maisons à Jabaliya et Beit Lahya. « L’armée a commencé l’étape du nettoyage du nord de la bande [de Gaza] et se prépare à y maintenir une présence prolongée », conclut le journaliste de Haaretz. De l’autre côté, en territoire israélien, à quelques kilomètres du nord-est de Gaza, une famille de colons venus d’Ariel, en Cisjordanie occupée, s’est déjà installée dans un campement de fortune au bord d’une quatre-voies, avec l’approbation tacite de la police. Ils attendent l’occasion de s’installer dans l’enclave palestinienne.
L’opinion israélienne reste très majoritairement opposée à la recolonisation de Gaza. Mais les partisans d’un retour du Goush Katif, les anciennes colonies de l’enclave palestinienne, évacuées en 2005, bénéficient d’importants relais au sommet de l’Etat : les ministres suprémacistes juifs Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, mais aussi de nombreux députés du Likoud, le parti du premier ministre, Benyamin Nétanyahou. Depuis le 7-Octobre, ces deux responsables extrémistes et d’autres membres du gouvernement ont multiplié les déclarations incendiaires – « Nous ferons ce qui est le mieux pour Israël : faciliter la réinstallation de centaines de milliers de personnes de Gaza », disait M. Ben Gvir début janvier, suggérant une émigration massive des Gazaouis. En août, M. Smotrich affirmait, lui, sur la chaîne américaine CNN, que « personne au monde nelaisserait [les Israéliens] affamer et assoiffer 2 millions de personnes [à Gaza], même si ce serait juste et moral tant qu’ils ne [leur] ont pas rendu [leurs] otages ».
En treize mois de guerre, plus de 43 000 Palestiniens ont été tués dans le territoire côtier, selon les chiffres des services de santé du Hamas, corroborés par les ONG internationales.
L’éviction de dizaines de milliers de civils du gouvernorat du Nord a été « largement discutée » en Israël, souligne Shai Parnes, de B’Tselem. En septembre, un projet en ce sens, baptisé le « plan des généraux », a circulé dans les milieux politico-militaires. Elaboré par des hauts gradés à la retraite, dont le général Giora Eiland, il préconisait de laisser une semaine aux civils pour évacuer le nord de Gaza, puis de verrouiller cette zone et de considérer tous ceux qui y restaient comme des combattants. L’armée israélienne nie toute mise en œuvre de ce plan, mais l’attaque qu’elle mène depuis un mois sur l’extrême nord de Gaza n’est pas très éloignée de cette stratégie.
« Au lieu de parler du “plan des généraux”, nous devrions parler des “ordres de Nétanyahou” », écrit Haaretz, dans un éditorial du 10 novembre sans ambiguïté, intitulé « Le nettoyage ethnique de Nétanyahou à Gaza éclate au grand jour ». « C’est le leader et il est responsable des crimes de guerre perpétrés par l’armée dans le nord de la bande (…) : l’expulsion des Palestiniens, la destruction de leurs maisons et la préparation du terrain pour une occupation prolongée et pour des colonies juives. »
« La responsabilité de ces atrocités incombe non seulement à Israël, mais aussi à la communauté internationale qui les cautionne », précise Shai Parnes. Profitant du brouhaha post-élection présidentielle américaine, les troupes israéliennes poursuivent leur offensive. Le 7 novembre, de nouveaux ordres d’évacuation ont été lancés pour le camp de réfugiés d’Al-Chati et des quartiers du nord-ouest de la ville de Gaza.
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