Le socialisme à la chinoise est-il marxiste ? par Bruno GUIGUE

Le socialisme à la chinoise est-il marxiste ? par Bruno GUIGUE

Par Bruno Guigue, ancien élève de l’École normale supérieure et de l’École nationale d’administration, Professeur invité à l’École de marxisme, Université normale de la Chine du Sud (Visiting Professor of the School of Marxism, South China Normal University)

S’interroger sur les rapports entre le marxisme et le parti communiste chinois, c’est s’engager dans un dédale vertigineux. Non seulement les questions jaillissent de toutes parts, mais on se heurte assez vite à un problème de méthode : faut-il évaluer le « socialisme chinois de la nouvelle ère » au regard du « socialisme de Marx » ? Qui plus est, ce problème de méthode – qu’il faudra traiter comme tel – recouvre un véritable problème de fond : le socialisme étant selon Marx une phase transitoire (le « premier stade du communisme ») entre la société capitaliste et la société communiste, à partir de quel moment peut-on dire que l’élément communiste l’emporte sur l’élément capitaliste ? Et comment peut-on déterminer ce point de bascule – à supposer qu’il soit possible et légitime de le faire – dans la trajectoire passée, présente et future (à titre d’hypothèse) du socialisme chinois ? Autrement dit, le socialisme au stade primaire dont se prévaut aujourd’hui le parti communiste chinois a-t-il quelque chose à voir avec le socialisme tel que Marx le concevait ? Que laisse-t-il augurer quant à la poursuite de la transition socialiste en Chine ? Ce qui revient aussi à demander : puisque le PCC se réclame du marxisme, dans quelle mesure la théorie et la pratique des communistes chinois (de Mao à nos jours) sont-elles marxistes ?

Le PCC et le marxisme

Comme il faut commencer par le commencement, et si possible en citant ses sources, on va d’abord se pencher sur un document extrêmement important. Ce texte, c’est la Résolution du comité central du parti communiste chinois sur les réalisations majeures et le bilan historique des cent années de lutte du parti, adoptée par le 6e plénum du XIXe comité central le 11 novembre 2021. Son importance tient d’abord à la rareté de ses antécédents. Au cours de son histoire, en effet, le PCC s’est livré trois fois, en tout et pour tout, à ce genre d’exercice. La première fois, c’était au moment de la victoire sur le fascisme japonais, en 1945, la deuxième fois lors du lancement des réformes économiques, en 1981, et la troisième fois, donc, en 2021, à l’occasion du centième anniversaire de la fondation du Parti communiste chinois. Or l’extrême importance du dernier document tient au fait qu’il réaffirme l’adhésion sans faille du parti au marxisme et, plus encore, à la sinisation du marxisme.

Que lit-on dans ce document ? « Le marxisme a mis au jour les lois du développement des sociétés. C’est une science qui permet de connaître et de transformer le monde. (..) Depuis cent ans, le Parti arbore la bannière du marxisme, travaille sans relâche à la sinisation et à la mise à jour du marxisme, assimile avec une grande largesse d’esprit les plus beaux fruits des autres civilisations du monde et mène son action glorieuse à la lumière des théories scientifiques issues de la sinisation du marxisme. L’exemple de la Chine a démontré que la scientificité et la vérité du marxisme, la centralité qu’il accorde au peuple et à la pratique, ainsi que son caractère ouvert et en prise constante avec les temps, sont bel et bien une réalité. Sinisé et actualisé, volant de succès en succès, le marxisme apparaît sous un nouveau visage aux yeux du monde, si bien que l’évolution et l’affrontement des idéologies et des modèles de société socialiste et capitaliste ont tourné de manière décisive à l’avantage du socialisme ».¹

Pour les communistes chinois, le marxisme n’est donc pas une « idéologie » comme les autres. C’est une « science » dont le mérite est d’avoir su mettre au jour les lois du développement des sociétés. Qui plus est, cette science est ce qui permet à la fois « de connaître et de transformer le monde ». Parée de cette double vertu théorique et pratique, la doctrine marxiste constitue la bannière sous laquelle le PCC mène son action transformatrice. Mais que signifie au juste la formule selon laquelle « le marxisme est une science » ? Le sens commun admet volontiers l’existence des sciences de la nature, comme la physique ou la biologie. En quoi le corpus théorique hérité de Marx et Engels est-il analogue à ces disciplines scientifiques, à l’origine de découvertes stupéfiantes qui ont bouleversé notre vision du monde ? La réponse est la suivante : de même que ces sciences ont révélé les lois des phénomènes naturels, le marxisme a formulé les lois qui régissent les phénomènes historiques. Tandis que les sciences de la nature ont exploré avec succès le continent Nature, le marxisme a exploré avec succès le continent Histoire. Or, dans la tradition marxiste, cette caractéristique scientifique de la doctrine porte un nom classique et communément admis : le matérialisme historique.

Le matérialisme historique

Ce dernier signifie, pour l’essentiel, que les hommes font leur propre histoire, mais qu’ils ne la font pas dans des conditions choisies par eux. Tout en modifiant la nature, l’homme subit des conditions qu’il n’a point créées : l’environnement naturel, sa propre anatomie, les autres êtres humains qui l’entourent, les modalités déjà constituées de l’activité (traditions, outillage, organisation du travail, etc.). Par leur activité même, les hommes entrent dans des rapports déterminés, qui sont des rapports sociaux. Ces rapports dans lesquels chaque individu entre nécessairement, puisqu’il ne peut s’isoler, constituent l’être social de chaque individu. En quoi consistent ces rapports sociaux ? Même s’ils paraissent extrêmement complexes, il est possible de démêler, dans leur enchevêtrement, des rapports fondamentaux. Pour l’homme, le rapport avec la nature est fondamental, non parce qu’il reste un être de la nature, mais au contraire parce qu’il arrache à la nature ce qu’il faut pour assurer sa subsistance et dépasser la vie simplement naturelle. Car c’est par le travail et l’organisation du travail que les hommes produisent leurs conditions d’existence matérielle. Les relations fondamentales de toute société humaine sont donc les rapports de production, c’est-à-dire les rapports des hommes avec la nature et des hommes entre eux, par lesquels ils coopèrent pour satisfaire leurs besoins.

Lorsqu’ils nouent ces rapports de production, les hommes vivent dans une société déterminée, une « formation sociale », caractérisée par la prédominance d’un « mode de production » déterminé. Cela dit, il ne suffit pas qu’une formation sociale existe pour qu’elle possède son propre mode de production. C’est parfois le cas : une formation sociale capitaliste se caractérise par un mode de production propre, le mode de production capitaliste. Mais une société socialiste, en revanche, possède-t-elle un mode de production socialiste ? Si cette expression n’existe pas chez Marx, c’est tout simplement parce qu’une formation sociale peut être en transition entre deux modes de production, sans avoir un mode de production exclusif. Or c’est bien le cas des « sociétés socialistes », ou qui « construisent le socialisme ». Sous la poussée des forces sociales qui ont pris le pouvoir, la transformation de la société se traduit par la substitution – progressive ou accélérée – d’un mode de production à un autre, c’est-à-dire des éléments « socialistes » ou « communistes » aux éléments capitalistes. Durant la transition, les éléments de la société future ont vocation à prendre le dessus sur les éléments de la société passée. Malheureusement, le processus peut aussi s’inverser, et le capitalisme regagner du terrain. Concluons provisoirement sur ce point en notant qu’en réalité, toute formation sociale, quelle qu’elle soit, est plus ou moins en transition : elle se transforme sans cesse, elle voyage dans l’histoire.

Reste la question essentielle : qu’est-ce que le mode de production ? Marx ne l’a jamais explicitement défini, mais il s’est souvent servi du terme dans des contextes qui valaient définition. Le mode de production, d’une manière générale, désigne l’unité entre ce que Marx appelle les forces productives d’une part, et les rapports de production d’autre part. Chaque mode de production, qu’il soit dominant ou dominé, possède donc, dans son unité, ses forces productives et ses rapports de production. Comme son nom l’indique, un mode de production est une façon de produire les biens matériels indispensables à l’existence des hommes. Cette façon de produire est constituée d’un ensemble de procès de travail dont le système constitue le procès de production du mode de production considéré. Et c’est ce procès de production qui met en jeu des forces productives déterminées et des rapports de production déterminés.

Encore faut-il définir ces termes. Les forces productives désignent l’unité des moyens de production et des forces de travail. Marx appelle moyens de production l’ensemble constitué par les objets de travail (la nature) et les instruments de production (les outils). Il appelle forces de travail l’ensemble des activités relatives aux procès de travail. Les forces productives se définissent donc comme le jeu réglé des moyens de production et des forces de travail, dans lequel l’activité consciente de l’homme transforme la nature et produit ses moyens d’existence. Les rapports de production, ce sont des rapports d’un type très particulier qui, dans les sociétés divisées en classes sociales, se nouent entre les agents de la production, les travailleurs, et des individus qui ne sont pas des agents de la production, mais qui détiennent les moyens de production. Appartenant aux classes dominantes, ces derniers s’approprient une partie des produits du travail des agents de la production et leur en cèdent une partie pour qu’ils puissent vivre et se reproduire. C’est cette extorsion d’un surproduit au détriment des producteurs qui est la caractéristique des sociétés de classes, et elle porte le nom de plus-value dans le mode de production capitaliste.

Ainsi les rapports de production peuvent être définis comme des rapports de répartition unilatérale des moyens de production entre ceux qui les détiennent et ceux qui en sont dépourvus, cette répartition des moyens de production déterminant la répartition inégale des produits. Parce qu’il réunit les forces productives et les rapports de production, le mode de production possède une base matérielle : les forces productives. Sans matière à transformer, sans outils et sans forces de travail, les rapports de production n’existeraient pas, faute précisément de production matérielle. Mais ces forces productives ne serviraient à rien, à l’inverse, si elles n’étaient mises en état de s’exercer. Or elles ne peuvent le faire que sous des rapports de production spécifiques. Sans une organisation sociale qui fixe les règles de la détention et de la non-détention des moyens de production, il n’y a pas davantage de production matérielle.

Infrastructure et superstructure

Nous n’en avons pas fini avec le matérialisme historique. Une formation sociale, en effet, n’est pas seulement le lieu de déploiement d’un ou plusieurs modes de production qui se succèdent dans l’histoire. Elle est aussi le foyer d’une intense production immatérielle. Pris dans des rapports de reproduction qu’ils n’ont pas choisis, les hommes se représentent leur propre condition sous des formes idéologiques extrêmement diverses, qu’elles soient philosophiques, juridiques ou religieuses. Or ces représentations entretiennent avec les conditions d’existence des rapports déterminés. Dans la préface à la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Marx définit toute société comme une construction dans laquelle on distingue deux étages : la base, ou infrastructure, et l’édifice, ou superstructure. La base, c’est l’économie, l’unité des forces productives et des rapports de production. Au-dessus s’élève la superstructure juridique, politique et idéologique. Représentation spatiale des différentes instances, cette topique assigne chaque ordre de réalité à sa place véritable. La hiérarchisation des instances, en effet, obéit au principe matérialiste selon lequel l’infrastructure détermine la superstructure : les représentations idéologiques dépendent des rapports noués dans le processus de production.²

Ces rapports de production sont des rapports sociaux, en l’occurrence des rapports d’exploitation, puisque la plupart des sociétés sont fondées sur l’extorsion d’un surtravail aux classes inférieures. Or ces rapports de production forment un tout avec les forces productives, c’est-à-dire les moyens matériels qui sont engagés dans la production. C’est cette unité des rapports de production et des forces productives qui constitue l’infrastructure de la société, et c’est elle qui donne sa configuration particulière à une formation sociale donnée. Mais il faut bien entendre ce que dit Marx : cette unité est elle-même soumise aux rapports de production. Ce sont ces rapports qui déterminent les conditions dans lesquelles les forces productives sont employées. Le développement des forces productives sous le mode de production capitaliste, par exemple, obéit à des règles spécifiques, qui traduisent la spécificité des rapports sociaux capitalistes : le travailleur est présumé « libre », il loue sa force de travail moyennant un contrat, il jouit d’une « égalité juridique » avec son employeur, etc. Le mouvement de l’histoire fait alors apparaître un premier niveau de contradiction : celle qui s’établit entre le développement des forces productives et la fixité des rapports de production.

La montée de la bourgeoisie depuis le Moyen-Âge, par exemple, a fini par faire voler en éclats les rapports sociaux hérités du féodalisme. La Révolution française en fut la conséquence : détentrice du pouvoir économique, la nouvelle classe montante a revendiqué le pouvoir politique et l’a arraché des mains de la noblesse et du clergé. De nouveaux rapports sociaux, les rapports bourgeois de production, ont fini par s’imposer à la société dans son ensemble, se substituant aux rapports sociaux antérieurs, manifestement dépassés par le développement des forces productives. C’est pourquoi Marx dit que « l’humanité ne se propose que les tâches qu’elle peut accomplir ». Il faut qu’un certain stade du développement économique ait été atteint pour qu’adviennent de nouvelles formes d’organisation sociale. C’est toujours lorsque le développement des forces productives fait éclater les cadres surannés de l’ancien monde qu’une nouvelle société peut voir le jour. Et de même que la bourgeoisie a balayé le monde féodal pour lui substituer le mode de production capitaliste, la classe ouvrière, prochainement, fera éclater les cadres surannés de la société bourgeoise. Cette détermination par l’économie, toutefois, n’a rien d’une détermination mécaniste. Car la façon dont les hommes se les représentent entre aussi dans la composition de leurs conditions d’existence. Si cette représentation est erronée, en effet, il en résulte une aliénation de la conscience qui est le ressort de la domination de classe. La formule qui rapporte la conscience à la matérialité de ses conditions ne signifie pas que les représentations idéologiques sont accessoires ou insignifiantes.

C’est en formulant de tels concepts que le marxisme a contribué à l’explication des phénomènes historiques et fourni au parti communiste chinois une méthode d’analyse irremplaçable. Mais la résolution du comité central de novembre 2021 dit davantage encore. Elle soutient qu’avec la sinisation du marxisme, ce dernier connaît une nouvelle jeunesse, mieux encore qu’il obtient un succès retentissant : « Sinisé et actualisé, volant de succès en succès, le marxisme apparaît sous un nouveau visage aux yeux du monde, si bien que l’évolution et l’affrontement des idéologies et des modèles de société socialiste et capitaliste ont tourné de manière décisive à l’avantage du socialisme ». S’il est vrai que le marxisme fournit une méthode aux communistes chinois, c’est bien la sinisation du marxisme qui procure la méthode de la méthode, et qui contribue à asseoir la supériorité historique du socialisme sur le capitalisme. En quoi consiste exactement cette sinisation du marxisme, c’est ce qu’il faut maintenant essayer de comprendre. Cette formulation, en effet, n’est pas nouvelle. Elle a son origine dans le processus qui a vu le communisme chinois, depuis le milieu des années 1930, acquérir son autonomie par rapport à la doctrine de l’Internationale communiste.

Mao Zedong : le premier bond historique

Comme son nom l’indique, la sinisation du marxisme consiste à combiner les principes fondamentaux du marxisme avec les conditions réelles de la société chinoise. C’est ce que souligne Xi Jinping lors du XXe Congrès du PCC (octobre 2022) : « Pour préserver et développer le marxisme, nous devons absolument l’adapter à la réalité chinoise. Si nous prenons pour guide le marxisme, c’est pour résoudre les questions propres à la Chine en recourant à la conception du monde et à la méthodologie marxistes, au lieu d’apprendre par cœur ou de répéter machinalement des phrases toutes faites ou de faire du marxisme un dogme figé. Il faut que nous persistions à libérer notre pensée, à faire preuve d’objectivité, à avancer avec notre époque et à rechercher la vérité et l’efficacité ».³ Processus s’inscrivant dans le long terme, la sinisation du marxisme a connu plusieurs bonds historiques au cours desquels les innovations dans la pratique révolutionnaire ont généré à leur tour des avancées théoriques. Le premier bond historique, bien sûr, est celui qu’effectue Mao Zedong lorsqu’il définit la stratégie révolutionnaire lui permettant de vaincre les envahisseurs japonais et les forces réactionnaires. Le deuxième bond historique est celui du « socialisme aux caractéristiques chinoises » défini par la théorie de Deng Xiaoping, la pensée de la « Triple représentation » et le « concept de développement scientifique ». A partir du XIXe Congrès du PCC (2017), « la pensée de Xi Jinping sur le socialisme à la chinoise de la nouvelle ère », enfin, constitue un troisième bond historique.

Coup d’envoi de la sinisation du marxisme, la pensée de Mao Zedong demeure encore aujourd’hui une référence indépassable, inscrite dans les statuts du Parti. Or cette pensée repose sur une analyse marxiste des rapports d’exploitation caractéristiques de la société chinoise. Chassés des villes par la répression à partir de 1927, les communistes se sont réfugiés dans les campagnes les plus reculées. La force des choses les a conduits là où ils n’imaginaient pas semer les ferments de la future révolution : auprès des paysans pauvres des régions déshéritées, au cœur de cette Chine arriérée qui fut le théâtre des grandes révoltes millénaristes. Cette confrontation improbable entre la modernité révolutionnaire et l’immensité rurale aura des conséquences décisives. En la pliant aux conditions objectives de la société chinoise, elle provoque un véritable saut qualitatif dans la stratégie révolutionnaire. Certes, le mouvement paysan préexistait aux communistes. Comme la braise sous la cendre, il couvait dans les profondeurs d’une société rurale terriblement archaïque. Présente à l’état endémique, la révolte paysanne éclatait lorsque la colère atteignait son paroxysme. D’une extrême violence, les jacqueries de l’époque impériale étaient nourries par la précarité des conditions d’existence, les abus des propriétaires fonciers, la rapacité inouïe des usuriers.

Après la révolution républicaine enclenchée de 1911, les prodromes d’une révolution paysanne se font bientôt sentir. Au cours des années 1920, un mouvement paysan révolutionnaire se répand au Zhejiang, puis au Hunan, là où certains facteurs favorisent son mûrissement : la proximité de Canton, capitale révolutionnaire du Sud, et l’influence des diplômés de « l’Institut du mouvement paysan » dirigé par Mao Zedong. Au moment où les communistes chinois partent à la conquête du prolétariat urbain et nourrissent un espoir qui sera cruellement déçu, s’affirme ainsi dans ces campagnes reculées une ébauche d’organisation révolutionnaire. C’est cette nouvelle forme de radicalité, déployée loin des regards de l’élite moderniste, que Mao Zedong s’efforce d’analyser. Dans son Rapport sur l’enquête menée dans le Hunan à propos du mouvement paysan (mars 1927) il invite le parti communiste à convertir son regard sur ce monde rural dont l’initiative révolutionnaire contraste avec son arriération présumée. Une conversion qui prendra beaucoup de temps : Mao sait qu’il heurte de front la conception de la révolution chez les marxistes chinois.

Sa thèse centrale, c’est que « le soulèvement paysan constitue un événement colossal » et que les révolutionnaires ont le choix entre trois possibilités : « Dans peu de temps, on verra dans les provinces du centre, du nord et du sud de la Chine des centaines de millions de paysans se dresser, impétueux, invincibles, tel l’ouragan, et aucune force ne pourra les retenir. Ils briseront toutes leurs chaînes et s’élanceront sur la voie de la libération. Ils creuseront le tombeau de tous les impérialistes, seigneurs de la guerre, fonctionnaires corrompus, despotes locaux et mauvais hobereaux. Ils mettront à l’épreuve tous les partis révolutionnaires, qui auront à prendre parti : nous mettre à la tête des paysans et les diriger ? Rester derrière eux en nous contentant de les critiquer avec des gestes autoritaires ? Ou nous dresser devant eux pour les combattre ». En menant l’enquête auprès des masses rurales du Hunan, Mao signe le premier acte d’un changement radical de stratégie révolutionnaire. Aux yeux de ce militant autodidacte, il ne fait aucun doute que le mouvement paysan détient deux atouts considérables : il recèle un potentiel gigantesque dans un pays qui demeure essentiellement rural, et il est suffisamment radical pour servir de base au processus révolutionnaire.

Ces données objectives fixent la tâche des communistes : ils doivent organiser le mouvement paysan afin de l’enrôler au service de la révolution sous la conduite du prolétariat. « Qu’est-ce que le marxisme ? Ce sont les paysans faisant la révolution sous la direction du prolétariat. Quatre Chinois sur cinq sont des paysans. Il nous faut la force des cinq doigts, et s’il ne nous reste que le petit doigt le prolétariat est isolé ». C’est pourquoi Mao réfute les arguments de ceux qui incriminent les paysans pour leurs prétendus excès et jouent les vierges effarouchées devant la violence révolutionnaire : « La révolution n’est pas un dîner de gala ni une œuvre littéraire, ni un dessin ni une broderie ; elle ne peut s’accomplir avec autant d’élégance, de tranquillité et de délicatesse, ou avec autant de douceur, d’amabilité, de courtoisie, de retenue et de générosité d’âme. La révolution, c’est un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre ». Conception vigoureuse qui balaie l’esprit de compromis et légitime l’action violente des masses lorsqu’elles s’en prennent à leurs oppresseurs. Car il s’agit de « renverser complètement le pouvoir des hobereaux, de jeter ces derniers au sol et même de leur mettre le pied dessus ». Sans « une puissante poussée révolutionnaire », rien n’est possible, et celle-ci doit s’accompagner d’une « brève période de terreur » pour « réprimer l’activité des contre-révolutionnaires et renverser le pouvoir des hobereaux ». Et au fond, c’est ce qu’enseigne la sagesse populaire : « Pour redresser quelque chose, on est obligé de la courber en sens inverse ; sinon, on ne peut la rendre droite ».⁴

Le second point essentiel du document rédigé par Mao, c’est l’analyse des rapports sociaux au sein même du monde rural. Car la paysannerie est un mille-feuille composé de familles de toutes conditions. « Il y a trois catégories de paysans : les riches, les moyens et les pauvres. Vivant dans des conditions différentes, ils ont des idées différentes sur la révolution ». Or l’allié privilégié du prolétariat, c’est évidemment la paysannerie pauvre. « La force principale dans ce combat dur et obstiné qui se poursuit à la campagne a toujours été constituée par les paysans pauvres » car « ce sont eux qui acceptent le plus volontiers la direction du parti communiste ». Représentant 70 % de la paysannerie du Hunan, ils constituent « l’épine dorsale des unions paysannes, l’avant-garde dans la lutte pour le renversement des forces féodales, les glorieux pionniers de la grande cause de cette révolution inachevée ». Avec des inflexions notables durant la période du second Front uni contre les Japonais (1937-1945), la politique agraire du parti communiste ne dérogera pas à cette exigence : pour assurer le succès de la révolution dans les campagnes, il faut favoriser l’accès à la propriété des paysans pauvres par la réquisition et la redistribution des terres. Avec la paysannerie pauvre comme base sociale et la révolution agraire comme programme, le communisme chinois peut aller jusqu’au bout de sa mutation historique : parti d’intellectuels urbains tentant d’encadrer des syndicats ouvriers, il deviendra une armée de paysans-soldats conduite par des révolutionnaires aguerris.

Un marxisme concret

La pensée de Mao Zedong s’enracine dans cette expérience révolutionnaire, elle en est l’expression consciente. Comme il est difficile de résumer en quelques mots une telle contribution, indiquons brièvement les leçons administrées par la conduite victorieuse de la révolution paysanne : 1. C’est en affrontant une crise paroxystique, à la fois nationale et sociale, que la stratégie révolutionnaire a fait la preuve de son efficacité. 2. C’est en mobilisant les immenses ressources de la paysannerie que la révolution chinoise est parvenue au but. 3. C’est en militarisant la révolution dans une lutte sans merci que le parti communiste l’a emporté. 4. C’est en transformant la résistance à l’envahisseur en guerre de partisans que cette lutte libératrice a chassé l’occupant. 5. C’est en encerclant les villes à partir des campagnes que le PCC a vaincu Chiang Kai-shek, aboli le régime semi-féodal et réunifié la Chine. « Durant les luttes révolutionnaires, au terme d’une quête ardue et au prix d’immenses sacrifices, les communistes chinois représentés par le camarade Mao Zedong ont réalisé une synthèse théorique unique en combinant les principes fondamentaux du marxisme léninisme avec la réalité chinoise et trouvé la bonne voie révolutionnaire : encercler les villes à partir des campagnes et prendre le pouvoir par la lutte armée », rappelle le comité central en novembre 2021.⁵

Si Mao a obtenu la victoire finale, c’est parce qu’il a saisi l’unité organique entre la libération nationale et la lutte sociale. En dressant les masses paysannes contre les propriétaires fonciers et les Japonais, il unissait le sentiment populaire contre les exploiteurs et le sentiment national contre l’envahisseur. Mais il y a plus. En sinisant le marxisme, Mao a fait d’une pierre deux coups : il a donné ses chances à la révolution chinoise et attribué sa véritable signification au marxisme lui-même : « Il n’existe pas de marxisme abstrait, mais seulement un marxisme concret. Ce que nous appelons le marxisme concret, c’est le marxisme qui a pris une forme nationale, c’est-à-dire un marxisme appliqué à la lutte concrète dans les conditions concrètes qui prévalent en Chine. Si un communiste chinois qui fait partie du grand peuple chinois, est uni à son peuple par sa chair et son sang, et parle du marxisme sans les particularités chinoises, son marxisme n’est qu’une abstraction vide ». Dans les conditions de la Chine semi-féodale et semi-coloniale, pouvait-on faire l’économie d’une stratégie politico-militaire, pouvait-on échapper à la lutte armée ? Certainement pas. « En Occident, la révolution est passée, comme pour la révolution soviétique, par une longue période de lutte légale, la guerre n’étant que la phase ultime du combat pour s’emparer des villes puis des campagnes. Dans la Chine féodale, aucun problème ne peut être réglé sans recours à la force armée. En Chine, le pouvoir est au bout du fusil ».⁶

Cette stratégie victorieuse était radicalement novatrice. A l’épreuve des faits, Mao a effectué une série de substitutions dont la portée pratique est gigantesque. Il a substitué la paysannerie au prolétariat urbain comme base sociale du mouvement révolutionnaire. Il a substitué la lutte de libération nationale à la révolution prolétarienne comme objectif prioritaire du Parti. Il a substitué la stratégie de la guérilla rurale à celle de l’insurrection urbaine. Enfin, il a substitué les campagnes aux villes comme théâtre de l’affrontement final entre la révolution et la réaction. En faisant de la paysannerie la force motrice de la révolution, Mao Zedong a rompu les amarres avec quelque modèle que ce soit. Le triomphe final de 1949, il l’assoit sur le mouvement souterrain de ces masses rurales dont la misère réclamait une transformation radicale des rapports sociaux. Ce faisant, il renoue avec la tradition des jacqueries paysannes qui scandent l’histoire chinoise. Si le saut qualitatif opéré dans la stratégie révolutionnaire l’éloigne du marxisme orthodoxe, il la rapproche des caractéristiques nationales héritées d’un lointain passé. La nouveauté radicale du maoïsme le relie à ce qu’il y a de plus profond dans l’identité politique du peuple chinois. Classe révolutionnaire par excellence, la paysannerie a une expérience immémoriale de la lutte des classes. Elle n’a rien à envier, sur le plan de la stratégie insurrectionnelle, au prolétariat industriel des pays avancés.

Lorsqu’il écrit l’histoire de la Chine à l’attention des militants du parti, en 1936, Mao rappelle que « les paysans chinois, soumis à l’exploitation économique et à l’oppression politique, ont vécu pendant des siècles en esclaves, dans la misère et la souffrance » mais que « le peuple chinois a toujours recouru à la révolution », et que « dans la plupart des cas, les changements de dynastie étaient dus à des insurrections paysannes ».⁷ Il élève la paysannerie pauvre au rang d’acteur collectif de la transformation révolutionnaire du pays : elle sera le bras armé de la régénération nationale, l’agent efficace de la révolution sociale espérée par les masses. Inutile de dire que cette stratégie ne faisait pas l’unanimité dans le mouvement communiste. Opposant exilé, Trotski ne reconnaît aucune vertu à ces soviets ruraux qu’il compare aux rêveries des populistes russes. En septembre 1932, il annonce l’échec de la révolution paysanne de Mao : « Lorsque le parti communiste, fermement appuyé sur le prolétariat des villes, essaie de commander l’armée paysanne par une direction ouvrière, c’est une chose. C’est tout autre chose lorsque quelques milliers ou même quelques dizaines de milliers de révolutionnaires qui dirigent la guerre paysanne sont ou se déclarent communistes, sans avoir aucun appui sérieux dans le prolétariat. Or, telle est avant tout la situation en Chine ». Condamnant cette stratégie paysanne, il estime que « le parti s’est séparé de sa propre classe, et que la guerre paysanne par elle-même, sans une direction immédiate de l’avant-garde prolétarienne, ne peut que donner le pouvoir à une nouvelle clique de la bourgeoisie ».⁸ Déjouant ce pronostic, la révolution paysanne finira pourtant par triompher. Mais ce n’est pas tout. En la conduisant à la victoire, le maoïsme va résoudre une crise nationale qu’un internationalisme abstrait s’interdisait de comprendre.

Dès l’origine, le parti communiste chinois épouse les protestations populaires contre les puissances coloniales et leur politique prédatrice. Dans le sillage du Mouvement du 4 mai 1919, il entend sauver la Chine du chaos et venger son humiliation. Ce qui motive les jeunes intellectuels qui fondent le parti, c’est l’impératif d’une modernisation sans laquelle la Chine est vouée à demeurer dans la dépendance des nations développées. Contre ce destin fatidique d’une infériorité chinoise qui contraste avec sa grandeur passée, les communistes cherchent un remède, et ils le trouvent dans la révolution. C’est pourquoi le nationalisme anti-impérialiste est une composante essentielle du communisme chinois. En dépit de son issue fatale, la fusion avec le Guomindang lors du premier Front uni a contribué à la popularité du PCC en le présentant comme une composante du mouvement national. Ce mariage de raison l’a identifié à un sursaut patriotique dont la bourgeoisie, en refusant de l’assumer, lui a transmis le fardeau. Déterminés à réaliser l’unité et l’indépendance de la Chine, les communistes sont les premiers à prôner l’alliance de toutes les forces nationales contre l’envahisseur japonais en 1937. En regard des consignes de l’Internationale communiste (en faveur de l’insurrection urbaine) et de l’influence exercée dans le parti par les « 28 bolcheviks » (les dirigeants du PCC formés à Moscou), Mao a conduit une véritable révolution dans la révolution. Et comme il est à la fois homme d’action et théoricien, il va explorer lui-même la dimension théorique de ce tournant stratégique.

Rôle-clé de la mobilisation paysanne contre sa dépréciation au nom d’un fétichisme ouvriériste, stratégie de la guerre populaire prolongée là où l’insurrection urbaine ponctuelle est impraticable, priorité absolue à la libération nationale et Front uni avec le Guomindang pour chasser les Japonais : autant d’orientations pratiques, en effet, qui posent un sérieux problème théorique aux marxistes chinois, tant elles bousculent les vérités établies et les certitudes doctrinales. Tout problème théorique appelant une solution théorique, Mao articule sa réponse dans deux textes célèbres, qui sont d’une importance cruciale pour la compréhension du marxisme sinisé.

Chercher la vérité dans les faits

Le contenu du premier de ces textes, De la pratique, a été exposé dans un cycle de conférences à l’École militaire et politique anti-japonaise de Yan’an en juillet 1937. Il s’agit pour Mao d’éclairer ses camarades sur un point de méthode essentiel : qu’est-ce qu’apprendre, comment progresse-t-on dans la connaissance, quel est le rôle respectif de la théorie et de la pratique dans l’acquisition du savoir ? Or si l’élucidation de cette question revêt une importance particulière, c’est pour des raisons qui sont exposées dans l’édition des textes choisis de Mao. Ce qu’il s’agit de réfuter, c’est ce « dogmatisme » qui, « après avoir rejeté l’expérience de la Révolution chinoise, a nié cette vérité que le marxisme n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action ». Certes, « d’autres camarades, tenants de l’empirisme, pendant longtemps, se sont cramponnés à leur expérience personnelle, limitée, sans comprendre l’importance de la théorie pour la pratique révolutionnaire ni voir la situation de la révolution dans son ensemble. Ils ont eu beau travailler avec zèle, leur travail se faisait à l’aveuglette ». Ces « conceptions erronées » ont causé un « préjudice énorme », et surtout celles des tenants du dogme : « parés de la toge marxiste, les dogmatiques ont induit en erreur nombre de nos camarades ». C’est pourquoi il faut dénoncer « les erreurs subjectivistes commises par les partisans du dogmatisme et de l’empirisme, et en particulier du dogmatisme, au sein de notre parti ».

Contre cette tendance idéologique, Mao entend montrer que « la théorie se fonde sur la pratique » et que « la vérité d’une théorie est déterminée non par une appréciation subjective, mais par les résultats objectifs de la pratique sociale ». Autrement dit, « si l’on veut acquérir des connaissances, il faut prendre part à la pratique qui transforme la réalité. Si l’on veut connaître le goût d’une poire, il faut la transformer : en la goûtant. Si l’on veut connaître la structure et les propriétés de l’atome, il faut procéder à des expériences physiques et chimiques, changer l’état de l’atome. Si l’on veut connaître la théorie et les méthodes de la révolution, il faut prendre part à la révolution ». Car l’essentiel n’est pas de « comprendre les lois du monde objectif pour être en état de l’expliquer, mais d’utiliser la connaissance de ces lois pour transformer activement le monde ». Certes, du point de vue marxiste, la théorie est importante, car, comme dit Lénine : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». Il n’empêche que si « le marxisme accorde une grande importance à la théorie », c’est « justement parce qu’elle peut être un guide pour l’action. Si, étant arrivé à une théorie juste, on se contente d’en faire un sujet de conversation pour la laisser ensuite de côté, sans la mettre en pratique, cette théorie, si belle qu’elle puisse être, reste sans intérêt ».⁹

C’est pourquoi, dans la conduite du processus révolutionnaire, il faut bien prendre soin d’éviter un double écueil. Ne pas tomber, d’abord, dans l’erreur de ces « entêtés » dont « les idées ne suivent pas le rythme des modifications de la situation objective » et qui s’adonnent à « l’opportunisme de droite ». Car « ces gens ne savent pas marcher devant le char de la société pour le guider, ils ne font que se traîner derrière, se plaignant qu’il aille trop vite et essayant de le ramener en arrière ou de le faire rouler en sens inverse. Mais il ne faut pas tomber, non plus, dans l’erreur des « phraseurs de gauche ». Comme « leurs idées s’aventurent au-delà d’une étape de développement déterminée du processus objectif , soit ils prennent leurs fantaisies pour des réalités, soit ils essaient de réaliser de force, dans le présent, des idéaux qui ne sont réalisables que dans l’avenir ». Contre ces deux avatars du dogmatisme idéologique, il faut ajuster la théorie sur la pratique. La stratégie de l’insurrection urbaine ayant échoué, par exemple, il ne fallait pas s’obstiner à la mener coûte que coûte. Cet aventurisme de gauche menait à une impasse dont seule la pratique de la guérilla paysanne a permis de sortir.

A chaque étape du processus historique, ce sont les enseignements de la pratique qui commandent une inflexion de la stratégie. Car la pratique est fondée sur une analyse rigoureuse de la situation objective, et la situation objective est elle-même sujette au changement. Si la théorie révolutionnaire peut démontrer sa validité, c’est toujours à l’épreuve de la pratique révolutionnaire. Cette adaptation constante aux réalités, toutefois, atteindra-t-elle un jour un terme définitif, une sorte d’achèvement du processus de connaissance, la vérité s’imposant une fois pour toutes ? Non, répond Mao : « Puisque la pratique des hommes, qui transforme la réalité objective suivant des idées, des théories, des plans, des projets déterminés, avance toujours, leur connaissance de la réalité objective n’a pas de limites. Le mouvement de transformation, dans le monde de la réalité objective, n’a pas de fin, et l’homme n’a donc jamais fini de connaître la vérité dans le processus de la pratique. Le marxisme-léninisme n’a nullement épuisé la vérité ; sans cesse, dans la pratique, il ouvre la voie à la connaissance de la vérité ». Processus sans fin assignable, le progrès dans la connaissance (et dans l’action) est une quête dont le marxisme lui-même, loin de s’ériger en savoir suprême, porte l’interrogation sans limites. En bref, et c’est une conclusion qui vaut d’être méditée, ceux qui identifient le marxisme à une idéologie dogmatique en sont pour leurs frais.

Si la théorie doit sans cesse se nourrir de la pratique, c’est bien parce qu’il y a une pratique (ou plutôt des pratiques politiques, scientifiques, etc.) et que cette pratique affronte une réalité elle-même en mouvement. Dans la transformation ininterrompue qui affecte les formations sociales, on peut sans doute repérer des constantes, des structures permanentes. Mais comme elles sont elles-mêmes affectées par le changement, elles recèlent des contradictions multiples, et c’est en démêlant cet écheveau complexe de contradictions qu’on peut non seulement accéder à la connaissance rationnelle d’une formation sociale, par la théorie, mais aussi et surtout contribuer à sa transformation révolutionnaire, par la pratique. Mais pour y parvenir, il faut toujours chercher la vérité dans les faits. C’est pourquoi Mao, au cours d’un nouveau cycle de conférences à l’École militaire et politique anti-japonaise de Yan’an, en août 1937, a produit une théorie de la contradiction après avoir réfléchi sur la pratique. Le texte issu de ces conférences constituant le point culminant des innovations philosophiques de Mao, il convient de s’y attarder quelque peu.

Le jeu des contradictions

A la suite de Marx, Engels et Lénine, Mao adopte le « point de vue de la dialectique matérialiste » selon lequel « les changements qui interviennent dans la société proviennent surtout du développement des contradictions qui existent à l’intérieur de la société, c’est-à-dire des contradictions entre les forces productives et les rapports de production, entre les classes, entre le nouveau et l’ancien ». C’est l’approfondissement de ces contradictions qui « fait avancer la société et amène le remplacement de la vieille société par la nouvelle ». Tout processus réel, en effet, est de nature contradictoire : « Les contradictions, inhérentes aux choses et aux phénomènes, sont la cause fondamentale de leur développement, alors que leur liaison mutuelle et leur action réciproque n’en constituent que les causes secondes ». Cela signifie-t-il que « la dialectique matérialiste exclut les causes externes ? » Non, mais elle considère « que les causes externes constituent la condition des changements, que les causes internes en sont la base, et que les causes externes opèrent par l’intermédiaire des causes internes ». C’est toujours par l’intermédiaire des causes internes que les causes externes produisent leur effet : « En Chine, si la grande bourgeoisie a vaincu en 1927 le prolétariat, c’est grâce à l’opportunisme qui se manifestait au sein même du prolétariat chinois », c’est-à-dire à l’intérieur du parti communiste. « Lorsque nous en eûmes fini avec cet opportunisme, la révolution chinoise reprit son essor. Plus tard, elle a de nouveau sérieusement souffert des coups infligés par l’ennemi, cette fois à la suite des tendances aventuristes apparues au sein de notre Parti. Et quand nous eûmes liquidé cet aventurisme, notre cause recommença à progresser ».

Si le mouvement de l’histoire suit le rythme du déploiement des contradictions existantes, ces contradictions, toutefois, ne sont pas de même nature : elles sont « qualitativement différentes », et elles ne peuvent se résoudre que « par des méthodes qualitativement différentes ». Par exemple, « la contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie se résout par la révolution socialiste ; la contradiction entre les masses populaires et le régime féodal, par la révolution démocratique ; la contradiction entre les colonies et l’impérialisme, par la guerre révolutionnaire nationale ; la contradiction entre la classe ouvrière et la paysannerie, dans la société socialiste, par la collectivisation et la mécanisation de l’agriculture ; les contradictions au sein du Parti communiste se résolvent par la critique et l’autocritique ; les contradictions entre la société et la nature, par le développement des forces productives ». Selon qu’il s’agit de contradictions de classes, de contradictions politiques, ou encore de contradictions entre différentes formations sociales, « les processus changent, les anciens processus et les anciennes contradictions disparaissent, de nouveaux processus et de nouvelles contradictions naissent, et les méthodes pour résoudre celles-ci sont en conséquence différentes elles aussi ». En bref, dans le processus réel, c’est toujours la différence qualitative des contradictions qui appelle des réponses qualitativement différentes.

Mais s’il y a des contradictions qualitativement différentes, c’est précisément parce qu’il y a une pluralité de contradictions. Il n’y a jamais une seule contradiction, mais plusieurs contradictions, et c’est ce qui fait toute la difficulté de l’analyse. C’est pourquoi il faut discerner, dans l’écheveau inextricablement mêlé des contradictions, ce que chacune d’entre elles a de spécifique. Ainsi, « dans le processus de la révolution démocratique bourgeoise en Chine, il existe une contradiction entre les classes opprimées de la société chinoise et l’impérialisme ; une contradiction entre les masses populaires et le régime féodal ; une contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie ; une contradiction entre la paysannerie et la petite bourgeoisie urbaine d’une part, et la bourgeoisie d’autre part ; des contradictions entre les diverses cliques réactionnaires dominantes ». C’est ce qui fait que « la situation est extrêmement complexe ». Parce qu’elle est spécifique, chacune de ces contradictions doit faire l’objet d’un mode de résolution spécifique. Or c’est ce caractère spécifique de la contradiction qui est, « pour nombre de camarades, en particulier les dogmatiques, une question où ils ne voient pas encore clair ». Leur erreur, c’est qu’ils ne comprennent pas que « l’universel existe dans le spécifique » et qu’il faut « étudier le caractère spécifique de la contradiction avec une attention particulière ».

Les deux aspects de la contradiction

Mais ce n’est pas tout. Si l’on veut résoudre la contradiction dans sa spécificité, il faut aussi saisir correctement « les deux aspects de chaque contradiction » en tenant compte de leurs propres particularités. Ne pas saisir comme il convient les deux aspects de la contradiction, c’est tomber dans le travers de « l’examen unilatéral » qui consiste à « ne pas savoir envisager les questions sous tous leurs aspects ». C’est ce qui arrive, par exemple, « lorsqu’on comprend seulement la Chine et non le Japon, seulement le Parti communiste et non le Guomindang, seulement le prolétariat et non la bourgeoisie, seulement la paysannerie et non les propriétaires fonciers, seulement les situations favorables et non les situations difficiles, seulement le passé et non l’avenir, seulement le détail et non l’ensemble, seulement les insuffisances et non les succès », bref, lorsqu’on ne comprend pas les particularités des deux aspects d’une contradiction. Cette attitude revient à « envisager les questions d’une manière unilatérale », à « voir la partie et non le tout », à « voir les arbres et non la forêt ». Il est impossible, dans ces conditions, de « trouver la méthode pour résoudre les contradictions », impossible de « s’acquitter des tâches de la révolution », impossible de « mener à bien le travail qu’on fait, impossible de développer correctement la lutte idéologique dans le Parti ». Comme disait Sun Zu : « Connais ton adversaire et connais-toi toi-même, et tu pourras sans risque livrer cent batailles ».

Envisager les choses d’une manière unilatérale et superficielle, c’est du « subjectivisme », c’est méconnaître que « les choses sont en fait liées les unes aux autres et possèdent des lois internes ». Pour sortir de cette impasse, il faut analyser attentivement les deux aspects de la contradiction. Mais il faut aussi tenir compte du fait que « la contradiction fondamentale s’accentue progressivement à chaque étape d’un long processus » et que « les contradictions, importantes ou minimes, qui sont déterminées par la contradiction fondamentale ou se trouvent sous son influence » soit « s’accentuent », soit « se résolvent » ou « s’atténuent ». Par exemple, lorsque « le capitalisme de l’époque de la libre concurrence se transforme en impérialisme », la contradiction « entre la bourgeoisie et le prolétariat » s’accentue, de même que la contradiction « entre le capital monopoliste et le capital non monopoliste », la contradiction « entre les puissances coloniales et les colonies », ou encore « la contradiction entre les pays capitalistes, contradiction provoquée par le développement inégal de ces pays ». L’exaspération de toutes ces contradictions correspond à « un stade particulier du capitalisme – le stade de l’impérialisme ». Et c’est pourquoi « le léninisme est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne ».

Il en va de même pour la compréhension de la révolution chinoise. Pour saisir les deux aspects de la contradiction, il faut étudier les caractéristiques des deux principaux acteurs dans le développement historique de leurs relations réciproques. Sans une connaissance rigoureuse des particularités du Guomindang et du parti communiste, il est impossible de comprendre pourquoi les deux partis ont d’abord créé un un Front uni (1924), pourquoi ce Front uni a été rompu par le Guomindang (1927) et pourquoi un nouveau Front uni a vu le jour (1937). Or, pour en connaître les particularités, il faut « étudier la base de classe des deux partis et les contradictions qui en résultent » aux différentes périodes du processus historique. Si le Guomindang a besoin de l’alliance avec les communistes, en 1937, c’est « en raison de ses contradictions avec l’impérialisme japonais ». Quant au parti communiste, « il a toujours été aux côtés des masses populaires pour lutter contre l’impérialisme et le féodalisme ». Mais depuis que le Guomindang s’est prononcé contre le Japon, « il a adopté une politique modérée à l’égard du Guomindang et des forces féodales du pays ». C’est compte tenu de ces contradictions qu’on peut y voir clair dans la situation à un moment précis. Si on n’étudie pas ces aspects contradictoires, on ne peut comprendre les rapports réciproques entre les deux partis dans leur développement historique.

Lorsqu’on parle de la contradiction, il est donc important de préciser de quelle contradiction on parle. Car « les contradictions existent dans tous les processus » et on peut dire en un sens que « tout est contradiction ». En sorte que « nier la contradiction dans les choses et les phénomènes, c’est tout nier ». Mais si la contradiction est universelle, « valable pour tous les temps et tous les pays », elle a toujours un caractère spécifique, et il faut distinguer soigneusement « la contradiction principale et l’aspect principal de la contradiction ». Dans le processus de développement d’un phénomène, en effet, il y a toujours une « contradiction principale », dont l’existence et le développement déterminent l’existence et le développement des autres contradictions. Dans la société capitaliste, par exemple, « les deux forces en contradiction, le prolétariat et la bourgeoisie, forment la contradiction principale ». Quant aux autres contradictions, comme « la contradiction entre la classe féodale et la bourgeoisie », la « contradiction entre le prolétariat et la petite bourgeoisie paysanne », la « contradiction entre la démocratie et le fascisme au sein de la bourgeoisie », les « contradictions entre les pays capitalistes et les contradictions entre l’impérialisme et les colonies », etc., elles sont toutes déterminées par la contradiction principale.

La contradiction principale en 1937

Comment se présente la contradiction principale dans la Chine actuelle ? « Dans ce pays semi-colonial, la relation entre la contradiction principale et les contradictions secondaires forme un tableau complexe ». A quoi tient cette complexité ? « Quand l’impérialisme lance une guerre d’agression contre un tel pays, les diverses classes de ce pays, à l’exception d’un petit nombre de traîtres à la nation, peuvent s’unir temporairement dans une guerre nationale contre l’impérialisme. La contradiction entre l’impérialisme et le pays considéré devient alors la contradiction principale et toutes les contradictions entre les diverses classes à l’intérieur du pays (y compris la contradiction, qui était la principale, entre le régime féodal et les masses populaires) passent temporairement au second plan et à une position subordonnée ». Or tel est le cas en Chine durant les guerres de 1840, 1894, 1900, et tel est le cas aujourd’hui, durant « l’actuelle guerre sino-japonaise ». Dans un processus historique, il y a toujours plusieurs contradictions, et il y a nécessairement une contradiction principale : elle « joue le rôle dirigeant, déterminant, alors que les autres n’occupent qu’une position secondaire, subordonnée ». C’est pourquoi, dans l’étude de tout processus complexe où il existe deux contradictions ou davantage, « il faut s’efforcer de trouver la contradiction principale ».

Dans un processus historique, toutes les contradictions ne se valent pas. Elles sont inégales, et c’est pourquoi il faut distinguer la contradiction principale des contradictions secondaires. Mais il y a une seconde inégalité. Qu’il s’agisse de la contradiction principale ou des contradictions secondaires, « dans toute contradiction, les aspects contradictoires se développent d’une manière inégale ». Même lorsqu’elle donne une impression d’équilibre, c’est une illusion. « La règle générale, c’est le développement inégal ». Des deux aspects contradictoires, l’un est nécessairement principal, l’autre secondaire, et le principal est « celui qui joue le rôle dominant dans la contradiction ». Mais ce n’est pas parce qu’un aspect de la contradiction est dominant qu’il va le rester indéfiniment. Pas plus qu’elle n’atteint magiquement un point d’équilibre, la contradiction n’est vouée à demeurer statique. Car l’aspect principal et l’aspect secondaire de la contradiction peuvent « se convertir l’un en l’autre », ce qui change radicalement la nature du processus. Comment cette inversion des rôles est-elle possible ? Aucun mystère. En fait, elle résulte de l’évolution des rapports de forces : elle est « fonction du degré de croissance ou de décroissance atteint par la force de chaque aspect dans sa lutte contre l’autre ».

C’est ce qui explique le « remplacement de l’ancien par le nouveau » qui constitue « la loi générale et imprescriptible de l’univers ». Dans tout phénomène, « la contradiction entre le nouveau et l’ancien engendre une série de luttes au cours sinueux ». Il résulte de ces luttes que « le nouveau grandit et s’élève au rôle dominant ; l’ancien, par contre, décroît et finit par dépérir ». Et dès que le nouveau l’emporte sur l’ancien, « l’ancien phénomène se transforme qualitativement en un nouveau phénomène ». C’est pourquoi on peut dire que « la qualité d’un phénomène est déterminée par l’aspect principal de la contradiction », celui qui occupe « la position dominante ». Lorsque l’aspect principal de la contradiction, l’aspect dont la position est dominante, change, la qualité du phénomène subit un changement correspondant. Par exemple le capitalisme, qui occupait dans l’ancienne société féodale une position subordonnée, devient « la force dominante dans la société capitaliste ». Le caractère de la société subit une transformation correspondante : de féodale, « elle devient capitaliste ». Quant à la féodalité, de force dominante qu’elle était dans le passé, « elle devient, à l’époque de la nouvelle société capitaliste, une force subordonnée qui dépérit progressivement ».

Dans la Chine actuelle, quelle est la force dominante au sein de la contradiction principale ? Cette contradiction réduisant la Chine à l’état de semi-colonie, « l’impérialisme occupe la position principale et opprime le peuple chinois ». Mais cette situation ne durera pas. « La force du peuple chinois transformera inévitablement la Chine de semi-colonie en pays indépendant », « l’impérialisme sera renversé et la vieille Chine transformée inévitablement en une Chine nouvelle ». Avec la défaite de l’impérialisme se produira « une transformation dans les rapports entre les forces anciennes, féodales, et les forces nouvelles, populaires ». La vieille classe des propriétaires fonciers sera balayée, et « le peuple, maintenant dominé, accédera, sous la direction du prolétariat, à une position dominante ». Bien sûr, il arrive dans tout processus historique que « les difficultés constituent l’aspect principal de la contradiction et les conditions favorables l’aspect secondaire ». Il appartient alors aux révolutionnaires de surmonter les difficultés et de créer des conditions nouvelles. « C’est ce qui s’est passé en Chine après la défaite de la révolution en 1927 et pendant la Longue Marche de l’Armée rouge. Et dans la guerre sino-japonaise actuelle, la Chine se trouve de nouveau dans une situation difficile, mais nous pouvons la changer et transformer radicalement la situation respective de la Chine et du Japon ».

Une erreur commune consiste à identifier l’aspect principal de la contradiction une fois pour toutes, en oubliant que cet aspect peut changer sous l’effet du développement historique. Pour les tenants de ce « matérialisme mécaniste », certaines contradictions échapperaient par essence à une telle transformation. Par exemple, dans la contradiction entre les forces productives et les rapports de production, l’aspect principal serait toujours constitué par les forces productives ; dans la contradiction entre la théorie et la pratique, l’aspect principal serait toujours constitué par la pratique ; dans la contradiction entre la base économique et la superstructure, l’aspect principal serait toujours représenté par la base économique. Immuables et figés, les aspects de la contradiction seraient incapables de se convertir mutuellement l’un en l’autre. Bien sûr, « les forces productives jouent en général le rôle principal, décisif », et il en va de même des rapports entre la pratique et la théorie, la base et la superstructure. « Quiconque le nie n’est pas un matérialiste ». Mais il n’empêche que, « dans des conditions déterminées, les rapports de production, la théorie et la superstructure peuvent, à leur tour, jouer le rôle principal, décisif ».¹º

Si les forces productives jouent ordinairement le rôle principal, leur développement peut connaître un retard qui nécessite une modification des rapports de production. Le jeu des forces de travail et des moyens de production (les forces productives) peut s’avérer insuffisant pour atteindre les objectifs fixés. En ce cas, c’est le jeu des rapports de production qui prend le dessus en modifiant les conditions qui déterminent les modalités du procès de production. Dans la société de classes, on l’a vu, les rapports de production sont des rapports d’un type très particulier qui se nouent entre les agents de la production, les travailleurs, et des individus qui ne sont pas des agents de la production, mais qui détiennent les moyens de production. Mais dans une société en transition vers le socialisme, où l’essentiel des moyens de production a été socialisé, les rapports de production sont d’une autre nature : ils tendent à réunir dans les mêmes individus ceux qui accomplissent le procès de production et ceux qui détiennent les moyens de production. En libérant les travailleurs du carcan de l’exploitation de classe, la révolution socialiste transforme les rapports de production de telle sorte qu’ils favorisent un nouveau développement des forces productives.

Contre le dogmatisme économiste

De nouveaux rapports de production, en effet, autorisent des formes de coopération qui, avec les mêmes forces productives, obtiennent des résultats que les anciens rapports de production rendaient impossibles. Par exemple, la coopération à grande échelle pratiquée en Chine durant la collectivisation agricole, spécialement dans les communes populaires, a permis la réalisation de travaux gigantesques en utilisant des techniques ancestrales. Le développement insuffisant des forces productives n’ayant pas encore doté l’agriculture d’un outillage moderne, c’est grâce à la mobilisation d’une main d’œuvre colossale (les forces de travail) que le collectivisme a transformé les campagnes chinoises. Institués par la révolution, les nouveaux rapports de production ont permis d’atteindre des objectifs impensables dans les formes héritées de l’exploitation agricole traditionnelle, ou même de la simple coopération villageoise.

Ainsi, « lorsque, faute de modification dans les rapports de production, les forces productives ne peuvent plus se développer, la modification des rapports de production joue le rôle principal, décisif ». Il en va de même « lorsque la création et la propagation de la théorie révolutionnaire jouent le rôle principal, décisif », ou lorsque « le principal, le décisif, c’est de définir une orientation, une méthode, un plan ou une politique ». C’est pourquoi, « lorsque la superstructure entrave le développement de la base économique, les transformations politiques et culturelles deviennent la chose principale, décisive. Allons-nous à l’encontre du matérialisme en disant cela ? Non, car tout en reconnaissant que dans le cours général du développement historique le matériel détermine le spirituel, l’être social détermine la conscience sociale, nous reconnaissons et devons reconnaître l’action en retour du spirituel sur le matériel, de la conscience sociale sur l’être social, de la superstructure sur la base économique ».

Ce refus de tout dogmatisme économiste fait écho à la Lettre à Joseph Bloch de Friedrich Engels (1890) : « D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si ensuite quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le seul facteur économique est déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme ».¹¹ Si Marx soutient le primat de l’économie, c’est donc pour souligner qu’elle exerce une détermination « en dernière instance », et non une détermination exhaustive qui condamnerait tout le reste à l’insignifiance. Toute extrapolation de la causalité économique, en ce sens, trahit sa pensée.

Résumons, à ce stade, la pensée de Mao : non seulement il y a des contradictions multiples, une contradiction principale et des contradictions secondaires ; non seulement il y a un aspect principal et un aspect secondaire pour chaque contradiction, mais ces contradictions se développent de façon inégale. Autrement dit, une contradiction peut s’accentuer alors qu’une autre contradiction peut s’atténuer, et cette hétérogénéité dans le développement respectif des contradictions est dans la nature des choses. « Rien au monde ne se développe d’une manière absolument égale, et nous devons combattre la théorie du développement égal ou la théorie de l’équilibre ». Le développement de la base économique, par exemple, n’a pas le même rythme que celui de la superstructure idéologique, ou inversement. C’est pourquoi le parti révolutionnaire doit étudier méticuleusement les différentes contradictions dans leur développement inégal et en tenir compte, à chaque étape du processus, pour déterminer correctement sa stratégie politique et militaire.

Contradiction antagoniste et non antagoniste

La dernière question que pose Mao est la suivante : l’unité dialectique des contraires étant admise, peut-on dire pour autant que toute contradiction est de nature antagoniste ? « À cette question, nous répondons que l’antagonisme est l’une des formes et non l’unique forme de la lutte des contraires. Dans l’histoire de l’humanité, l’antagonisme entre les classes existe en tant qu’expression particulière de la lutte des contraires. La classe des exploiteurs et celle des exploités coexistent pendant une période prolongée dans la même société, qu’elle soit esclavagiste, féodale ou capitaliste. Mais c’est seulement « lorsque la contradiction entre les deux classes a atteint un certain stade de son développement qu’elle prend la forme d’un antagonisme ouvert et aboutit à la révolution ». Si les contradictions sont universelles, « les méthodes pour les résoudre, c’est-à-dire les formes de lutte, varient selon le caractère de ces contradictions : certaines contradictions revêtent le caractère d’un antagonisme déclaré, d’autres non ». Suivant le développement historique, « certaines contradictions initialement non antagonistes se développent en contradictions antagonistes, alors que d’autres, primitivement antagonistes, se développent en contradictions non antagonistes ». Les contradictions entre les conceptions justes et les conceptions erronées au sein du parti communiste, par exemple, n’iront jusqu’à l’antagonisme que si les camarades ne savent pas corriger leurs erreurs. C’est pourquoi « le Parti doit mener une lutte sérieuse contre les conceptions erronées, mais donner aussi la possibilité aux camarades qui ont commis des erreurs d’en prendre conscience ».¹²

La distinction entre la contradiction antagoniste et la contradiction non antagoniste, en effet, est fondamentale, et c’est pourquoi Mao lui donne un vigoureux développement, vingt ans plus tard, dans De la juste résolution des contradictions au sein du peuple (27 février 1957). Alors que l’édification du socialisme bat son plein, Mao souligne la multiplicité des contradictions existantes et le caractère spécifique de chacune de ces contradictions. Avec la victoire de la révolution, « la division du pays et le chaos, abhorrés par le peuple, appartiennent à un passé définitivement révolu ». Grâce aux succès remportés dans l’édification socialiste, « l’unification de notre pays, l’unité de notre peuple et l’union de toutes nos nationalités » garantissent la victoire finale de notre cause. « Mais cela ne signifie nullement qu’il n’existe plus aucune contradiction dans notre société », et il serait « naïf » de « se détourner de la réalité objective ». Nous sommes en présence, en effet, de « deux types de contradictions sociales » : il y a les « contradictions entre nous et nos ennemis » et les « contradictions au sein du peuple ».

Aujourd’hui, durant « la période de l’édification socialiste », « les classes sociales qui « soutiennent cette édification » forment « le peuple », alors que les forces sociales qui s’opposent à la révolution socialiste » sont « les ennemis du peuple ». Naturellement, « les contradictions entre nous et nos ennemis sont des contradictions antagonistes ». En revanche, au sein du peuple, « les contradictions entre travailleurs ne sont pas antagonistes ». Quant aux « contradictions entre classe exploitée et classe exploiteuse », elles présentent, « outre leur aspect antagoniste, un aspect non antagoniste ». Les contradictions entre le peuple et ses ennemis, chacun les perçoit aisément. Mais « au sein du peuple », de quoi s’agit-il ? « Dans les conditions actuelles de notre pays, les contradictions au sein du peuple comprennent les contradictions au sein de la classe ouvrière, les contradictions au sein de la paysannerie, les contradictions parmi les intellectuels, les contradictions entre la classe ouvrière et la paysannerie, les contradictions qui opposent les ouvriers et les paysans aux intellectuels, les contradictions qui opposent les ouvriers et les autres travailleurs à la bourgeoisie nationale, les contradictions au sein de la bourgeoisie nationale elle-même, etc. »

Prenons l’exemple des contradictions entre la classe ouvrière et la bourgeoisie nationale. « Dans la période de la révolution socialiste », cette fraction de la classe possédante « exploite la classe ouvrière et en tire des profits », mais elle est disposée à « accepter la transformation socialiste ». Certes, les contradictions qui l’opposent à la classe ouvrière sont des « contradictions entre exploiteurs et exploités », elles sont « de nature antagoniste ». Mais, « dans les conditions concrètes de notre pays », ces contradictions antagonistes peuvent se transformer en contradictions non antagonistes et « recevoir une solution pacifique » si elles sont « traitées de façon judicieuse ». C’est ce qu’indiquait Mao dans un passage antérieur, lorsqu’il disait que « les contradictions entre classe exploitée et classe exploiteuse présentent, outre leur aspect antagoniste, un aspect non antagoniste ». En 1957, la majorité des entreprises est socialisée, l’État contrôle l’économie et les capitalistes ont dû renoncer à leurs privilèges. C’est pourquoi la bourgeoisie nationale, rentrée dans le rang, fait partie des classes sociales associées à l’édification du socialisme. Pour résoudre une contradiction non antagoniste, il convient donc de le faire de façon judicieuse, c’est-à-dire d’employer la persuasion, et non la violence.

La résolution des contradictions

En clair, lorsque la contradiction n’est pas antagoniste, il est préférable qu’elle ne le devienne pas. Et pour éviter qu’elle le devienne, les communistes doivent recourir à des « méthodes démocratiques », plutôt qu’à « l’autoritarisme ou à la contrainte ». « Nous avons toujours soutenu qu’il faut, sous le régime de la dictature démocratique populaire, adopter deux méthodes différentes – la dictature et la démocratie – pour résoudre les deux types de contradictions, différents par leur nature, que sont les contradictions entre nous et nos ennemis et les contradictions au sein du peuple ». Le problème, au sein du parti communiste, vient de l’incapacité de certains camarades à « reconnaître ouvertement qu’il existe encore au sein de notre peuple des contradictions, alors que ce sont précisément elles qui font avancer notre société ». Dans la société socialiste, « les contradictions fondamentales » demeurent comme par le passé « la contradiction entre les rapports de production et les forces productives », d’une part, « la contradiction entre la superstructure et la base économique », d’autre part. Bien sûr, ces contradictions se distinguent foncièrement des contradictions dans l’ancienne société. « Le régime social actuel de notre pays » étant « de loin supérieur à celui d’autrefois, « les rapports de production socialistes correspondent mieux au développement des forces productives ». C’est pourquoi ce développement atteint « des rythmes inconnus de l’ancienne société ». Si la production industrielle, en 1957, est dix fois supérieure à celle d’avant-guerre, c’est parce que « le régime socialiste a provoqué le développement impétueux de nos forces productives ».¹³

Les progrès accomplis, toutefois, ne doivent pas masquer l’ampleur des problèmes encore non résolus. « Le régime socialiste vient d’être instauré dans notre pays, et il n’est pas encore complètement établi ». Une grande partie de l’activité économique demeure dans l’orbite du secteur privé. Dans les villes comme dans les campagnes, l’exploitation n’a pas totalement disparu. Les « rapports de production socialistes » sont déjà institués, mais ils sont encore loin d’être parfaits, et « cette imperfection est en contradiction avec le développement des forces productives ». Or cette contradiction persistante entre les rapports de production et le développement des forces productives se double d’une autre contradiction : « entre la superstructure et la base économique ». La superstructure, c’est le système étatique régi par « la dictature démocratique populaire » et « l’idéologie socialiste guidée par le marxisme-léninisme ». Certes, elle « joue un rôle positif en contribuant au succès des transformations socialistes », et elle correspond à la base économique socialiste, c’est-à-dire aux rapports de production socialistes. Mais « l’idéologie bourgeoise » n’a pas disparu, « le style bureaucratique de travail » exerce ses méfaits, et « les insuffisances de nos institutions d’État » entrent en contradiction avec la base économique socialiste.

Ces nouvelles contradictions, il faut évidemment s’employer à les résoudre. « Mais ces contradictions une fois résolues, de nouveaux problèmes viendront se poser ». Dans la planification économique, par exemple, il faut répartir de façon judicieuse l’excédent de la production entre l’investissement productif et la consommation populaire. Mais « l’équilibre se transforme parfois en déséquilibre, et il faut établir de nouveau l’équilibre pour l’année suivante ». Lorsque « nos mesures subjectives ne correspondent pas à la réalité objective », des contradictions se font jour et l’équilibre est rompu : « c’est ce que nous appelons commettre une erreur ». Il faut donc prendre la mesure exacte des contradictions existantes, les résoudre de façon appropriée, et surtout ne pas confondre « les contradictions entre nous et nos ennemis » et « les contradictions au sein du peuple ». En Chine, malgré les progrès de la transformation socialiste, « la lutte de classes n’est nullement arrivée à son terme ». Il faudra encore beaucoup de temps pour « décider de l’issue de la lutte idéologique entre le socialisme et le capitalisme ». Car « l’influence de la bourgeoisie et des intellectuels venus de l’ancienne société y subsistera longtemps en tant qu’idéologie de classe ». C’est pourquoi il faudra poursuivre « la lutte idéologique », en appliquant « la méthode patiente du raisonnement, et non la méthode brutale de la contrainte ».

Universalité de la contradiction, caractère spécifique de la contradiction, contradiction principale et contradiction secondaire, aspect principal et aspect secondaire de la contradiction, identité des contraires, caractère antagoniste et non antagoniste de la contradiction : ces distinctions soigneusement élaborées dans De la Contradiction et reprises dans De la juste résolution des contradictions au sein du peuple, Mao en fait usage tout au long de son parcours politique. En 1937, il fait faire un bond historique à la théorie marxiste au moment même où il façonne, dans la base rouge de Yan’an, l’instrument de la révolution chinoise. En 1957, il souligne la distinction entre les contradictions antagonistes et non antagonistes qui perdurent durant l’édification du socialisme. Cette démarche dialectique, Mao n’en démordra pas, et il la poursuivra, pour le meilleur et pour le pire, durant la « Grande Révolution culturelle prolétarienne ». Destinée à régénérer le parti, non à le détruire, cette continuation de la lutte des classes sous le socialisme vise à lui insuffler un sang neuf, et non à le remplacer. C’est un exercice périlleux, car il suppose la maîtrise des forces déchaînées par l’appel à la rébellion. Comme le parti, « s’il se coupe des masses, peut se tromper », il doit constamment « lutter avec lui-même et s’intégrer aux masses ».

Avec les gardes rouges qui défilent Place Tian’anmen, Mao entend poursuivre la révolution, balayer les obstacles qui se dressent sur sa route. Dans une société placée depuis 1949 sous l’emprise du parti, le danger n’est plus seulement à l’extérieur, il est aussi à l’intérieur du système. C’est la pente détestable des privilèges, de la corruption, du bureaucratisme, du conservatisme. Le capitalisme, même s’il est apparemment vaincu, demeure à l’état latent comme une tentation permanente, une menace insidieuse qui pèse sur le cours de la révolution. Les « routiers de la voie capitaliste », ceux qui veulent entraîner la Chine vers une restauration dont le révisionnisme soviétique offre l’exemple, sont à la manœuvre. La Révolution culturelle porte bien son nom : c’est la lutte sans merci entre deux cultures, celle qui sanctuarise les positions acquises, et celle qui les conteste au nom de la pureté révolutionnaire. Les partisans de la Révolution culturelle ont la conviction qu’il faut traquer sans cesse la résurgence du vieux monde pour consolider le socialisme. Ils croient que l’édification d’une société nouvelle passe par la poursuite indéfinie de la lutte des classes. En suscitant l’enthousiasme de la jeunesse révolutionnaire, ce mouvement subversif a tiré de sa torpeur une société bureaucratisée. Mais il a aussi causé des violences inacceptables et des destructions inutiles. Après la liquidation de la « bande des Quatre , les successeurs de Mao Zedong vont changer de cap idéologique et engager un vaste processus de réforme. Sous l’égide de Deng Xiaoping, une nouvelle théorisation conduira alors à un deuxième bond historique du marxisme sinisé.

Les erreurs de la Révolution culturelle

Dans la Résolution sur quelques questions de l’histoire de notre parti depuis la fondation de la République populaire (6 juillet 1981), le comité central fait le bilan de l’action du parti communiste et solde les comptes de la période précédente. S’il critique sévèrement la Révolution culturelle, il n’en rend pas moins hommage à Mao Zedong : « Le camarade Mao Zedong figure en tête des nombreux dirigeants éminents du Parti ». Malgré ses erreurs, il demeure un « grand révolutionnaire prolétarien ». Son rôle a été décisif, en effet, dans la phase de conquête du pouvoir : « De 1927 à 1949, soit en l’espace de 22 ans, le camarade Mao Zedong, de concert avec les autres dirigeants du Parti, s’est attaché, en surmontant d’innombrables difficultés, à élaborer progressivement et à faire appliquer la stratégie globale et les différentes mesures politiques qui ont permis à la révolution de passer de ses défaites tragiques à une victoire grandiose ». Mao a également conduit avec succès la « révolution de démocratie nouvelle » et la « transition vers le socialisme » durant la période 1949-1957. Sous son autorité, le Parti a instauré la « dictature démocratique populaire », consolidé « l’unification du pays », mis en échec les « provocations de l’impérialisme », établi une « économie socialiste », développé l’industrie, accru la production agricole et mis en œuvre, sur le plan international, les « principes de la coexistence pacifique ». Tels sont, pour le comité central, les acquis incontestables de la direction exercée par Mao jusqu’en 1957.

Avec le Grand Bond en avant (1958), toutefois, le Grand Timonier a commis sa première erreur. « Le camarade Mao Zedong et bon nombre de camarades dirigeants à l’échelon central comme aux échelons locaux s’étaient laissés gagner par la présomption et la satis faction devant les succès. Ils avaient hâte d’aboutir à des résultats rapides et attribuaient une importance exagérée au rôle de la volonté et des efforts subjectifs des hommes ». Même s’il contribue à corriger les excès de cette politique, Mao, en 1962, commet alors une deuxième erreur. « Le camarade Mao Zedong donna à la lutte de classes, qui existe en société socialiste dans un cadre déterminé, une ampleur exagérée et lui attribua un rôle absolu. Il affirma même que, durant toute la période historique du socialisme, la bourgeoisie existerait et tenterait de restaurer son pouvoir, et que cela constituait l’origine du révisionnisme au sein du Parti ». Le déclenchement de la Révolution culturelle, qui fut « la plus grande erreur de Mao Zedong », en était la conséquence logique. « De mai 1966 à octobre 1976, elle a fait subir au parti, à l’État et au peuple les revers et les pertes les plus graves depuis la fondation de la République populaire de Chine. Elle fut déclenchée et dirigée par le camarade Mao Zedong ».

Quels sont, pour le comité central du parti communiste, les principaux errements de la Révolution culturelle ? Fait extrêmement grave, elle a d’abord conduit à « une confusion entre le peuple et l’ennemi ». Les responsables sanctionnés parce qu’ils étaient soi-disant « engagés dans la voie capitaliste » constituaient en réalité « l’ossature de la cause du socialisme ». La Révolution culturelle « ne s’appuyait pas sur les masses », mais sur des éléments qui ont été « entraînés dans le mouvement parce qu’ils faisaient confiance à Mao Zedong », seule une petite minorité étant composée de conspirateurs et d’extrémistes. « La pratique a prouvé que la Révolution culturelle n’était pas et ne pouvait être en aucune manière une révolution ni un progrès social. Elle n’a nullement plongé l’ennemi dans le chaos, mais au contraire a provoqué des troubles dans nos propres rangs ». Or « la responsabilité principale de cette grave erreur gauchiste que fut la Révolution culturelle – une erreur aux dimensions nationales et de longue durée – doit être assumée par le camarade Mao Zedong. Il n’a pas pu, au soir de sa vie, faire une analyse correcte de nombreuses questions et, au cours de la Révolution culturelle, il a confondu ce qui est juste et ce qui est erroné, le peuple et l’ennemi ».

Si le comité central condamne l’idée que la lutte des classes devait se perpétuer au sein de la société socialiste, il dénonce aussi une conception erronée de la rémunération du travail. « On soutenait que le droit égal, selon lequel une même quantité de travail sous une forme s’échange contre une même quantité de travail sous une autre forme, c’est-à-dire le droit bourgeois énoncé par Marx, devait être limité et critiqué, et, partant, que le principe de rémunération selon le travail et le principe de l’intérêt matériel devaient être aussi limités et critiqués ». Au contraire, pour le comité central, on doit servir une rémunération proportionnelle au travail fourni en faisant jouer la stimulation matérielle. « On prétendait que la petite production continuerait à engendrer le capitalisme et la bourgeoisie chaque jour, à chaque heure et dans de vastes proportions après que la transformation socialiste eût été pratiquement achevée ». C’était une erreur. Il s’agit désormais de faire sa place à la petite production, notamment dans l’agriculture où l’exploitation familiale va remplacer le système collectiviste. « On estimait que les divergences idéologiques au sein du parti reflétaient invariablement les luttes de classes dans la société, ce qui engendrait des luttes fréquentes et violentes à l’intérieur du parti ». Grave erreur, qui « nous a poussés à aller toujours plus loin, au point de croire qu’on était en train de défendre la pureté du marxisme alors même qu’on versait dans cette aberration que constitue l’extension de la lutte de classes ».¹⁴

Pour ses partisans, la Révolution culturelle visait à aligner l’idéologie sur la base matérielle. La révolution dans l’infrastructure économique ayant abouti, il fallait obtenir le même résultat dans la superstructure. En pourchassant les routiers de la voie capitaliste, en extirpant les ferments du conservatisme, les masses mobilisées contraindraient le parti à se régénérer. Elles lui interdiraient de dériver vers un révisionnisme de type soviétique. Mais pour le comité central, en 1981, cette ambition démesurée était étrangère aux conditions réelles du pays. Car la contradiction principale ne se trouve pas là où les partisans de la Révolution culturelle l’imaginaient. Ce n’est pas la contradiction entre la base matérielle et la superstructure, entre l’économie socialiste et la mentalité capitaliste. La contradiction principale, c’est la contradiction entre le développement insuffisant des forces productives et l’aspiration du peuple chinois à de meilleures conditions d’existence. En poursuivant l’extension de la lutte des classes en régime socialiste, la Révolution culturelle a exacerbé les contradictions au sein du peuple au lieu de les résoudre. Loin d’accélérer l’édification du socialisme, elle lui a infligé un coup d’arrêt. Alors qu’il fallait accentuer le développement des forces productives, elle a lui substitué des querelles idéologiques et des luttes fratricides.

Deng Xiaoping : le deuxième bond historique

Il y a donc urgence à remettre les choses à leur place en s’attaquant résolument à la contradiction principale. Comment y parvenir ? La réponse de Deng Xiaoping, c’est qu’il faut s’inspirer de Mao Zedong, et c’est ce qu’il explique dès septembre 1978 : « Comment devrions-nous porter haut le drapeau de la pensée de Mao Zedong ? » Certainement pas en répétant des phrases isolées de leur contexte. Car « le point fondamental de la pensée de Mao Zedong est de chercher la vérité à partir des faits et d’intégrer la vérité universelle du marxisme-léninisme à la pratique concrète de la révolution chinoise ». C’est la devise en quatre mots pour l’École centrale du Parti à Yan’an : « Cherchez la vérité à partir des faits ». Marx et Lénine n’ont jamais mentionné l’encerclement des villes à partir de la campagne, et pourtant Mao Zedong en a fait « la voie spécifique de la révolution dans les conditions concrètes de la Chine ». Si nous n’avions pas « appliqué le principe fondamental de la recherche de la vérité à partir des faits, comment la révolution chinoise aurait-elle pu être victorieuse ? » Si nous voulons porter haut l’étendard de la pensée de Mao Zedong, à notre tour, « nous devons toujours partir de la réalité actuelle lorsque nous traitons des questions de politique ».¹⁵

Cette « réalité actuelle », c’est que la Chine est encore un pays très pauvre et qu’elle doit impérativement développer les forces productives. Pour Deng Xiaoping, le chemin sera long avant d’atteindre un niveau de développement satisfaisant. A ceux qui affirmaient que la base matérielle était solidement établie et qu’il fallait désormais transformer l’idéologie, il répond que toute la séquence de la transition socialiste est à reconsidérer. Ce dont la Chine a besoin, c’est d’un changement de cap politique, économique et idéologique. Il faut inverser les priorités et poursuivre résolument les « Quatre modernisations » prônées par Zhou Enlai. Engagée en 1979, la nouvelle phase de développement intitulée « La réforme et l’ouverture » va alors s’accompagner d’un nouvel effort théorique dont les bases sont jetées, la même année, par une note publiée par deux chercheurs de l’École du parti. Dans Questions sur les stades de développement de la société après la prise du pouvoir par le prolétariat, Su Shaozhi et Feng Lanrui, en effet, posent la question des étapes du développement socialiste : « Depuis l’accession du prolétariat au pouvoir jusqu’au stade avancé du communisme, y a-t-il des étapes dans le développement de la société et comment les répartir ? »

Le stade primaire du socialisme

Afin d’éclaircir cette question difficile, ils s’appuient sur des textes célèbres. Dans la Critique du programme de Gotha (1875), Marx dit en effet qu’entre « une société capitaliste et une société communiste, il y a une période de transformation révolutionnaire de la première à la seconde ». Cette période s’accompagne d’une période de transition politique, et « l’État dans cette période ne peut être que le monopole révolutionnaire du prolétariat ». Or comment comprendre cette déclaration ? « Un stéréotype populaire » voudrait que la « société communiste » soit interprétée dans la phrase de Marx sur « la transition d’une société capitaliste à une société communiste » comme le stade avancé du communisme. Dans cette optique, la société socialiste est considérée comme l’ensemble de la période de transition entre la société capitaliste et la société communiste. Mais la ligne de démarcation entre la « société capitaliste » et la « société communiste » doit-elle être tracée au stade avancé de la société communiste, ou au premier stade de la société communiste ? ¹⁶

Selon Marx, la société communiste elle-même se compose d’un stade inférieur, le « socialisme », et d’un stade supérieur, le « communisme » proprement dit. En quoi consiste le premier stade ? « Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue ».¹⁷ Quelles sont ses caractéristiques ? « Cette société ne reconnaît aucune distinction de classe, car chaque homme est un simple travailleur comme les autres, mais elle admet les différents talents individuels, et donc les différentes capacités de travail comme des privilèges naturels ». Or « ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond ». En revanche, « dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »

Que faut-il en conclure en qui concerne la Chine ? Pour les deux chercheurs, « la société socialiste actuelle n’est pas la même que celle envisagée par Marx » car « nous nous trouvons à un stade différent ». Marx pensait que la révolution prolétarienne triompherait d’abord dans les pays capitalistes les plus développés, et qu’après cette victoire, le premier stade de la société communiste serait atteint dans un délai relativement court. Mais le prolétariat a pris le pouvoir dans un pays arriéré, et non dans un pays développé. Après la victoire de la révolution d’Octobre, Lénine s’est rendu compte que la transition vers une société socialiste dans un pays comme la Russie, où la petite bourgeoisie était dominante, était beaucoup plus difficile que dans les pays capitalistes développés. Or la Chine, de son côté, était encore plus arriérée que la Russie. Dans un « un pays semi-colonial et semi-féodal » où la « production à petite échelle » était largement dominante et où le « niveau de développement » était extrêmement faible, « la période de transition vers le socialisme ne pouvait être que beaucoup plus longue ». Ainsi, en 1979, « la période de transition n’est pas encore terminée et nous ne sommes pas encore entrés dans la première phase de la société communiste envisagée par Marx ». Aussi faut-il admettre que « la transition du capitalisme au communisme peut être divisée en deux étapes : du capitalisme au socialisme, que l’on pourrait appeler le socialisme sous-développé, et du socialisme au communisme, c’est-à-dire du socialisme sous-développé au socialisme plus développé, ce dernier pouvant prendre plus de temps que le premier ».

Or la « première phase du socialisme » dont parle Marx correspond davantage au « stade du socialisme développé ». Dans la Critique du programme de Gotha, ce stade est caractérisé par la croissance de la productivité et l’accélération du progrès technique. Dans un pays comme la Chine, en revanche, il faut passer par « une longue étape de socialisme sous-développé avant d’entrer dans le socialisme développé ». S’aveugler à cette réalité, c’est s’exposer à de sérieuses déconvenues. Traiter la période allant du capitalisme au socialisme sous-développé, puis du socialisme sous-développé au socialisme développé, comme une seule et même période historique, c’est s’affranchir des lois du développement socialiste. Si on accomplit « au stade sous-développé du socialisme » ce qui devait attendre le stade développé, que se passe-t-il ? On obtient une accélération chaotique de la transition socialiste : elle se traduit par « l’élimination de l’économie individuelle », « l’abolition du travail familial d’appoint », la mise en cause de « la répartition des biens selon le travail » , le rejet pur et simple des « intérêts matériels », et, pour finir, « le passage précipité au communisme ». Autant d’erreurs, on s’en souvient, que le comité central imputera en 1981 au funeste « dérapage gauchiste » de la Révolution culturelle.¹⁸

Le problème de fond, on le voit, est celui des caractéristiques du « socialisme ». En quoi consiste cette phase transitoire durant laquelle s’effectue le passage de la « société capitaliste » à la « société communiste » ? Avant 1978, la transition était conçue comme un processus durant lequel la transformation de la superstructure idéologique devait suivre la socialisation de l’infrastructure. A partir de 1979, la transition socialiste est conçue comme un processus de longue durée durant lequel la priorité est au développement des forces productives. C’est pourquoi le PCC déclare en 1987 que la Chine est seulement « au stade primaire du socialisme » et qu’elle y restera très longtemps. C’est cette thèse originale qui va fonder l’élaboration théorique du « socialisme aux caractéristiques chinoises » et de « l’économie socialiste de marché ». Elle reprend l’idée selon laquelle, dans la transition socialiste, deux étapes se succéderont : le socialisme non développé et le socialisme développé. Une thèse particulièrement féconde, mais qui est inexistante chez Marx, Engels et Lénine : innovation théorique des communistes chinois, elle correspond à une nouvelle conception du socialisme. Son principal intérêt, c’est qu’elle traduit la nécessité d’accélérer en priorité le développement des forces productives : si la Chine est encore au stade primaire du socialisme, elle n’a pas l’intention d’y rester. Mais ce processus prendra énormément de temps, et c’est pourquoi cette doctrine inscrit la transition socialiste dans le temps long d’un mûrissement, et non dans le temps court d’une rupture.

Le socialisme aux caractéristiques chinoises

Si le développement des forces productives est à l’ordre du jour, quels sont les procédés permettant de lui insuffler une nouvelle dynamique ? Initiées durant les années 1980 par le PCC, « la réforme et l’ouverture » vont apporter une série de réponses pratiques à cette question. Invitant ses camarades à « chercher la vérité dans les faits », le dirigeant communiste ne cesse de rappeler que le changement des conditions objectives nécessite un changement correspondant dans les orientations stratégiques. Alors que nous travaillons aujourd’hui à réaliser les « Quatre modernisations », nous le faisons « dans des conditions qui étaient absentes à l’époque du camarade Mao ». Par exemple, du vivant du camarade Mao, nous voulions élargir les échanges économiques avec certains pays capitalistes afin d’absorber des capitaux étrangers. Mais « les conditions nécessaires n’étaient pas réunies, car à l’époque, un embargo était imposé à la Chine ». Plus tard, la « Bande des Quatre » a qualifié toute tentative de commerce international d’« adoration des choses étrangères et de flagornerie envers les étrangers », ce qui a isolé la Chine du monde extérieur. Après plusieurs années d’efforts, nous avons obtenu des « conditions internationales beaucoup plus favorables » : elles nous permettent aujourd’hui d’utiliser « des capitaux provenant de pays étrangers, ainsi que leur technologie de pointe et leur expérience dans la gestion d’entreprise ».

Cela signifie-t-il que l’on abandonne la voie socialiste ? Assurément non. Pour mener à bien les quatre modernisations de la Chine, nous devons « défendre les quatre principes cardinaux : 1. Nous devons rester dans la voie socialiste. 2. Nous devons soutenir la dictature du prolétariat. 3. Nous devons défendre la direction du Parti communiste. 4. Nous devons défendre le marxisme-léninisme et la pensée de Mao Zedong ».¹⁹ Mais le monde change tous les jours, et « nous ne pouvons pas nous permettre de verrouiller nos portes, de refuser d’utiliser notre cerveau et de rester éternellement en arrière ». Dans le monde d’aujourd’hui, notre pays est considéré comme un pays pauvre. « Nos forces scientifiques et technologiques sont loin d’être suffisantes ». D’une manière générale, « nous avons 20 à 30 ans de retard sur les pays avancés en matière de développement de la science et de la technologie ». Certes, notre pays est un pays socialiste, et « la supériorité de notre système socialiste est qu’il permet aux forces productives de de croître à un rythme inconnu dans l’ancienne Chine, et qu’il permet de satisfaire progressivement les besoins matériels et culturels croissants de notre peuple ». Du point de vue du matérialisme historique, « une direction politique correcte » devrait « stimuler la croissance des forces productives » et conduire à « l’amélioration de la vie matérielle et culturelle du peuple ». Et si le taux de croissance des forces productives dans un pays socialiste est inférieur à celui des pays capitalistes sur une longue période historique, alors « comment pouvons-nous parler de la supériorité du système socialiste » ?

Appelant à « respecter les quatre principes cardinaux », Deng Xiaoping souligne que « seul le socialisme peut sauver la Chine » : c’est la « conclusion historique inébranlable » que le peuple chinois a tirée de son expérience historique. « Si elle s’écarte du socialisme, la Chine régressera inévitablement vers le semi-féodalisme et le semi-colonialisme ». Bien sûr, la Chine socialiste est à la traîne par rapport aux pays capitalistes développés, mais ce retard n’est pas dû au système socialiste : traduisant l’insuffisance du développement avant 1949, il est imputable à l’impérialisme et au féodalisme. La preuve, c’est que « la révolution socialiste a considérablement réduit l’écart de développement économique entre la Chine et les pays capitalistes avancés ». Malgré les erreurs commises depuis 1949, « nous avons accompli des progrès d’une ampleur que la vieille Chine n’aurait pas pu atteindre en des centaines, voire des milliers d’années ». Les caractéristiques du système socialiste permettent à notre peuple « d’adopter des idéaux politiques et des normes morales communes ». Ce qui est impossible dans une société capitaliste, car « il n’y a aucun moyen pour le capitalisme d’éliminer l’extraction de superprofits par ses millionnaires ou de se débarrasser de l’exploitation et du pillage ». Certes, le capitalisme a déjà une très longue histoire, et « nous devons utiliser la science et la technologie qu’il a développées ». Mais « nous n’apprendrons jamais du système capitaliste lui-même ni n’importerons ce qui est répugnant ou décadent ».

Le passage d’une économie administrée à une économie mixte, toutefois, pose le problème du rôle des mécanismes de marché. La thèse centrale des partisans de la « réforme et l’ouverture », affirmée par Deng Xiaoping dès 1979, c’est que « nous pouvons développer une économie de marché sous le socialisme ». Si on peut le faire, c’est parce que « développer une économie de marché ne signifie pas pratiquer le capitalisme ». Tout en maintenant une économie planifiée comme « pilier de notre système économique », nous pouvons introduire une « économie de marché socialiste ». Contrairement à l’économie de marché capitaliste, elle « régule les relations entre les entreprises d’État, les entreprises collectives et les entreprises capitalistes étrangères ». Au demeurant, « on ne peut pas dire que l’économie de marché n’existe que sous le capitalisme », car elle existait déjà à l’état embryonnaire « dans la société féodale ». De même, « tirer parti des aspects utiles des pays capitalistes, y compris leurs méthodes de fonctionnement et de gestion », ne signifie pas que nous adopterons le capitalisme. Il ne faut pas confondre les fins et les moyens. Si nous nous utilisons des méthodes empruntées au capitalisme pour « développer les forces productives sous le socialisme », cet emprunt momentané ne « changera pas la structure du socialisme et ne ramènera pas la Chine au capitalisme ».²º

N’oublions pas que l’impératif prioritaire, c’est le développement des forces productives. « Dans un pays aussi grand et aussi pauvre que le nôtre, si nous n’essayons pas d’augmenter la production, comment pourrons-nous survivre ? » La Bande des Quatre réclamait à cor et à cri le « socialisme et le communisme dans la pauvreté » au motif que le communisme est principalement « une chose spirituelle ». Mais cette conception est « un pur non-sens ». Nous disons au contraire la chose suivante : « le socialisme est la première étape du communisme », et « lorsqu’un pays arriéré essaie de construire le socialisme », il est naturel que, « pendant une longue période initiale, ses forces productives ne soient pas au niveau de celles des pays capitalistes développés et qu’il ne soit pas en mesure d’éliminer complètement la pauvreté ». C’est pourquoi, dans l’édification du socialisme, « nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour développer les forces productives et éliminer progressivement la pauvreté en élevant constamment le niveau de vie de la population ». Dans la deuxième étape, c’est-à-dire « le stade avancé du communisme », lorsque l’économie sera très développée et qu’il y aura « une abondance matérielle écrasante », nous serons en mesure d’appliquer le principe : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».²¹

Une telle politique ne va-t-elle pas accroître les inégalités et entraîner une « polarisation » de la société entre les riches et les pauvres ? En effet, « nous avons beaucoup réfléchi à cette question au cours de la formulation de notre politique : s’il y a polarisation, c’est que la réforme est un échec ». Est-il possible qu’une « nouvelle bourgeoisie » émerge ? « Une poignée d’éléments bourgeois peuvent apparaître, mais ils ne formeront pas une classe ». Notre réforme exige, en effet, que « nous maintenions la propriété publique prédominante » et que « nous nous prémunissions contre la polarisation ». Comment y parvenir ? En recourant à « notre appareil d’État socialiste » qui est « si puissant qu’il peut intervenir pour corriger les déviations ». Certes, « la politique d’ouverture comporte des risques et peut apporter en Chine des éléments de décadence bourgeoise ». Mais avec nos politiques socialistes et notre appareil d’État, nous serons en mesure d’y faire face. « Il n’y a donc rien à craindre ». Il est clair que « la bonne approche consiste à s’ouvrir au monde extérieur, à combiner une économie planifiée avec une économie de marché et à introduire des réformes structurelles ». Cela va-t-il à l’encontre des principes du socialisme ? « Non, parce qu’au cours de la réforme, nous veillerons à deux choses ». La première, c’est que « le secteur public de l’économie demeure toujours prédominant ». La deuxième, c’est que « dans le développement de l’économie, nous recherchons la prospérité commune en essayant toujours d’éviter la polarisation ».²²

L’économie socialiste de marché

Dans ces conditions, que faut-il penser de ces intellectuels qui incitent les étudiants à l’action, s’opposent au système socialiste et prônent « la libéralisation bourgeoise » ? Ils veulent que la Chine soit « totalement occidentalisée » et qu’elle prenne « la voie capitaliste ». Mais « notre expérience historique a montré que nous ne pouvons pas emprunter cette voie ». La raison en est très simple. « Notre pays est économiquement arriéré avec une population d’un milliard d’habitants ». Si nous prenions la « voie capitaliste », une petite minorité s’enrichirait rapidement, et « une nouvelle bourgeoisie émergerait – tandis que l’écrasante majorité de la population resterait dans la pauvreté, à peine capable de se nourrir et de se vêtir ». En réalité, seul le système socialiste peut éradiquer la pauvreté. C’est pourquoi « nous ne permettons pas aux gens de s’opposer au socialisme » et par socialisme, nous entendons « le socialisme adapté aux conditions de la Chine ». Si l’on veut construire le socialisme, il faut éliminer la pauvreté, et pour y parvenir, il faut développer les forces productives. Aujourd’hui nous construisons le socialisme, mais nous ne sommes pas encore « à la hauteur des normes socialistes ». Quand y serons-nous ? C’est seulement « au milieu du siècle prochain », lorsque nous aurons atteint le niveau des pays modérément développés, que nous pourrons dire que « nous avons réellement construit le socialisme et déclarer de manière convaincante qu’il est supérieur au capitalisme ».²³

Cette ligne politique, Deng Xiaoping la maintiendra jusqu’en 1992, date de la fameuse tournée au cours de laquelle il a appelé à la poursuite des réformes. « Nous devons nous en tenir à la ligne de base pendant cent ans, sans hésitation ». La proportion de la planification par rapport aux forces du marché n’est pas « la différence essentielle entre le socialisme et le capitalisme ». L’économie planifiée n’est pas le socialisme, puisqu’il y a aussi de la planification sous le capitalisme. De même, l’économie de marché n’est pas le capitalisme, parce qu’il y a aussi des marchés sous le socialisme. La planification et le marché sont seulement « des moyens de contrôler l’activité économique », et ils ne suffisent pas à définir un système économique. « L’essence du socialisme est la libération et le développement des forces productives, l’élimination de l’exploitation et la réalisation ultime de la prospérité pour tous ». Même le marché boursier et les valeurs mobilières ont peut-être leur utilité : « Sont-ils bons ou mauvais ? Sont-ils propres au capitalisme ? Le socialisme peut-il s’en servir ? » Quoiqu’il en soit, nous devrions peut-être essayer. « Le capitalisme se développe depuis plusieurs centaines d’années. Depuis combien de temps construisons-nous le socialisme ? » Si nous pouvons faire de la Chine « un pays modérément développé dans les cent ans suivant la fondation de la République populaire, ce sera une réalisation extraordinaire ».²⁴

Développées par Deng Xiaoping et ses successeurs, ces idées témoignent d’une innovation théorique directement inspirée par la pratique politique et économique du PCC. Elles fournissent son ossature conceptuelle au « socialisme aux caractéristiques chinoises » mis en place dans le cadre de « la réforme et l’ouverture ». On se contentera de rappeler ses traits originaux : le développement des forces productives comme objectif principal, l’affirmation du rôle dirigeant du Parti communiste, le recours aux mécanismes de marché sous la tutelle d’un État régulateur, la création d’un vaste secteur privé dans le commerce et les services, la consolidation de puissantes entreprises publiques dans les secteurs-clé de l’industrie et de la banque, l’ouverture aux investissements étrangers et une stratégie commerciale ambitieuse, un effort colossal, enfin, pour l’éducation, la recherche scientifique et les technologies de pointe. Depuis les Quatre modernisations, un processus continu d’élaboration théorique a accompagné l’invention pratique du socialisme aux caractéristiques chinoises. Lancées en 1975 par Zhou Enlai, devenues le programme officiel du PCC en 1978, les Quatre modernisations sont celles de l’agriculture, de l’industrie, de la science et technologie et de la défense nationale. Ce mot d’ordre signale un changement de cap : alors que la Révolution culturelle accordait la priorité absolue au politique (« mieux vaut être rouge qu’expert »), les Quatre modernisations renversent la priorité. La Chine étant encore au stade primaire du socialisme, le développement économique passe avant la lutte des classes.

A son tour, la « théorie de la Triple représentation » constitue la contribution idéologique de Jiang Zemin. Le PCC représente à la fois « le développement des forces productives les plus avancées en Chine, le progrès de la culture chinoise et les intérêts de la grande majorité du peuple chinois ». Il s’agit de tenir compte de l’évolution de la Chine, en mettant l’accent sur l’ouverture du Parti aux forces productives, y compris aux entrepreneurs du secteur privé. Lorsqu’il présente son rapport au XVe Congrès du PCC en 1997, Jiang Zemin rappelle que « le développement est le principe absolu, la clé de la solution de tous les problèmes de la Chine ». Mais il ne faut pas se tromper sur la nature de l’économie socialiste de marché : « Édifier une économie socialiste à la chinoise, c’est développer une économie de marché sous le socialisme et libérer constamment les forces productives » Autrement dit, « nous devons maintenir et perfectionner le système économique au sein duquel la propriété publique socialiste est dominante et où différents types de propriété se développent parallèlement ». Sous ce régime économique, « l’État contrôle l’essence de l’économie nationale », et ce rôle dirigeant est matérialisé par les entreprises publiques : elles doivent être dominantes dans les secteurs-clé, et elles doivent l’être d’un point de vue qualitatif et non quantitatif. « L’essentiel est que le secteur d’État ait un pouvoir de contrôle plus fort et soit davantage compétitif, même si le secteur d’État représente une moindre proportion de l’économie ».²⁵

Après l’ajout de la Triple représentation au corpus idéologique, c’est « le développement scientifique », avec Hu Jintao, qui représente l’étape suivante de l’évolution de la doctrine du PCC. Inscrit dans les statuts du Parti en 2007, il signifie que le développement accéléré des forces productives a créé des déséquilibres importants et qu’il faut les corriger de manière méthodique. Il s’agit d’instaurer une « société harmonieuse » en s’attaquant aux nouvelles contradictions : la croissance chinoise est trop extensive et ne repose pas assez sur l’innovation, les écarts de revenus se sont amplifiés, la différence entre villes et campagnes s’est creusée, la réforme du système politique est trop lente, la production culturelle est insuffisante, la concurrence internationale exerce une pression accrue sur la production nationale, l’équilibre écologique entre l’homme et la nature est rompu. Le concept de développement scientifique vise donc à trouver une solution à ces problèmes en « mettant l’homme au centre » et en promouvant « un développement d’ensemble économique, social et humain ».

Xi Jinping et le troisième bond historique

Avec le rapport de Xi Jinping au XIXe Congrès du PCC (2017), le socialisme chinois effectue un tournant décisif. Inscrite dans les statuts du Parti, « la pensée de Xi Jinping sur le socialisme à la chinoise pour une nouvelle ère » marque l’accomplissement d’un troisième bond historique dans la sinisation du marxisme. Désormais, « la nation chinoise est en voie d’accomplir un grand bond, passant d’une nation qui s’est relevée, à une nation riche, puis à une nation puissante ». Ainsi « le socialisme scientifique est reparti de l’avant avec une vitalité débordante dans la Chine du XXIe siècle », et « l’étendard du socialisme à la chinoise flotte haut levé dans le monde ». Lorsqu’il définit les tâches de l’heure, Xi Jinping utilise la dialectique héritée de Mao Zedong : désormais, la « contradiction principale », c’est « la contradiction entre l’aspiration croissante de la population à une vie meilleure et le développement déséquilibré et insuffisant de la Chine ». Car si le pays est déjà parvenu à « assurer la satisfaction des besoins élémentaires et quotidiens », la population devient de plus en plus exigeante « non seulement à l’égard de la vie matérielle et culturelle, mais aussi de la démocratie, de la légalité, de l’équité, de la justice, de la sécurité et de l’environnement ». Certes, « le développement des forces productives a atteint un niveau élevé », et notre pays est « au premier rang mondial » dans de nombreux domaines. Mais « le problème du développement déséquilibré et insuffisant se pose avec acuité », et il représente « le principal handicap pour l’aspiration croissante de la population à une vie meilleure ». Et cette transformation de « la principale contradiction sociale » constitue « un changement historique » de premier plan pour la Chine.

Aussi le Parti et l’État doivent-ils agir pour « améliorer sensiblement la qualité et les performances du développement », de manière à « satisfaire au mieux les besoins croissants de la population », encourager « le plein épanouissement de l’homme » et faire progresser la société dans tous les domaines. Mais il faut bien comprendre que si « la principale contradiction sociale a changé », il n’en reste pas moins que « la phase historique où se trouve le socialisme en Chine n’a pas changé ». Loin d’avoir atteint le stade supérieur du socialisme, « notre pays se trouve et se trouvera encore longtemps au stade primaire du socialisme, et cette réalité fondamentale n’a pas changé ». Car la Chine demeure « le plus grand pays en développement dans le monde, et ce statut international n’a pas changé ». C’est pourquoi tous les membres du Parti sont appelés à lutter pour « faire de la Chine un grand pays socialiste beau, moderne, prospère, puissant, démocratique, harmonieux et hautement civilisé ». Pour y parvenir, ils doivent « se conformer aux conditions réelles de notre pays », se tenir fermement à « la ligne fondamentale du Parti », guider et unir autour d’eux « toutes les communautés ethniques chinoises » en axant nos efforts sur le développement économique, « poursuivre la réforme et l’ouverture » en comptant « sur nos propres forces » et œuvrer sans relâche « pour le bonheur du peuple » en bravant les obstacles et difficultés.

Afin de relever les défis de l’époque, « notre Parti s’est guidé sur le marxisme-léninisme, la pensée de Mao Zedong, la théorie de Deng Xiaoping, la pensée importante de la Triple Représentation et le concept de développement scientifique ». Il s’est conformé aux principes selon lesquels il faut « libérer la pensée, faire preuve d’objectivité et de réalisme ». Fidèle au « matérialisme historique », le Parti a adopté une nouvelle vision destinée à approfondir ses connaissances sur « les lois régissant l’exercice du pouvoir par les partis communistes, l’édification socialiste et l’évolution de la société humaine, et il a continuellement effectué des recherches théoriques ». Des résultats importants sur le plan de l’innovation théorique ont été obtenus, donnant ainsi naissance à « la pensée du socialisme à la chinoise de la nouvelle ère ». Cette pensée a clarifié la mission globale du socialisme à la chinoise : « réaliser la modernisation socialiste et le grand renouveau de la nation chinoise, et, après la mise en place de la société de moyenne aisance, faire de la Chine, en deux étapes et vers le milieu du siècle, un grand pays socialiste beau, moderne, prospère, puissant, démocratique, harmonieux et hautement civilisé ».

Cette nouvelle mission s’accomplira en deux phases. « La première ira de 2020 à 2035 : après l’établissement de la société de moyenne aisance, nous poursuivrons nos efforts pour réaliser l’essentiel de la modernisation socialiste ». La Chine verra alors « sa puissance économique, scientifique et technologique » se hisser au premier rang des pays innovateurs. Durant cette période, « la vie de la population sera plus aisée ; la proportion des personnes à revenu moyen accroîtra sensiblement ; les écarts de développement entre les régions, et entre les villes et campagnes, ainsi que les écarts du niveau de vie entre les habitants seront notablement réduits ; l’homogénéisation des services publics fondamentaux sera pratiquement réalisée ». En bref, « notre marche vers la prospérité commune accomplira un pas substantiel ». L’écosystème connaîtra une amélioration fondamentale, et « la belle Chine deviendra réalité ». La deuxième phase ira de 2035 au milieu du siècle : « la modernisation étant réalisée pour l’essentiel », nous poursuivrons nos efforts pendant 15 ans pour « transformer notre pays en un grand pays socialiste beau, moderne, prospère, puissant, démocratique, harmonieux et hautement civilisé ». La Chine réalisera « la modernisation du système de gouvernance de l’État ». Elle se hissera au premier rang du monde « du point de vue de la puissance globale et du rayonnement international ». Le peuple chinois aura « une vie plus heureuse et plus aisée », et il prendra « sa place dans le concert des nations avec une plus grande fierté ».²⁶

Pour Jiang Shigong, professeur de droit à l’Université de Beijing, le rapport présenté au XIXe Congrès du Parti ouvre un nouvel espace politique en divisant l’histoire du PCC en trois étapes : « Se lever », « s’enrichir » et « devenir fort ». Cette formule signifie que les Chinois ont arraché leur indépendance avec Mao Zedong, qu’ils ont développé leur économie avec Deng Xiaoping et qu’ils vont devenir puissants avec Xi Jinping. En adoptant une telle périodisation, le PCC entend trancher un vieux débat. « Certaines forces politiques, à l’intérieur et à l’extérieur du Parti, espéraient opposer l’ère Deng Xiaoping à l’ère Mao Zedong ». Elles espéraient « utiliser la ligne de la Réforme et de l’Ouverture créée par Deng Xiaoping pour nier le système socialiste établi pendant l’ère Mao Zedong » et préconisaient d’entreprendre « des réformes subversives du système politique à la suite des réformes économiques ». L’objectif de ces soi-disant « réformes du système politique », il va sans dire, était « d’affaiblir progressivement et finalement d’éliminer la direction du Parti » sur la base d’une séparation du Parti et du gouvernement et d’instaurer « un système démocratique occidental ». C’est pourquoi, « face au développement inégal et aux disparités croissantes de richesse apparaissant dans le processus de réforme et d’ouverture », et surtout à « l’impression que les forces capitalistes monopolisaient indûment la richesse du peuple », un mouvement inverse s’est manifesté : « les gens ordinaires ont commencé à ressentir de la nostalgie pour l’ère Mao Zedong », incitant certaines personnes à « renverser la situation et à essayer d’utiliser l’ère Mao Zedong pour nier l’ère Deng Xiaoping ».

Comment le rapport au XIXe Congrès a-t-il dénoué cette contradiction ? En affirmant, au contraire, que « les trente années précédant la réforme et l’ouverture et les trente années suivant la réforme et l’ouverture ne pouvaient pas être considérées comme contradictoires ». Opposer la réforme et l’ouverture à la période antérieure n’a aucun sens d’un point de vue dialectique. Elles s’inscrivent, en effet, dans une continuité historique où la résolution des contradictions successives est accomplie par le Parti, organe dirigeant de l’État et de la société. Qu’en est-il, dans ces conditions, du « communisme » conçu par les marxistes comme l’horizon de la transition socialiste ? « L’idéal politique le plus élevé du PCC a toujours été de provoquer l’arrivée du communisme ». Mais dans l’histoire des efforts accomplis pour atteindre cet idéal, deux lignes révolutionnaires se sont opposées au sein du Parti. L’une était de « se mettre à l’école de la Russie » et de « copier aveuglément la ligne révolutionnaire de la Russie soviétique ». L’autre ligne était « enracinée dans le sol de la Chine » et voulait « créer une nouvelle ligne révolutionnaire basée sur les réalités chinoises ». Pendant la guerre anti-japonaise, cette contradiction entre les deux lignes est devenue la « question de savoir s’il fallait donner la priorité à la lutte des classes ou à la lutte nationale ». En 1935, lorsque le PCC a admis qu’il pouvait « contenir deux avant-gardes », représentant à la fois la classe ouvrière et le peuple chinois dans son ensemble, « l’idéologie communiste a évolué vers l’unité organique du communisme et du nationalisme, ce qui a initié le développement progressif de la sinisation du marxisme ».

Socialisme à la chinoise et culture traditionnelle

Si l’on veut comprendre la portée des changements en cours, souligne Jiang Shigong, il faut adopter le point de vue de la civilisation chinoise. C’est à l’échelle de cette histoire plurimillénaire qu’apparaît la signification de la phase actuelle. « Le grand renouveau de la nation chinoise signifie que la Chine suit la période Shang-Zhou, la période Qin-Han, la période Tang-Song et la période Ming-Qing », et qu’elle entre désormais dans « la cinquième période de renaissance globale ». Ainsi « la brillante imagination politique de milliers d’années de civilisation chinoise comble avec succès le vide spirituel laissé par l’affaiblissement de la vision communiste ». Ce « sentiment de fierté nationale » constitue « une force spirituelle importante » unissant l’ensemble du Parti et le peuple tout entier, « confortant la stabilité politique et stimulant l’essor économique de la Chine ». Dans cette perspective grandiose, que devient alors le communisme ? Il est confronté au défi consistant à « passer d’un concept philosophique à une société communiste dotée d’institutions concrètes ». Or l’expérience a montré que « les idéaux, une fois qu’ils descendent dans le monde, perdent leur lustre originel ». C’est cette difficulté qui a conduit Mao Zedong à se demander si la « société communiste » n’était pas « une contradiction dans les termes ». Au fond, le communisme se trouve dans une situation analogue à celle du christianisme : le retour de Dieu sur terre n’est-il pas indéfiniment repoussé ? « Si nous devions vraiment faire l’expérience du jugement de Dieu sur terre, le christianisme pourrait aussi perdre un peu de son lustre ».

Lorsque Xi Jinping met l’accent sur un retour aux principes communistes, il ne parle pas de la « société communiste conçue par le socialisme scientifique », mais il utilise plutôt l’idée, tirée de la culture traditionnelle chinoise, que « ceux qui n’oublient pas leur intention originelle l’emporteront ». Ce faisant, il « soustrait le communisme au cadre spécifique de la tradition scientifique occidentale » et le « transforme astucieusement en l’apprentissage du cœur dans la philosophie traditionnelle chinoise, qui à son tour élève le communisme à une sorte de foi idéale ou de croyance spirituelle ». Aussi « le communisme ne sera plus jamais ce qu’il était sous Mao Zedong – quelque chose qui était destiné à prendre une forme sociale réelle ici et maintenant ». Certes, il désigne « une société concrète à réaliser dans un avenir lointain », mais il est surtout « l’idéal le plus élevé » destiné à guider la pratique, « un état spirituel vibrant ». Il représente non seulement « une belle vie future », mais aussi et surtout « l’état d’esprit des membres du Parti communiste dans leur pratique politique ». De cette façon, « le communisme n’est plus celui de Marx, qui pensait dans la tradition théorique occidentale ». Ce n’est plus « le jardin d’Éden » d’une humanité « libérée de l’aliénation causée par la division du travail ». C’est plutôt l’idéal de la « grande unité sous le ciel » de la tradition culturelle chinoise. Comme le dit expressément la citation classique figurant dans le Rapport au XIXe Congrès : « Quand la Voie prévaut, le monde est partagé par tous ».

Confortée par la foi dans le communisme, la renaissance de la nation chinoise est inséparable de l’édification « du socialisme à la chinoise ». Pendant l’ère Deng Xiaoping, l’accent était porté sur les « caractéristiques chinoises ». A l’époque de Xi Jinping, en revanche, l’accent est mis sur le « socialisme » afin de couper court aux tentations libérales d’inspiration occidentale. Il reste toutefois une question essentielle : comment situer ce socialisme à la chinoise dans l’histoire du marxisme et des expériences socialistes qui s’en sont inspirées ? Marx et Engels ont fondé le « socialisme scientifique » et promu le mouvement communiste dans le monde. Ils représentent « la première phase de l’expérimentation socialiste en Europe occidentale », notamment sous l’inspiration de la Commune de Paris. Ensuite, « le modèle soviétique de construction du socialisme », après la Révolution d’Octobre, a représenté « la deuxième phase », et la Chine nouvelle s’est d’abord contentée d’imiter ce modèle. Puis vint « la troisième phase dans la modernisation du socialisme » : de « l’exploration initiale par Deng Xiaoping, jusqu’au plaidoyer de Xi Jinping en faveur du socialisme à la chinoise », cette approche n’a cessé de mûrir. Après la désintégration de l’Union soviétique, « la Chine a levé la grande bannière du socialisme à la chinoise sur la scène mondiale », et elle est devenue « un puissant concurrent du capitalisme occidental en tant que modèle de développement ». C’est pourquoi nous pouvions dire au début que « le socialisme a sauvé la Chine », mais maintenant nous pouvons dire que « la Chine a sauvé le socialisme ».

Avec Xi Jinping, l’idée du « socialisme à la chinoise » signifie donc que « le socialisme n’a pas vraiment de modèle de développement fondamental, mais qu’il se compose plutôt d’un certain nombre de principes ». Ces principes doivent être « continuellement explorés et développés dans la pratique en suivant l’avancée du temps ». Ainsi le « socialisme à la chinoise » n’ajoute pas « des caractéristiques chinoises » à un « cadre socialiste » déjà défini. Au contraire, « il utilise l’expérience vécue de la Chine pour explorer et définir ce qu’est, en dernière analyse, le socialisme ». Pour cette raison, le « socialisme » n’est pas « un dogme sclérosé, mais un concept ouvert qui attend d’être exploré et défini ». La Chine ne suit pas aveuglément « les idées produites par l’expérience occidentale du socialisme ». Elle trace plutôt la voie du développement socialiste « sur la base d’une plus grande confiance en soi ». La construction du socialisme à la chinoise n’est pas seulement importante pour la Chine, elle possède également une grande importance pour l’avenir de la civilisation dans son ensemble. « La question de savoir si la civilisation chinoise peut apporter une nouvelle contribution à l’ensemble de l’humanité dépend, dans une large mesure, de « la capacité de la civilisation chinoise à trouver une nouvelle voie de modernisation pour le développement de l’humanité ». C’est particulièrement vrai pour les pays en développement : peuvent-ils « mettre fin à la dépendance que leur impose la modernité capitaliste » ? L’ère Xi Jinping offre « une nouvelle option » à ceux qui veulent accélérer leur développement et préserver leur indépendance, et « elle offre la sagesse chinoise pour résoudre les problèmes auxquels l’humanité est confrontée ».²⁷

Ce que souligne Jiang Shigong, c’est le lien organique entre le marxisme sinisé et la culture chinoise. Selon lui, le processus a commencé avec Mao Zedong. En donnant une version chinoise de la dialectique, il a conduit à « l’interpénétration du marxisme et de la culture traditionnelle chinoise ». La « philosophie de la lutte des communistes chinois », en effet, est fondée sur « la théorie des contradictions », selon laquelle tout antagonisme dans le monde peut être unifié dans la pratique. Dans cette conception, la question de savoir dans quel type de lutte il faut s’engager, en dernière analyse, est éclairée par la pratique en fonction de la contradiction et de sa nature spécifique, en s’efforçant de saisir correctement les différents aspects de la contradiction. En ce sens, « nous pouvons dire que la théorie de la pratique est supérieure à la théorie de la contradiction, car la contradiction ne peut être jugée que du point de vue de la pratique ». Aussi, dans la théorie actuelle du PCC, l’accent n’est pas mis sur « la contradiction et la lutte », mais plutôt sur « la façon de saisir la nature de la contradiction du point de vue de la pratique ». Le Parti doit « partir de la pratique » et, « cherchant la vérité dans les faits », analyser correctement les contradictions politiques et sociales de chaque période.

Qu’il y ait des contradictions signifie que « la lutte existe » et qu’elle doit « résoudre les contradictions » : en langue chinoise, contradiction se dit máodùn 矛盾, « lance-bouclier ». Dans le Rapport au XIXe Congrès, Xi Jinping souligne que « le Parti communiste chinois est un grand parti politique qui ose lutter et qui ose gagner », et que « pour réaliser un grand rêve, nous devons nous engager dans une grande lutte ». Ce sont toujours les contradictions qui propulsent la société en avant. « C’est dans le mouvement des contradictions qu’une société avance. Là où il y a contradiction, il y a lutte. Toute pensée et tout comportement dans la veine de la recherche du plaisir, de l’inaction et de la paresse, et de l’évitement des problèmes sont inacceptables ».²⁸ C’est précisément sur ce fondement théorique que le Rapport au XIXe Congrès identifie, pour la première fois, « la contradiction principale de la société chinoise », comme « la contradiction entre un développement déséquilibré et insuffisant et les aspirations croissantes du peuple à une vie meilleure ». Après soixante-dix ans d’efforts, la Chine a accompli « le grand saut historique de l’ère Mao Zedong à l’ère Deng Xiaoping, puis à l’ère Xi Jinping ». De nouvelles contradictions sociales propulsent la Chine dans une nouvelle ère, et « une nouvelle ère a besoin d’une nouvelle pensée pour résoudre les problèmes auxquels elle est confrontée ». Lorsque Xi Jinping propose à nouveau la théorie de la contradiction et la philosophie de la lutte, il ne suggère pas « un retour simpliste à l’ère Mao Zedong », mais il porte le socialisme chinois créé par Mao Zedong et Deng Xiaoping « à un stade historique plus élevé ».

Socialisme de Marx et socialisme à la chinoise

Arrivés au terme de cet examen de la sinisation du marxisme, le moment est venu d’interroger le rapport entre le marxisme sinisé et le marxisme de Marx. Non qu’il s’agisse, bien sûr, d’évaluer les réalisations du socialisme à la chinoise à l’aune du socialisme de Marx. A supposer que nous disposions d’une définition valable et univoque du socialisme de Marx, une telle démarche a-historique n’a aucun sens : si le socialisme à la chinoise est ce qu’il est, c’est précisément parce qu’il est nourri par la pratique politique des communistes chinois depuis un siècle. Or cette pratique, Marx ne pouvait pas soupçonner qu’elle pût exister, et encore moins en deviner les traits caractéristiques. Ce qui n’est pas interdit, en revanche, c’est de mesurer l’écart théorique entre la conception marxienne et la conception chinoise du socialisme. Non pour juger l’une par l’autre, mais pour mettre au jour la portée de la sinisation du marxisme dans l’histoire longue du marxisme lui-même.

Il est vrai que Marx a donné fort peu d’indications sur le passage du capitalisme au communisme. Écrite en 1875, on l’a vu, la Critique du programme de Gotha est incontournable pour l’examen de la question qui nous occupe. Quel est le but de Marx lorsqu’il écrit ce pamphlet ? Il s’agit pour lui d’administrer une douche froide aux ardeurs naïves des socialistes allemands. Le communisme y est défini comme l’horizon lointain de l’action révolutionnaire, et Marx brosse de sa « première phase », appelée « socialisme », un portrait qui n’a rien d’idyllique. « Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue ». Certes, il s’agit d’une « société communiste », et non d’une société socialiste. Avec la révolution et l’instauration de la dictature du prolétariat, le processus engagé consiste dans le passage de la « société capitaliste » à la « société communiste ». Mais durant ce processus, les rapports sociaux portent encore les « stigmates de l’ancienne société ». La société n’est plus capitaliste, mais elle n’est pas encore communiste.

Les « stigmates de l’ancienne société », quels sont-ils ? Marx en donne une idée plus précise lorsqu’il analyse la contradiction principale de cette société en transition. Le programme du parti socialiste proposant « un partage équitable du produit du travail », il passe cette conception au feu roulant de la critique. Admettons que, « dans cette société communiste », chaque travailleur doive recevoir le « produit intégral du travail ». En réalité, il s’agit de « la totalité du produit social », car la production est socialement organisée. Or on ne peut pas distribuer la totalité du produit social, individuellement, à tous les membres de la société. Avant de distribuer la part individuelle, c’est-à-dire avant de rémunérer chaque travailleur, il faut soustraire au bénéfice de la collectivité une part importante du produit social total. En effet, il faut défalquer successivement « un fonds destiné au remplacement des moyens de production usagés », « une fraction supplémentaire pour accroître la production » et « un fond de réserve ou d’assurance contre les accidents, les perturbations dues à des phénomènes naturels, etc ». Pourquoi faut-il le faire ? Tout simplement parce que ces défalcations sont « une nécessité économique ». Elles seront déterminées compte tenu de l’état des moyens et des forces en jeu », et elles ne pourront être « calculées en aucune manière sur la base de l’équité ».

Ces prélèvements effectués, le reste du produit total social est destiné à la consommation. Du moins en partie, car « avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore retrancher « les frais généraux d’administration qui sont indépendants de la production », même si cette fraction est appelée à « décroître à mesure que se développe la société nouvelle ». Il faut ensuite retrancher « ce qui est destiné à satisfaire les besoins de la communauté : écoles, installations sanitaires, etc », et l’importance de ces prélèvements s’accroîtra « à mesure que se développe la société nouvelle ». Enfin, il faut retrancher « le fonds nécessaire à l’entretien de ceux qui sont incapables de travailler, etc., bref ce qui relève de ce qu’on nomme aujourd’hui l’assistance publique officielle ». Au terme de ces nouvelles soustractions, on peut alors procéder à la « répartition individuelle des objets de consommation entre les producteurs de la collectivité ». Cette répartition ne passe plus par le marché, comme c’était le cas dans la société capitaliste. Désormais, « le producteur reçoit individuellement – les défalcations une fois faites – l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société », c’est-à-dire « son quantum individuel de travail ». Il « reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d’objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail ».

Le « droit bourgeois » sous le socialisme

Concernant le partage des objets entre producteurs individuels, « le droit égal est donc toujours ici dans son principe… le droit bourgeois ». En effet, « le droit du producteur est proportionnel au travail qu’il a fourni, et l’égalité consiste ici dans l’emploi comme unité de mesure commune ». Lorsqu’un individu « l’emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit dans le même temps plus de travail ». C’est pourquoi « ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal ». Il ne reconnaît « aucune distinction de classe, parce que tout homme n’est qu’un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l’inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. C’est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l’inégalité, comme tout droit ». En outre, « un ouvrier est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants que l’autre, etc. A égalité de travail et par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. » Or « ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement ». Car « le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond ».²⁹

Certes, « dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! » En attendant, ce sera la « dictature du prolétariat » sous « le socialisme », c’est-à-dire la « première phase du communisme ». Ce ne sera certainement pas le paradis des travailleurs, mais une société en transition, où la lutte des classes se poursuit et où les avantages du socialisme peinent à se faire sentir. Et si Marx insiste sur l’imperfection de cette transition du point de vue communiste, c’est pour réfuter des conceptions qui ne sont qu’une « phraséologie désuète » et qui « faussent la conception réaliste inculquée à grand-peine au Parti ».

C’est ce raisonnement de Marx – et l’intention qu’il révèle – que Louis Althusser avait bien compris. Il fait à ce sujet deux remarques intéressantes. Lorsqu’on parle du communisme, il est clair qu’on décrit un processus long et contradictoire. En effet, il « faudra passer d’abord par sa phase inférieure (où le mot inférieure doit être pris dans toute sa force, car, à bien des égards, il s’agit là d’une régression), c’est-à-dire par le socialisme », c’est-à-dire « le rapport de production capitaliste devenu rapport d’État ». Ce qui adviendra, c’est donc « un capitalisme d’État avec toutes ses conséquences » : « la persistance de l’État, même prolétarien, avec ses appareils d’État », la persistance « du salariat et de l’exploitation », le maintien du « droit bourgeois », et donc la persistance de « la lutte des classes ». Or ce maintien de rapports sociaux qui ne sont pas encore communistes sans être capitalistes, se « combine avec le pouvoir politique des travailleurs que Marx et Lénine appellent justement la dictature du prolétariat ». Bien sûr, « cette combinaison est contradictoire, et c’est cette contradiction qui, si la lutte de classe prolétarienne, appuyée sur une large alliance populaire, est bien conduite, justement dans la perspective du communisme, peut faire sortir la nouvelle société du socialisme et l’engager dans le communisme, la phase supérieure ». Ainsi, « une formation sociale peut être en transition entre deux modes de production, sans avoir un mode de production propre et exclusif, en quelque sorte personnel ». S’agissant d’un régime transitoire, elle peut « participer à deux modes de production, celui qu’elle est en train de larguer et celui qu’elle est en train de construire ».

Mais Louis Althusser fait une autre remarque, tout aussi intéressante : « Le rapport de production d’un mode de production se définit par le rapport existant entre les travailleurs immédiats d’une part, et les forces productives (moyens de production et force de travail) d’autre part ». Or, « dans la formation sociale socialiste, on constate ceci : la force de travail passe toujours par la détention relative de la forme salariale », qui est « une forme marchande ». Ainsi, « juridiquement, dans le principe, rien n’est changé avec le rapport de production du mode de production capitaliste. Quant aux moyens de production, ils ne sont pas détenus directement par les travailleurs immédiats, mais indirectement, par la propriété collective », c’est-à-dire « l’État et les coopératives de production ». On reste donc « dans la forme de la non-détention (forme salaire) de la force de travail, assortie de la non détention des moyens de production, mais corrigée par la détention indirecte ».³º En bref, la transition socialiste met fin au pouvoir de la bourgeoisie, mais elle ne supprime pas magiquement le rapport salarial. L’édification du socialisme – a fortiori dans une société arriérée – ne provoque aucune transformation miraculeuse de la « société capitaliste » en « société communiste ». Elle charrie des rapports sociaux qui sont loin d’être débarrassés de leur caractère de classe et du droit bourgeois qui les légitime. C’est ce que pensait Lénine à la veille de la Révolution d’Octobre. Pour décrire l’organisation du travail sous le socialisme, il la comparait aux « services postaux », avec leur division du travail et leur hiérarchie administrative. Et il concluait par cette formule : cette « discipline d’atelier qu’il faudra étendre à la société entière n’est nullement notre idéal ni notre but final, mais seulement un échelon nécessaire pour débarrasser radicalement la société des vilenies de l’exploitation capitaliste ».³¹

Lorsque Marx décrit les rapports sociaux durant la transition socialiste, en 1875, il indique déjà toutes ces contradictions. Certes, les producteurs détiennent désormais les moyens de production et l’exploitation de classe a disparu avec la bourgeoisie. Mais le travailleur individuel ne reçoit sa part du produit global qu’après une série de prélèvements au bénéfice de la collectivité. Qu’il s’agisse d’entretenir l’outil de travail, de réinvestir pour accroître la production ou de fournir des prestations sociales, ces dépenses sont imputées sur le produit social total et soustraites à la consommation finale des travailleurs individuels. Tant que la croissance des forces productives n’a pas généré l’abondance matérielle, c’est une société frugale où chacun doit se contenter du nécessaire. De plus, les inégalités sociales n’ont pas disparu, puisque la rémunération dépend du travail fourni et que l’inégalité des talents naturels favorise une répartition inégale de la richesse produite. Même si les disparités de niveau de vie sont limitées par la collectivisation des moyens de production, elles n’en existent pas moins. Bien sûr, la description de Marx demeure purement hypothétique. Elle ne correspond à aucune expérience historique et ne s’appuie sur aucune pratique effective de la transition d’une société capitaliste vers la société communiste. Il n’empêche que la ressemblance avec le socialisme chinois des années 1960-70 est frappante : collectivisme frugal, hiérarchie des revenus restreinte, réinvestissement des excédents pour développer les forces productives. Même la rémunération par le « bon de travail » évoque irrésistiblement le système des communes populaires.

L’originalité de la voie chinoise

L’évolution ultérieure du socialisme chinois, après Mao Zedong, l’a conduit sur une autre voie, et nous avons vu pour quelle raison : malgré le développement des forces productives, on n’a guère vu « les sources de la richesse collective jaillir avec abondance », et le socialisme a longtemps consisté à répartir péniblement la pénurie. Compte tenu de l’extrême arriération de la Chine, la collectivisation a éliminé la misère, mais elle fut impuissante à vaincre la pauvreté. Pour y parvenir, il fallait changer de cap politique et économique. Les successeurs de Mao Zedong l’ont fait, et les résultats qui ont été obtenus méritent considération. En attendant, tout le monde en conviendra : le socialisme à la chinoise de la nouvelle ère n’est pas le socialisme dépeint par Marx dans la Critique du programme de Gotha. Ce qui, du point de vue de la pensée de Marx elle-même, n’est nullement un problème. S’il pensait que la révolution socialiste éclaterait dans les pays industrialisés, il n’a jamais dit que les peuples du monde franchiraient les mêmes étapes menant à l’émancipation humaine. Au contraire, il a ironisé sur cette fâcheuse manie consistant à lui prêter une interprétation téléologique de l’histoire. Contre la tendance à invoquer une logique omnipotente qui dirigerait uniformément le cours des choses, il a fait en 1877 cette réponse indirecte à un critique russe : « Il lui faut absolument métamorphoser mon esquisse historique de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de l’évolution universelle, destin fatal prescrit à tous les peuples quelles que puissent être les circonstances historiques où ils se trouvent, pour en arriver finalement à cette formation économique qui assure, avec le plus grand essor des pouvoirs productifs du travail social, le plus complet développement de l’être humain. Mais je lui demande pardon. C’est me faire à la fois trop d’honneur et trop d’affront ».³²

Nourri par une expérience singulière, le socialisme à la chinoise de la nouvelle ère, pour sa part, a des traits distinctifs qui font de la Chine contemporaine une formation sociale originale. Mais en quoi ces traits distinguent-ils le socialisme chinois de 2025 de ce capitalisme d’État dont parle Althusser ? Certes, pour Xi Jinping, il n’y a aucune ambiguïté : « Au cours des dernières années, des doutes ont été exprimés publiquement à l’intérieur et à l’extérieur de la Chine quant à savoir si ce que la Chine pratique actuellement est toujours du socialisme », déclare-t-il en 2013. « Certains l’appellent socialisme capitaliste, tandis que d’autres l’appellent carrément capitalisme d’État ou nouveau capitalisme bureaucratique. Tout cela est complètement faux. Nous disons que le socialisme à la chinoise est le socialisme, ce qui signifie que, quelle que soit la réforme ou l’ouverture que nous pourrions pratiquer, nous maintiendrons toujours la voie du socialisme à la chinoise, le système théorique du socialisme à la chinoise et les institutions du socialisme à la chinoise ».

On conviendra que la Chine de Xi est à la fois beaucoup plus riche et beaucoup plus inégalitaire que celle de Mao. Ce qui n’a pas varié, en revanche, c’est le pilotage de l’économie chinoise par un État socialiste. Même si elle concède une partie du pouvoir économique aux capitalistes nationaux, l’élite dirigeante n’appartient pas à l’oligarchie financière mondialisée. Adepte du socialisme à la chinoise, elle dirige un État qui est légitime parce qu’il garantit le bien-être du peuple chinois. Dirigé par un puissant parti communiste, l’État chinois est un État fort. Il maîtrise la monnaie nationale et contrôle le système bancaire. Surveillés de près, les marchés financiers ne jouent pas le rôle exorbitant qu’ils s’arrogent en Occident. Bref, le pilotage de l’économie chinoise est confié à la main de fer d’un État souverain, et non à la main invisible du marché. On s’est longtemps imaginé en Occident que l’ouverture aux échanges internationaux avait sonné le glas du socialisme à la chinoise. Rien n’est plus faux : pour les Chinois, l’ouverture est la condition du développement des forces productives, et non le prélude à un changement systémique. Restructuré dans les années 1990, le secteur public demeure la colonne vertébrale de l’économie chinoise. Il prédomine à 80-90 % dans les secteurs stratégiques : l’industrie lourde, l’énergie, les infrastructures, les transports et l’armement. Dotées d’une large autonomie de gestion, les entreprises publiques appliquent les objectifs du Plan quinquennal.

Concernant le poids du secteur public, les statistiques sont éloquentes. L’État détient 55 % du capital total des entreprises chinoises de toutes catégories. Sur les 20 premières entreprises chinoises, 17 sont des entreprises publiques. Les actifs des entreprises à capitaux publics représentent deux fois le PIB, et les quatre plus grandes banques du monde sont des banques d’État chinoises. Le socialisme chinois s’illustre aussi par le succès retentissant de coopératives où les salariés actionnaires se partagent le capital de l’entreprise, ainsi soustrait à la spéculation sur les marchés financiers. « Le succès de Huawei est la preuve de l’esprit d’équipe de 150 000 travailleurs qui forment une équipe partageant le sort du président de Huawei, Ren Zhengfei », explique Yan Yilong, professeur à l’Université Tsinghua. « Ce dernier utilise un système de bonus sans précédent dans l’histoire de l’industrie chinoise, dans lequel 98,6 % des actions appartiennent aux travailleurs et seulement 1,4 % à lui-même. Les actions de Huawei détenues par les salariés ne sont pas négociées sur le marché et elles ne peuvent pas être vendues. La rémunération des travailleurs est une combinaison de salaires (travail de base), de primes (lorsque les équipes ou les individus dépassent le travail de base) et de dividendes (bénéfices globaux de l’entreprise). Ce système combine la concurrence et la coopération, ce qui signifie que les travailleurs sont des employés qui maximisent les avantages individuels, des membres de l’équipe qui travaillent ensemble, ainsi que des capitalistes qui ont investi dans l’entreprise ».³³

La planification socialiste

Le système économique chinois associe divers régimes de propriété : des entreprises publiques, des firmes capitalistes, un important secteur coopératif et une myriade de petites entreprises individuelles, sans oublier les innombrables exploitations familiales qui se partagent les terres cultivables. Mais c’est la planification qui oriente l’allocation des ressources. « La Chine est un pays dans lequel les mots exigent des actes et les actes exigent des résultats. Le parti communiste chinois a détruit le mythe de Hayek selon lequel l’humanité ne peut pas s’engager dans l’ingénierie sociale. Car le parti agit exactement comme un ingénieur social, en concevant et en exécutant continuellement les plans qu’il a arrêtés », relève Yan Yilong. Et si la planification chinoise fonctionne, c’est parce qu’elle est adossée à une concentration des moyens entre les mains de la puissance publique. En contrôlant le capital foncier et le capital industriel, c’est-à-dire le capital productif, la collectivité s’assure la maîtrise des deux grandes branches de l’économie réelle, l’agriculture et l’industrie. Cette maîtrise publique conditionne le déploiement de la planification en lui fournissant les moyens dont elle a besoin pour atteindre ses objectifs. Pour ce qui est du capital foncier, c’est la puissance publique – représentée dans la plupart des cas par les autorités locales – qui est la seule détentrice des terrains, et ce quel que soit leur usage. Pour ce qui est du capital industriel, sa concentration dans les entreprises publiques joue un rôle clé dans la planification, puisque les entreprises sont invitées à s’aligner sur les objectifs du plan par leurs autorités de tutelle.

La planification fournit ses lignes directrices à l’extraction des matières premières, aux industries lourdes, aux travaux publics, à la production d’énergie, aux transports et aux télécommunications. Outre qu’elles sont relativement intensives en capital, ces activités ont en commun d’affecter un grand nombre d’activités économiques en aval, notamment par le prix et la qualité des biens et des services fournis. Qui plus est, l’État n’a pas seulement la main sur le capital productif, mais aussi sur le capital financier, c’est à-dire les sources de financement de l’activité économique. Le caractère liquide du capital financier permet aux autorités de canaliser les ressources vers les entreprises ciblées par le plan. La mobilisation des circuits financiers par l’État, en outre, permet de soutenir la planification avec des moyens qui ne sont pas d’origine fiscale, et dont l’usage a un effet neutre sur les budgets des administrations.³⁴ En Chine, entre 85 % et 90 % des actifs bancaires sont détenus par des banques publiques, c’est-à dire contrôlées par l’État. Ce dernier étant le garant de l’intérêt général, il oriente la politique bancaire en fonction des objectifs de développement. Dans les pays capitalistes, au contraire, cette politique répond aux exigences d’actionnaires privés recherchant le profit. Ce n’est pas un hasard si le secteur bancaire a été exclu du périmètre des privatisations : le financement de l’économie est une affaire trop sérieuse pour être abandonnée aux intérêts privés.

Depuis vingt ans, les résultats sont tangibles. « La contribution de la Chine est d’avoir détruit le mythe selon lequel les droits de propriété publique ne peuvent pas se mêler à l’économie de marché, car les résultats éblouissants de trente ans de réformes économiques en Chine ont prouvé que l’on peut à la fois développer l’économie de marché et renforcer l’économie publique », observe Yan Yilong. Au total, la concentration des trois catégories de capitaux (capital foncier, capital industriel, capital financier) entre les mains de l’État semble plaider en faveur du socialisme chinois. En régime capitaliste, les détenteurs privés de capitaux ont la main sur l’économie. En Chine, l’État a les moyens de mettre en œuvre une planification ambitieuse parce qu’il domine la configuration du capital. En occupant « les hauteurs stratégiques de l’économie » (Lénine), il garantit la bonne marche de l’appareil productif au service d’un développement coordonné. « Le gouvernement central chinois est un gouvernement qui s’engage dans la planification stratégique et qui est très conscient de ce qu’il fait », note Yan Yilong. « Il n’y a pas d’autre gouvernement central dans le monde qui ait été capable de diriger le peuple pendant plusieurs décennies, cherchant constamment la modernisation de notre pays et le grand renouveau de la nation, non sans des hauts et des bas, bien sûr, mais sans changement dans sa direction générale. Une étape stratégique après l’autre, à travers des générations de luttes continues, il a piloté sans relâche le grand navire qu’est la Chine ».

Le contrôle exercé par l’État sur le capital productif explique le recadrage infligé au secteur capitaliste. Depuis l’accès au pouvoir de Xi Jinping, la politique chinoise à l’égard des grands groupes privés a connu une nette inflexion. Deng Xiaoping avait fait appel aux capitalistes nationaux et internationaux pour attirer des capitaux et des technologies. Mais le secteur capitaliste n’est qu’un moyen, et il est soumis si nécessaire à des réglementations draconiennes. Toutes les mesures prises vont dans ce sens : la régulation des opérations boursières des grands groupes chinois à l’étranger, l’imposition de normes contraignantes pour la collecte des données personnelles, l’interdiction des pratiques monopolistiques pour les géants du net, les amendes infligées aux entreprises en délicatesse avec les règles de la concurrence, l’utilisation du crédit social pour sanctionner les employeurs qui ne s’acquittent pas des cotisations sociales, la transformation par la loi du secteur des cours privés en secteur à but non lucratif, le durcissement des normes imposées aux sociétés de jeux vidéo et la limitation de leur utilisation par les mineurs, etc. On citera aussi l’injonction du gouvernement à respecter la réglementation sur la durée du travail, l’obligation faite aux grands groupes de financer les petites entreprises et l’appel à poursuivre l’augmentation des salaires, enfin, qui tranche avec l’austérité salariale des pays capitalistes.

Pour le parti communiste chinois, le développement économique a pour finalité de faire naître une société plus harmonieuse, capable d’étendre au peuple tout entier le bénéfice de la « prospérité commune ». Depuis la réforme et l’ouverture, le nouveau consensus idéologique a fait litière de l’égalitarisme héroïque de la Révolution culturelle. La société chinoise accepte que certains puissent s’enrichir beaucoup plus que les autres, parce qu’ils travaillent davantage ou parce qu’ils ont fait un bon investissement. Le discours officiel justifie les inégalités en expliquant qu’elles sont le prix à payer pour accélérer le développement des forces productives. Mais les écarts de richesse doivent être contenus dans des limites raisonnables et réduits progressivement. C’est ce que souligne le rapport de Xi Jinping au XXe Congrès du parti (octobre 2022) : « Réaliser la prospérité commune est l’exigence essentielle du socialisme à la chinoise et aussi un long processus historique. Nous devons continuer à considérer la réalisation de l’aspiration du peuple à une vie meilleure comme le point de départ et le but ultime de la modernisation, travailler à défendre et promouvoir l’équité et la justice sociales, et nous efforcer de réaliser la prospérité commune de toute la population, tout en évitant résolument que se crée une polarisation sociale. Il importe de continuer à appliquer le principe selon lequel ceux qui travaillent plus gagnent plus, d’encourager la population à travailler durement pour s’enrichir, de promouvoir l’égalité des chances, d’augmenter les revenus des personnes à bas revenu et de faire en sorte que la population à revenu moyen s’accroisse ».³⁵

Les résultats tangibles du socialisme à la chinoise

Même si le socialisme ne signifie pas l’égalitarisme, comment continuer à s’en réclamer, en effet, si les écarts de revenu générés par le marché s’accroissent ? La réponse à cette question, seule la pratique pourra la donner. Le régime social chinois est un régime de transition qui est encore pour longtemps au « stade primaire » du socialisme. C’est pourquoi il associe de façon contradictoire différents modes de production, y compris le mode de production capitaliste. Ce régime transitoire de longue durée a des contradictions spécifiques, et le parti communiste les résoudra soit par le haut (davantage de socialisme), soit par le bas (davantage de capitalisme). Aujourd’hui, tout porte à croire qu’il les résoudra par le haut. Non seulement parce que c’est son objectif déclaré, non seulement parce que c’est conforme à ses orientations idéologiques, mais parce que les succès déjà remportés dans la pratique l’incitent à poursuivre dans cette voie.

Reprenons donc, à ce stade, les questions posées dans l’introduction de notre étude.

 Faut-il évaluer le « socialisme chinois de la nouvelle ère » au regard du « socialisme de Marx » ?

Comme nous l’avons vu, cette démarche n’a guère de sens. Si le socialisme à la chinoise est ce qu’il est, c’est précisément parce qu’il est nourri par la pratique politique des communistes chinois depuis un siècle.

 Le socialisme étant selon Marx une phase transitoire entre la société capitaliste et la société communiste, à partir de quel moment peut-on dire que l’élément communiste l’emporte sur l’élément capitaliste ?

Pour le PCC, il est implicitement admis que ce point de bascule n’a pas encore été atteint : sinon, le pays ne serait plus au stade primaire du socialisme. Mais en voulant faire de la Chine « un État socialiste puissant et prospère » à l’horizon 2049, le PCC dessine la perspective d’une nouvelle avancée vers un socialisme plus développé.

 Comment peut-on déterminer ce point de bascule – à supposer qu’il soit possible et légitime de le faire – dans la trajectoire passée, présente et future (à titre d’hypothèse) du socialisme chinois ? 

On peut répondre que le socialisme à la chinoise se rapprochera beaucoup de ce point de bascule lorsque 70 % de la population aura atteint le niveau de vie qui est aujourd’hui celui des classes moyennes : c’est la fameuse « société en forme de ballon de rugby » évoquée par Xi Jinping dans le Rapport au XXe Congrès.

 Le socialisme au stade primaire dont se prévaut aujourd’hui le parti communiste chinois a-t-il quelque chose à voir avec le socialisme tel que Marx le concevait, et que laisse-t-il augurer quant à la poursuite de la transition socialiste en Chine ?

On a vu que la description du socialisme dans la Critique du programme de Gotha ressemblait au collectivisme frugal des années 1960, mais que l’arriération de la Chine avait conduit le PCC, en définitive, à organiser une période transitoire beaucoup plus longue que celle qu’envisageait Marx pour les pays industrialisés.

 Puisque le PCC se réclame du marxisme, dans quelle mesure la théorie et la pratique des communistes chinois (de Mao à nos jours) sont-elles marxistes ?

Si l’on veut bien admettre que chaque pays détermine sa voie vers le socialisme et que la sinisation du marxisme est ce qui a fait son succès, la réponse est clairement positive.

Pour apprécier le chemin accompli par la Chine dans la direction du socialisme, il faut donc considérer le mouvement contradictoire qui l’anime et la façon dont le PCC résout les contradictions successives qui en constituent la trame historique. En d’autres termes, il convient d’examiner les résultats obtenus par le socialisme à la chinoise du point de vue de l’objectif même du socialisme : l’humanisation des conditions d’existence de la population. Or nous disposons dans ce domaine d’un certain nombre de données objectives. Le niveau de vie moyen des Chinois a connu une amélioration spectaculaire en termes réels depuis vingt ans. Calculé en parité de pouvoir d’achat, le revenu annuel moyen disponible par tête des Chinois s’élève en 2023 à 21 250 $, soit près de trois fois celui des Indiens (7 160 $). La Chine se situe parmi « les pays à revenu intermédiaire de la classe supérieure », devant l’Inde, le Brésil, l’Indonésie, la Thaïlande et la Malaisie. Avec la forte croissance des années 1990 et 2000, le PIB par habitant s’est littéralement envolé, améliorant le pouvoir d’achat de la grande majorité de la population. Depuis dix ans, on assiste à un double phénomène : le revenu par habitant progresse plus vite que la moyenne mondiale, et les inégalités tendent à se réduire sous l’effet des politiques sociales.

Certes, la société chinoise demeure inégalitaire. Le coefficient de Gini en Chine a fortement augmenté avec les privatisations des années 1990, puis il a régressé, depuis dix ans, grâce à la hausse des salaires et à l’éradication de la grande pauvreté. De 0,28 en 1980 il est passé à 0,44 en 2007 et il est retombé à 0,37 en 2020, soit un niveau inférieur à celui du Brésil et comparable à celui de la Thaïlande. Mais la société chinoise est une société en mouvement, traversée par de multiples contradictions. Luttes sociales et « incidents de masse » s’y déroulent quotidiennement, et ils débouchent sur des compromis favorisés par les autorités locales. En poussant à la hausse la rémunération des salariés, les luttes ouvrières ont contribué au progrès social. Selon le dernier rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’IDH de la Chine est passé de 0,499 en 1990 à 0,788 en 2022. Une hausse spectaculaire, et aussi une exception : la Chine est le seul pays du monde à être passé du « groupe de développement humain faible » au « groupe de développement humain élevé ». En progression constante, l’espérance de vie atteint 78,2 ans, loin devant les États-Unis (76,1 ans). Le taux de scolarisation est proche de 100 % pour l’enseignement primaire et de 97 % pour le secondaire. En 2018, l’OCDE a estimé que le système scolaire chinois était le plus performant du monde dans le cadre de l’évaluation comparative internationale concernant les collégiens de 50 pays.

L’une des réussites de la Chine contemporaine réside dans l’amélioration sensible des conditions de logement. Quasiment tous les logements ont l’eau, l’électricité et les sanitaires. Le chauffage des maisons était souvent rudimentaire, voire inexistant en Chine du Sud. De 2013 à 2021, le taux d’équipement des logements en climatisation réversible est passé de 30 % à 70 %. Les autorités locales ont créé de gigantesques zones résidentielles destinées à accueillir des millions de logements neufs. Une politique volontariste qui a porté ses fruits : 89 % des familles urbaines chinoises sont propriétaires de leur habitation principale, ce taux étant de 100 % dans les campagnes. Le système de santé chinois a également connu une nette amélioration. L’offre hospitalière a été accrue, le nombre de lits pour 1 000 habitants passant de 1,7 en 2000 à 4,5 en 2020. Engagée au début des années 2000, la généralisation de l’assurance maladie est quasiment achevée, au profit de 95 % de la population. Le financement de l’accès aux soins essentiels par habitant a été multiplié par trois entre 2011 et 2021. La part non remboursée des dépenses de santé est tombée de 60 % en 2000 à 30 % en 2019, ce qui est inférieur à la moyenne mondiale (40,8 %) et à celle des pays riches (40,5 %). Depuis 1997, le gouvernement central a également mis en place un système de retraite destiné aux salariés urbains qui a ensuite été étendu à l’ensemble de la population.³⁶

Mais surtout, le PCC a engagé un vaste programme d’éradication des dernières poches de misère. Fin 2020, la Chine a annoncé qu’elle avait « atteint l’objectif d’éliminer l’extrême pauvreté, un objectif clé pour la nouvelle ère de construction du socialisme aux caractéristiques chinoises ». Au total, 99 millions de personnes à faibles ressources habitant dans 128 000 villages ruraux ont bénéficié de ce programme unique au monde. Le succès de cette politique est attesté par la Banque mondiale : selon cette institution, 66,3 % des Chinois vivaient en dessous du seuil international de pauvreté absolue en 1990, et cette proportion a chuté à 0,1 % en 2020. Au total, selon l’ONU et la Banque mondiale, les politiques chinoises de lutte contre la pauvreté menées depuis vingt ans ont extrait de la pauvreté 700 millions de personnes, ce qui représente 70 % de l’effort mondial contre la pauvreté durant la période. Certes, cela ne signifie pas que le clivage entre les riches et les pauvres a disparu : 15 % à 20 % des Chinois vivent avec moins de 60 % du revenu moyen. Depuis dix ans, la tendance est à la diminution des inégalités sociales. Mais pour amplifier le mouvement, la croissance suffira-t-elle, surtout si elle ralentit sous l’effet de la conjoncture ?

N’en déplaise à ses critiques de droite et de gauche, le « socialisme à la chinoise de la nouvelle ère » n’est pas une formule rhétorique. Avec un État fort, une planification efficace, de puissantes entreprises d’État, des salaires en hausse, l’éradication de la grande pauvreté, la lutte contre la corruption, une scolarisation massive et performante, une protection sociale généralisée, des ménages propriétaires de leur logement, la sécurité publique assurée, un effort massif en faveur de la transition écologique et une politique étrangère pacifique, la Chine réunit aujourd’hui les caractéristiques d’un socialisme en construction. Certes, ce n’est ni « la première », ni « la deuxième phase du communisme » décrit par Marx en 1875. Ce n’est pas une société sans classes, homogène et transparente à elle-même, mais un régime social transitoire qui charrie son lot de contradictions. Aucune fin assignable à l’avance ne déterminera son avenir, car il dépend entièrement de la pratique. « Il s’agit toujours de siniser le marxisme, mais la leçon à tirer de notre histoire est qu’il faut surtout réussir dans le monde réel », explique Jiang Shigong. « Si le socialisme aux caractéristiques chinoises est le socialisme du XXIe siècle, plutôt que relire Karl Marx pour s’assurer que la Chine pratique le socialisme, il faut revenir en arrière et corriger la théorie sur la base de la réussite chinoise. Après tout, il n’y a pas d’Académie marxiste pour se prononcer sur la pureté du geste ou du mot : c’est la Chine qui fait autorité ».³⁷

NOTES :

1. Résolution du comité central du parti communiste chinois sur les réalisations majeures et le bilan historique des cent années de lutte du parti, 11 novembre 2021.

2. Karl Marx, Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, 1859.

3. Xi Jinping, Rapport au XXe Congrès du PCC, octobre 2022.

4. Mao Zedong, Rapport sur l’enquête menée dans le Hunan à propos du mouvement paysan, mars 1927.

5. Résolution du comité central du parti communiste chinois sur les réalisations majeures et le bilan historique des cent années de lutte du parti, 11 novembre 2021.

6. Mao Zedong, cité par Alain Roux, Le Singe et le Tigre, Mao, un destin chinois, Larousse, 2009, p. 401.

7. Mao Zedong, La révolution chinoise et le parti communiste chinois, décembre 1939.

8. Léon Trotski, Lettre du 12 septembre 1932.

9. Mao Zedong, De la pratique, juillet 1937.

10. Mao Zedong, De la contradiction, août 1937.

11. Friedrich Engels, Lettre à Joseph Bloch, 1890.

12. Mao Zedong, De la contradiction, août 1937.

13. Mao Zedong, De la juste résolution des contradictions au sein du peuple, 1957.

14. Résolution du comité central sur quelques questions de l’histoire de notre parti depuis la fondation de la République populaire (6 juillet 1981).

15. Deng Xiaoping, Tenez haut l’étendard de la pensée de Mao Zedong et adhérez au principe de la recherche de la vérité à partir des faits, septembre 1978.

16. Su Shaozhi et Feng Lanrui, Questions sur les stades de développement de la société après la prise du pouvoir par le prolétariat, 1979.

17. Karl Marx, Critique du Programme de Gotha, 1875.

18. Résolution du comité central sur quelques questions de l’histoire de notre parti depuis la fondation de la République populaire (6 juillet 1981).

19. Deng Xiaoping, Respecter les quatre principes cardinaux, 30 mars 1979.

20. Deng Xiaoping, Nous pouvons développer une économie de marché sous le socialisme, 1979.

21. Deng Xiaoping, Nous nous concentrons sur le développement économique, 18 septembre 1982.

22. Deng Xiaoping, La réforme est le seul moyen pour la Chine de développer ses forces productives,

28 août 1985.

23. Deng Xiaoping, La Chine ne peut prendre que la voie socialiste, 3 Mars 1987.

24. Deng Xiaoping, Extraits des conférences données à Wuchang, Shenzhen, Zhuhai et Shanghai, 1992.

25. Jiang Zemin, Rapport au XVe Congrès du PCC, novembre 1997.

26. Xi Jinping, Rapport au XIXe Congrès du PCC, novembre 2017.

27. Jiang Shigong : Philosophie et histoire : interpréter l’ère Xi Jinping à travers le rapport de Xi Jinping au dix-neuvième Congrès national du PCC, 开放时代 Guangzhou Open Times, janvier 2018.

28. Xi Jinping, Rapport au XIXe Congrès du PCC, novembre 2017.

29. Karl Marx, Critique du Programme de Gotha, 1875.

30. Louis Althusser, La stratégie du communisme, 1975.

31. Lénine, L’État et la révolution, 1917.

32. Karl Marx, Lettre à Mikhailovski, novembre 1877.

33. Yan Yilong, Le socialisme chevauchant le troupeau sur le capital, Beijing, 2015.

34. Nathan Sperber, La planification chinoise à l’ombre du capitalisme d’État, Actuel Marx, 2019.

35. Xi Jinping, Rapport au XXe Congrès du PCC, octobre 2022.

36. Bruno Cabrillac, Économie de la Chine, 2022.

37. Jiang Shigong, op. cit.

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