Jovette Marchessault vue par Julie Vincent

Jovette Marchessault vue par Julie Vincent

Un article antérieur commémorait les 40 ans de la pièce de théâtre Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest, de Jovette Machessault, créée le 24 octobre 1984 à l’Atelier Continu (salle qui avait alors pignon sur rue au 1200 rue Laurier est à Montréal).

La mise en scène était signée par Michelle Rossignol, les éclairages et décors par Louise Lemieux. La distribution comprenait Patricia Nolin (Alice B. Toklas), Monique Mercure (Gertrude Stein), Louise Marleau (Nathalie Barney), Julie Vincent (Renée Vivien) et le poète Michel Garneau sous les traits du célèbre auteur Ernest Hemingway. De cette équipe, Rossignol, Mercure et Garneau nous ont quittés en 2020 et 2021. Jovette Marchessault est décédée précédemment le 31 décembre 2012.

L’histoire raconte une rencontre fictive entre ces cinq figures littéraires (qui ont toutes existées) à Paris à l’aube de la Seconde Guerre mondiale.

Plus tôt cet automne, dans un café de la rue Saint-Laurent à Montréal, j’ai rencontré la femme de théâtre Julie Vincent, notamment comédienne, metteure en scène, codirectrice de la compagnie Singulier Pluriel, autrice et pédagogue. Celle-ci m’a dévoilée que son périple, toujours vivace quatre décennies plus tard, dans Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest, de Jovette Marchessault (où elle a incarné la poétesse saphique Renée Vivien) s’est déroulé à une époque qui fut un « segment important et marquant de sa vie ».

Michelle Rossignol, la metteure en scène, « a détecté autant les fêlures que les forces » pour le choix des interprètes quant à leurs rôles respectifs. « Louise Marleau (Nathalie Barney) était d’une justesse incroyable. Je me remémore le cheminement de Monique Mercure pour trouver, par le corps, la force et la fougue, de sa Gertrude Stein. »

Julie Vincent établit un certain parallèle entre les personnalités rassembleuses de Rossignol et Gertrude Stein. Cette dernière, écrivaine étatsunienne exilée en France, a été « l’épicentre de toute une génération d’artistes. La notoriété de Pablo Picasso aurait été moindre sans elle. (Tout comme Ernest Hemingway, qui dans la réalité, n’a jamais reconnu l’influence qu’elle a eue pour lui, contrairement à ce qui se passe dans la pièce.)

Quand Michelle Rossignol a monté Marchessault, ce fut un épicentre avec diverses générations d’actrices et d’un acteur. Je fus amusée et nourrie par de telles rencontres. Jovette (qui apportait des confitures au groupe) a témoigné d’une tendresse réelle. Elle m’a remercié chaleureusement (avec une ferveur sororale) pour avoir participé à Mourir à tue-tête » (film coup-de-poing sur le viol, encore d’une trop grande acuité, réalisé par Anne-Claire Poirier en 1979 dans lequel elle incarnait le rôle principal).
 

Contre « les légendes noires »

Avec sa dizaines de pièces de théâtre, ses récits et romans (Des cailloux blancs pour les forêts obscures), l’œuvre de Marchessault, « empreinte d’humour et d’ironie », constitue un rempart contre la tentation encore prégnante de faire l’apologie du féminin et des figures marquantes au cours des siècles comme des « légendes noires » (personnes méprisées, infériorisées ou contestées dans l’histoire).

La perception Renée Vivien (morte d’une overdose d’alcool à 32 ans en 1909), que Julie Vincent a incarnée, a évolué d’une manière positive au cours des années. « On la réétudie. »  La poétesse est de plus en plus perçue comme «une inspiratrice pour des autrices-auteurs, comme une érudite qui a réfléchi à la littérature».

Par ailleurs, Vincent redécouvre ces jours-ci, avec joie et frémissement, la vie et l’œuvre de Gertude Stein, une autre des héroïnes de l’œuvre scénique de Jovette Marchessault.

L’intérêt renouvelé pour les réalisations de la dramaturge la réjouit également. «Deux femmes ont écrit des doctorats sur l’autrice de La Saga des poules mouillées. Elles disent s’autoriser (plus librement) leur lesbianisme. Il y a toujours de la subversion dans la langue de Marchessault.»
 

Cosmogonie toujours percutante

En janvier 2014, Julie Vincent a eu le bonheur de replonger, le temps d’une soirée, dans les mots de Jovette Marchessault lors de la série Théâtre à relire (événement qui malheureusement n’existe plus), orchestrée alors par le Centre des auteurs dramatiques (CEAD). Sous la direction de Gaétan Paré, elle a lu certains passages de pièces de l’autrice en compagnie de Sarah Berthiaume et Jean-François Nadeau.

« Jovette Marchessault est un continent, une cosmogonie, un astre qui éclaire tout autrement. Un privilège ces jours-ci pour moi retrouver ses textes, des textes trop forts. On voudrait s’y plonger toute une année, toute une vie », avait-elle confié é à l’époque.

Elle évoque l’émotion toujours palpable de l’échange (extrait entendu lors de cette soirée en 2014) entre l’auteur Maurice Sachs et l’écrivaine Violette Leduc, que l’on trouve dans la pièce dans La Terre est trop courte, Violette Leduc. «Cela m’a sciée en deux. Violette Leduc est un personnage qui m’a écorchée.»

Julie Vincent exprime une admiration similaire pour ses autres rencontres avec son univers. « Pol Pelletier était d’une telle puissance dans Les Vaches de nuit. » Reconnue surtout pour son journal intime, l’autrice Anaïs Nin, protagoniste d’Alice, dans la queue de la comète, a eu une influence majeure sur d’innombrables femmes. « Elle nous a énormément aidées à nous épanouir autant sexuellement qu’intellectuellement. »

Lors du décès de Marchessault, en décembre 2012, la comédienne Andrée Lachapelle, qui a interprété Nin dans cette pièce créée à l’automne 1985 au Théâtre de Quat’sous dans une mise en scène remarquée de Michèle Magny, témoignait que ce rôle demeurait l’une de ses plus belles expériences de théâtre. 

La pédagogue en Julie Vincent revendique l’importance de la transmission. La charge anticléricale de l’écrivaine de Chronique lesbienne du moyen-âge québécois résonne encore et toujours. « Jovette Marchessault a fait éclater le clergé. Elle y a mis la hache de guerre avec une telle jouissance. Nous avons besoin de sa parole. »

La Chair de Julia

Dans son récent solo La Chair de Julia (prochainement à la Pleine Lune, maison d’édition qui avait publié dans les années 1980 cinq titres de Marchessault), la femme de théâtre mentionne l’expérience d’Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest.  « J’ai interprété sept rôles de jeunes filles qui se suicident. Si on me demandait de diriger la pièce aujourd’hui, je montrerais une Renée Vivien non-victimaire, dotée d’une vivacité et d’une force poétique incroyable. »

J’ai assisté à deux représentations de La Chair de Julia que Julie Vincent a jouée, écrite et orchestrée (avec la participation de Philippe Soldevila). Cet inoubliable voyage « de l’intime vers l’universel » des années 1950 à aujourd’hui, de Montréal à Buenos Aires constitue un plaidoyer pour l’imagination, la résilience, la poésie. « Se tenir debout, résister est mon modus vivendi » revendique l’artiste plurielle.

Julie Vincent a publié aux Éditions de la Pleine Lune les pièces suivantes : Noir de monde (1989), La Robe de mariée de Gisèle Schmidt (2005), Le Portier de la gare Windsor (2011) et Soledad au hasard (2015) (en français et espagnol). Nous retrouvons dans les deux derniers ouvrages des photographies de François Régis Fournier, en plus de textes éclairants sur son parcours si singulier.
 

Mémoire de Jovette Marchessault

Dans une entrevue publiée dans le magazine La Vie en rose (octobre 1984) avec la regrettée (et essentielle) Hélène Pedneault, la dramaturge réitérait, au moment de la création d’Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest, que « pour moi, la seule vérité au théâtre, est celle des situations, des sentiments des protagonistes, et non la pseudo-vérité historique. Le théâtre est l’épreuve de vérité par excellence… »
 

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