Fin juin 2024, près de 11 millions de Français ont choisi de voter pour le Rassemblement National qui concrétise ainsi encore un peu plus sa lente et inexorable ascension vers le pouvoir et fait présager une victoire de plus en plus à portée de main tendue en 2027. L’objectif de cette réflexion est d’essayer de comprendre, en s’appuyant sur des phénomènes concrets, historiques, géographiques, socio-économiques et politico-médiatiques, comment on en est arrivés là, de proposer aussi une alternative à certains narratifs tendant à faire de la gauche la seule présence sur le banc des accusés.
Eh bien, justement : la gauche a-t-elle joué un rôle dans la montée en puissance de l’extrême-droite ?
De Mitterrand à Hollande, du tournant de la rigueur à la Loi Travail, la gauche ou ce qu’on a longtemps cru être la gauche, n’a jamais cessé de céder du terrain au libéralisme, au nom de la sacrosainte Union Européenne, du libre-échange, de la concurrence libre et non faussée, détruisant brique par brique les services publics qui faisaient la fierté du pays mais jugés peu rentables financièrement, et par ricochet son tissu social. Si les années 80, période dorée du socialisme français, ont inauguré cet abandon progressif des classes populaires symbolisé par un parti communiste et des syndicats réduits au rôle de tapins protégeant leur bout de trottoir, c’est le hollandisme des « Sans-dents », stade larvaire du macronisme des « Riens », qui a soldé le lien entre peuple et gauche et qui a organisé sa propre mise en bière avec la Loi Travail, opportunément baptisée « El Khomri », comme si pour faire passer une pilule impopulaire, il valait mieux lui donner une couleur exotique. Et c’est bien à ce titre que cette pseudo-gauche, derrière son progressisme de façade qui cache ce vieux réflexe colonial d’envoyer l’Arabe au casse-pipe à sa place, a fait monter la mayonnaise raciste.
C’est aussi elle qui a accouché de l’islamophobie en France, au lendemain des attentats de Charlie-Hebdo (organe qui illustre d’ailleurs à lui tout seul ce glissement idéologique vers l’extrême-droite) et du Bataclan, au travers notamment du fameux mais non moins fumeux Printemps Républicain. C’est précisément à cet instant que ceux qui furent alternativement les Bougnoules, les Arabes, puis les Beurs devinrent exclusivement les musulmans.
Aujourd’hui, le Rassemblement National est le premier parti politique français, et ses idées l’ont déjà précédé au pouvoir. Même si les obstacles persistent sur la voie royale que lui ont ouverte les médias, une bonne partie de l’oligarchie française qui les possède et les politiques macronistes depuis 2017.
Primo, bien que ce soit une tendance à la baisse tant ce parti est devenu media friendly, le vote RN représente un choix inavouable pour beaucoup, car toujours assimilé à l’expression du racisme. Deuxio, corollaire du primo, au second tour de chaque élection, il se voit opposer systématiquement depuis environ 20 ans une union de fortune allant de la gauche à la droite modérée appelée « Front Républicain » par les uns et « Front des Castors » par les autres.
Force est d’admettre que de ce point de vue aussi les digues commencent à se fissurer au fur et à mesure de la diabolisation concomitante de la gauche dite « radicale » que certains n’hésitent plus aujourd’hui à exclure de l’« arc républicain » tandis que le RN, lui, le réintègre grâce à un « cordon sanitaire » de plus en plus distendu entre droite et extrême-droite. Troisio, et c’est là certainement le véritable talon d’Achille du parti, son recrutement a connu une accélération significative à la veille des dernières législatives en raison du choix tactique de présenter autant de candidats que de circonscriptions. En conséquence de quoi, par manque de temps et de personnel, l’appareil du parti n’a pas été très regardant sur le passé de ses ouailles ni sur leur capacité à dérouler des raisonnements cohérents lors des débats qui n’allaient pas manquer d’arriver sur les chaînes locales. Et dans l’entre-deux-tours, c’est à un véritable bêtisier, au sens propre du terme, qu’ont pu s’adonner les réseaux sociaux, puis à leur suite, les médias lorsque ceux-ci ont réalisé que l’affaire était mal engagée, contrastant avec le triomphalisme un peu trop précoce du premier tour. Incompétence et racisme crasses faisant bon ménage se sont étalés au grand jour, annulant de facto les efforts de dédiabolisation du parti, et montrant ainsi qu’il y avait encore du chemin à parcourir. Il est à peu près certain que le spectacle de ces faiblesses a joué un rôle déterminant dans le coup de théâtre des résultats finaux. Dès le lendemain de sa demi-défaite (ou de la demi-victoire de la gauche), un grand nettoyage éthique a commencé en interne.
Comprendre le vote RN et sa corrélation avec le racisme nécessite de prendre en compte plusieurs aspects, sémantique, historique et géographique.
On peut prendre acte avant tout de l’amalgame des termes « racisme » et « xénophobie » voire de l’absorption sémantique du second par le premier, par effet de simplification linguistique. Aujourd’hui, lorsqu’on dit que l’électorat RN est « raciste », est-ce vraiment pour dire qu’onze millions de Français adhèrent à l’idéologie de la hiérarchie des races ? S’il se peut fort bien que l’idée de la supériorité blanche ne soit pas conscientisée, on peut supposer que le vote d’extrême-droite est majoritairement l’expression du rejet ou de la peur de l’étranger qu’on a établi ou pointé du doigt comme une menace — un bouc émissaire — responsable d’un contexte dont les véritables causes sont mal perçues ou dissimulées. La xénophobie est après tout un sentiment assez équitablement distribué dans l’espèce humaine et dont on trouve des traces partout. Le racisme à l’état pur, matérialisé dans le nazisme, chez les identitaires français ou les suprémacistes américains, et aujourd’hui dans le sionisme génocidaire d’Israël, est aujourd’hui relégué dans l’arrière-cuisine du RN qui s’est efforcé depuis la prise de contrôle du parti par Marine Le Pen d’en exclure le moindre thuriféraire, avec plus ou moins de succès. Le hic, c’est qu’au RN, quand on chasse le naturel par la porte, il revient par la fenêtre, par le conduit de la cheminée ou par la plomberie comme une remontée de fosse septique qui ne se voit pas mais qui se sent. En tout cas, exit le révisionnisme, l’antisémitisme et la nostalgie de la Collaboration. Le musulman est devenu un péril plus crédible et l’islamophobie est systémique de toute façon.
Le racisme est indissociable de l’histoire coloniale. Et elle le mène d’ailleurs à un paradoxe : justifier a posteriori l’accaparement de territoires lointains, le pillage de leurs ressources, l’oppression et l’asservissement des peuples qui y vivaient tout en ayant en horreur une des conséquences de cette histoire : le multi-ethnicisme, autrement nommé multi-culturalisme. C’est dans le contexte de la Françafrique qu’est né le Front National et propulsé à sa tête un ancien lieutenant passé par l’Indochine et adepte de la torture en Algérie. Le racisme français, teinté de cette rancune post-coloniale trouve son écrin. Il faudra, presqu’un demi-siècle plus tard, que la fille trahisse ce père sulfureux pour que puisse s’épanouir un racisme politique à la devanture policée et courtoise, devenu constitutif d’un parti-dynastie qui, de « front » contre un ennemi extérieur — l’immigré — deviendra « rassemblement » contre un ennemi intérieur, le « grand remplacement ».
Les élections législatives de juin dernier ont confirmé à la fois la répartition géographique de l’électorat RN et son expansion à partir de ces trois aires : premièrement, un axe Nord-Nord-Est, sorte de ligne Maginot du racisme descendant du Nord-Pas-de-Calais en passant par la Somme jusqu’à la Lorraine. Deuxièmement, la Côte d’Azur et l’arrière-pays provençal. C’est dans ces deux zones que le RN a remporté ses premières conquêtes municipales historiques, tels que Vitrolles, Orange et au nord, Hénin-Beaumont. Troisièmement, une constellation rurale, composée d’une myriade de communes disséminées sur l’ensemble de l’Hexagone.
On peut aussi faire une distinction entre plusieurs types de racismes qui paraissent fonctionner par paires complémentaires.
Un racisme de proximité et un racisme « à distance ». Le premier est localisé aux points de contact avec une forte population migrante ou perçue comme étrangère, comme par exemple dans le Nord qui dans les flux migratoires est un point de passage entre la France et le Royaume-Uni, ou sur la côte méditerranéenne, également zone de pénétration migratoire entre la France et l’Italie mais aussi entre la France et l’Afrique. Le second, au contraire, dans des endroits à faible voire très faible population immigrée, ce qui est le cas surtout dans les zones rurales.
Un racisme inter-classes et un racisme intra-classe. Le premier est l’expression du racisme de la petite-bourgeoisie et de la classe moyenne supérieure vers les classes populaires non-blanches. C’est là notamment qu’on trouvera le plus d’exemples de personnes « racisées » adhérant elles-mêmes à des thèses racistes. En l’absence totale d’immigration, ce racisme serait substitué à la seule haine de classe. Le second oppose les classes populaires blanches et non-blanches et est un atout de premier ordre dans la préservation et la perpétuation du système libéral en ce sens qu’il crée de la division là où l’union lui serait fatale.
Un racisme contextuel, favorisé comme son nom l’indique par le contexte (conflictualité, précarité) et un racisme « induit », c’est-à-dire suscité à dessein par des influences externes.
En prenant en compte les éléments précédents et en en faisant une analyse croisée, on peut constater plusieurs choses, essentielles :
La carte du vote RN, et particulièrement dans ses deux premières dimensions géographiques, est le calque de celle du chômage (comparatif visible ici). L’hypothèse suivante ferait presque office d’évidence si l’on était moins prudent : la perte d’emploi ou l’inactivité professionnelle est le premier terreau, le facteur numéro un du vote RN au sein des classes populaires blanches (et c’est d’une manière similaire d’un point de vue sociologique qu’est expliquée la délinquance au sein des classes populaires non-blanches). La séparation ou la mise à l’écart du travail entraînant à la fois la perte de l’estime de soi et du lien social que constitue la vie active facilite le développement d’un sentiment raciste à l’égard de populations qui partagent pourtant le même sort. Avec un peu d’aide, quelques suggestions répétées en boucle, on rendra plus naturellement responsables ceux qu’on a sous les yeux, parce que leurs différences nous font un peu peur et surtout par ce qu’on entend d’eux dans les médias. Pas ceux qui sont loin, cachés dans leurs luxueux bureaux ou leurs grosses villas. Ce racisme intra-classe est un racisme de proximité car classes populaires blanches et racisées se côtoient dans ces espaces, mais c’est aussi un racisme induit.
L’autre point commun entre la géographie du vote d’extrême-droite et la géographie sociologique française, c’est sa concordance avec les régions où une forte présence immigrée pauvre avoisine les revenus fiscaux parmi les plus élevés en France. En dehors du bassin parisien où le vote d’extrême-droite est atténué par le dynamisme économique, la région PACA, où se concentrent villégiatures, retraités aisés et populations immigrées est historiquement le lieu de naissance du vote RN qui fut d’abord bourgeois avant de devenir prolétaire et qui est donc le fruit d’un racisme inter-classes de proximité motivé par le sentiment d’insécurité, ô combien naturel, d’une minorité bourgeoise isolée au beau milieu de la masse des pauvres. Dans d’autres pays, sous d’autres cieux, ces mêmes enclaves bourgeoises dans des océans de misère transformeront leurs résidences en bunkers militarisés.
L’une des dissonances fondamentales entre la rhétorique du vote d’extrême-droite causé par la forte présence de populations immigrées et par les « nuisances » dont on les accuse c’est-à-dire le sempiternel diptyque « insécurité + islam » et la réalité, s’observe par la faiblesse de ce même vote dans les zones urbaines où le terrain est davantage occupé par la gauche authentique. Et ce en dépit d’une forte abstention des classes populaires racisées des quartiers, même si, en réaction à la perspective d’une politique raciale au pouvoir, cette abstention caractéristique de populations peu politisées a opéré en 2024 un mouvement de recul favorable à la gauche. Cela permet donc de compléter la première hypothèse : le vote RN ne dépend pas tant de la proximité de populations immigrées, notamment dans des zones où la précarité touche toutes les communautés, comme c’est le cas dans les régions du Nord de la France, que d’une situation économique synonyme d’abandon.
Cette thèse est confirmée par la dernière configuration du vote d’extrême-droite, à savoir son versant rural. Elle concrétise le rapport entre racisme « à distance » et racisme « induit ». En gros, moins il y a aux alentours d’étrangers correspondant à des critères pré-définis, condensés aujourd’hui dans les stéréotypes de la femme musulmane voilée et de l’Africain subsaharien, plus il est nécessaire de les inventer. Ou pourquoi là où les populations immigrées en provenance d’Afrique sont les moins nombreuses du fait qu’elles privilégient en priorité les espaces où l’offre de travail est la plus forte, c’est-à-dire les grandes villes et leur périphérie immédiate, plébiscite-t-on pourtant de plus en plus l’extrême-droite ?
La décennie 2010-2020 a vu l’accélération de deux phénomènes parallèles : d’une part, le retour sur le devant de la scène politique d’une gauche anti-libérale avec une prétention à gouverner et ayant doublé ses scores électoraux en l’espace de quelques années, combiné à la multiplication de mouvements sociaux massifs, tels que ceux contre la loi Travail et contre la réforme des retraites, et évidemment, les Gilets Jaunes. D’autre part, une concentration et une prise de contrôle des médias de plus en plus ramassée par de grands ensembles capitalistes — Altice (BFMTV, RMC, I24News, L’Express), Vivendi-Bolloré (Canal+, CNews, Europe1, Paris-Match, le JDD), Bouygues (TF1, LCI) , Bertlesmann (RTL, M6), Groupe LeMonde (Le Monde, Le Nouvel Obs) — associée à la subordination complète de l’audiovisuel public — Radio France et France Télévisions — à l’agenda gouvernemental par le biais de nominations judicieuses aux postes-clés.
Il est peu probable que cette synchronicité soit due au hasard. La perspective d’une prise de pouvoir par un programme politique plus fondamentalement hostile au libéralisme et l’opposition populaire à des mesures prises et à des lois adoptées au forceps qui sont à contre-courant de l’intérêt du plus grand nombre et qui visent uniquement à donner toujours plus à ceux qui ont le plus et toujours moins à ceux qui ont le moins, le tout orchestré par un président qui n’a jamais caché son mépris pour les classes populaires, a engendré une forme de radicalisation du discours médiatique. Celui-ci s’est recentré sur des thèmes qui ont toujours été ceux de l’extrême-droite, à savoir l’immigration, l’islam et plus récemment, le contre-feu des « minorités privilégiées », surfant sur une vague réactionnaire en provenance des sphères de la droite extrême américaine dont les discours se sont amplifiés et internationalisés à la faveur d’un entrelacs de facteurs au premier rang desquels le trumpisme, la pandémie de covid et l’ampleur prise par Twitter devenu X depuis son rachat par Elon Mu$k, grand pourvoyeur de théories du complot à caractère racistes et homophobes qui a trouvé là un porte-voix à sa démesure. Une fois recyclées, ces antiennes participent à diluer et détourner l’indignation populaire loin de ce qui devrait être son véritable objet. Mais également dans un but de moins en moins dissimulé : celui de faire monter artificiellement le vote RN, dans les sondages et dans les urnes, puisque c’est ce qui s’est depuis deux décennies avéré être le meilleur instrument pour orienter le choix final des électeurs vers celui qu’on leur désignait. On pourrait penser, en écoutant certains médias généralistes s’insurger de temps en temps contre une extrême-droite au seuil du pouvoir, que cette stratégie est devenue dangereusement hors de contrôle. En réalité, elle est parfaitement sous contrôle et n’est dangereuse que pour les classes populaires, pas pour la bourgeoisie qui s’en accommodera très bien, y compris la bourgeoisie dite « de gauche ».
Derrière leurs larmes de crocodile, les médias abreuvent leur audience d’un flux constant et continu d’informations anxiogènes portant le masque du « métèque », ce barbare éternel aussi envahissant que sa pilosité, ce danger pour la culture française, avec ses traditions arriérées et rétrogrades, ses femmes soumises et voilées, sa violence, son attraction pour le crime et les trafics en tout genre, son incapacité à s’intégrer, son inaptitude au respect, et en définitive à l’humanité. Ainsi, c’est à une litanie de faits-divers, ce que Bourdieu appelait la « fait-diversion », procédant à une sélection opportuniste sur la base exclusive de critères raciaux, que s’adonnent nos propagandistes de la peur. L’illustration la plus récente et la plus parlante puisque commise par l’État lui-même avec la complicité médiatique, c’est dans la commémoration récente des meurtres de Samuel Paty et de Dominique Bernard, ces deux professeurs assassinés respectivement en 2020 et en 2023, que nous la trouvons : a été sciemment ignorée, oubliée, effacée de la mémoire nationale une autre enseignante, Agnès Lassale, parce qu’elle n’a pas eu l’heur, l’année dernière, de mourir sous les coups d’un musulman, mais d’un jeune garçon à la peau blanche, un bon Français bien de chez nous.
L’année 2024 est peut-être celle où le climat islamophobe a atteint une nouvelle limite, dans l’approbation unanime des médias pour l’épuration ethnique de Gaza et les crimes atroces commis par l’état israélien colonial en représailles du 7 octobre 2023, cette dette de sang dont le paiement n’a pas de fin. Après avoir compati pour lui, dans l’indifférence la plus complète aux 75 années d’oppression, de persécutions et d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien, faisant comme si Gaza n’avait jamais été qu’une sorte de camp de vacances, ils ont d’abord acquiescé, excusé, justifié, puis encouragé et applaudi, et surtout ils n’ont pas même une seconde remis en question l’un des tout premiers actes génocidaires de ce siècle (avec celui en cours au Congo, dans le silence le plus total des médias).
Ce cirque déshumanisé a certainement joué un rôle dans la lente normalisation d’un racisme vis-à-vis de l’Arabe, ce terroriste-né. Simultanément, les seuls sur la scène politico-médiatique à s’être dressés contre cette fatalité, à brandir des drapeaux palestiniens dans les hémicycles, et parce qu’ils avaient un peu plus de pouvoir, que leur voix portait un peu plus que celles de manifestants anonymes, à faire preuve de l’humanisme le plus basique devant le meurtre en masse de populations civiles, de dizaines de milliers d’enfants, ceux-là ont été marginalisés, diabolisés, criminalisés, mis au ban de la République, jugés complices du terrorisme, pire, traités d’antisémites. Cette salissure ultime a fini par rendre haïssables celles et ceux qu’on ne voit plus que comme une bande de fous et d’hystériques dans les chaumières de France, hypnotisées par cette comédie ininterrompue. Il fallait les éloigner à tout prix du pouvoir. C’est chose faite et acceptée par tous. La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris a créé plus de remous et de colère dans l’opinion publique que ce déni de démocratie. Même parmi leurs « amis » et « alliés », des qui dans le passé avaient pourtant tiré profit des succès remportés, il en fut pour se retourner contre eux, les trahir de peur de perdre leurs maigres privilèges.
Dès lors, si on revient à nos moutons dans nos campagnes, ces endroits où, pour croiser quelques étrangers un peu trop colorés ou quatre femmes voilées qui se battent en duel, il faut se rendre à l’hypermarché du coin comme des safaristes se rendraient à un point d’eau pour observer les animaux sauvages, où l’islam ne menace pas nos églises, certes vides mais inamovibles, comment expliquer le vote RN autrement que par le prisme de cette lucarne, fenêtre ouverte sur l’angoisse, qui trône dans les séjours, les cuisines et les chambres de la France profonde ? Bien sûr, il faut admettre aussi, rappeler même, que cette France-là ne partait pas de très loin puisqu’elle a toujours majoritairement voté à droite, par attachement aux valeurs traditionnelles et chrétiennes, bien rurales après tout. Il suffisait d’un rien pour lui faire faire un pas encore un peu plus à droite. Et plus globalement, puisque le taux de chômage reste relativement stable, que les flux migratoires en provenance d’Afrique varient peu (1), que la proportion de musulmans en France évolue plutôt lentement (2), comment expliquer autrement qu’en l’espace de deux ans, entre les présidentielles de 2022 et les législatives de 2024, le nombre de personnes qui ont mis un bulletin RN dans l’urne au premier tour — celui des électeurs réels (3) — a plus que doublé ?
S’il nous fallait un autre indice de l’influence majeure des médias dans la progression fulgurante du vote RN, c’est une étude de 2016 qui peut nous le fournir. Intitulée « les dangers de la perception », cette étude « met en évidence à quel point les opinions publiques de 40 pays et régions se trompent sur les principaux problèmes mondiaux et sur les caractéristiques de la population de leur pays », notamment et tout particulièrement en France où les sondés estimaient le poids de la population musulmane à 31% quand elle n’était de que 7,5% en réalité et qu’il atteindrait 40% en 2020 au lieu de se situer, comme c’est le cas depuis, entre 9 et 10%. L’étude conclut en disant que « Dans les 40 pays étudiés, chaque population se trompe sur de nombreux points. Nous nous trompons souvent sur des facteurs largement évoqués dans les médias, comme la proportion de musulmans dans notre population et les inégalités de richesse (…) Ces erreurs ont de multiples raisons : de nos difficultés avec les mathématiques et les proportions simples, à la couverture médiatique des problèmes, en passant par les explications de la psychologie sociale sur nos raccourcis mentaux ou nos préjugés. » Comment ne pas en déduire, alors qu’en 2016 l’extrême-droitisation des médias en était à peine au stade d’une idée, qu’aujourd’hui , à une époque où celles du RN sont banalisées, répétées ad nauseam sur les médias qui agrègent les plus forts audimats et même mises en oeuvre par l’État macroniste, que ça a un impact au moins aussi large et profond sur l’opinion publique ?
Alors qu’ils ont depuis longtemps perdu leur neutralité, la fonction informative des médias est devenue optionnelle, ornementale. Ce sont aujourd’hui les tribunaux de la bourgeoisie où celle-ci offre ceux qui mettent ses intérêts en péril à la vindicte populaire. Ce constat se condense tout particulièrement dans la figure de Jean-Luc Mélenchon. Il n’y a pas dans la Cinquième République une personnalité politique qui ait atteint un tel degré de détestation au sein de la sphère médiatique. Pas même Jean-Marie Le Pen. Cette croisade contre le chef de file de la France Insoumise ne date pas d’hier. Distillée au goutte à goutte depuis 2012 et l’arrivée du Front de Gauche sur la scène politique, notamment par les clichés systématiquement grimaçants de l’homme politique dans la presse, elle a réellement pris son envol en début d’année 2018, quelques mois après l’élection d’Emmanuel Macron, par les perquisitions policières de son domicile et de ceux d’autres membres de la France Insoumise un peu partout en France ainsi que des bureaux du mouvement sous le seul prétexte de rumeurs sur l’irrégularité des comptes de campagne. Ce raid policier, véritable rafle politique, filmé et diffusé dans les médias, a fait durant des semaines l’objet d’une exhibition complaisante, celle d’un homme excédé et perdant ses moyens. Même au sein de son propre camp politique, on l’a jugé outrancier, ridicule même. On en conclura que désormais, même à gauche, il est devenu parfaitement acceptable d’être réveillé chez soi au petit matin par une horde de flics et que tout un chacun devrait prendre ces persécutions injustifiées avec calme et sourire aux lèvres. C’est dire combien ce glissement idéologique s’étend aussi aux mentalités et augure ce qui attend nos concitoyens en bisbille avec l’Ordre dominant, qu’ils soient immigrés ou opposants. On observera également plusieurs faits : que les accusations qui ont conduit à ses perquisitions n’ont abouti nulle part judiciairement (à l’exception d’une condamnation pour rébellion), que les mêmes accusations, alléguées par des preuves beaucoup plus matérielles que des on-dit, visaient aussi les comptes de campagne du Rassemblement National et de La République en Marche mais qu’elles n’ont fait l’objet d’aucune enquête policière d’ampleur, qu’on peut apprécier toute la partialité de cette affaire lorsqu’on compare la cacophonie médiatique autour de ces perquisitions et le silence de tombeau qui entoure l’actuel procès des assistants parlementaires du RN.
Six ans plus tard, il est devenu parfaitement courant dans les médias et à des heures de grande audience de calomnier Mélenchon, de l’insulter, jusqu’à le qualifier de « salopard ». Sans modération. Et ce traitement est étendu à la France Insoumise qui n’est plus invitée sur le PAF que pour subir des interrogatoires, des injonctions à condamner ou à se justifier, des provocations visant à susciter le faux-pas qu’on exploitera ensuite jusqu’au trognon. Tout est fait pour rendre le programme inaudible, les actions invisibles ou irrationnelles. Il en résulte qu’une grosse partie des classes populaires blanches ont pris Mélenchon en grippe. Et c’est un euphémisme. Chacun et chacune d’entre nous a pu certainement faire l’expérience autour de soi, dans son cercle familial, amical ou professionnel des réactions que suscitent l’évocation de son nom : on le dira dérangé, incontrôlable, agressif, violent… dangereux. Le programme ? En général, il est ignoré. Au mieux, il est résumé par l’idée d’un tsunami fiscal, migratoire et woke.
Alors effectivement, dans ce contexte, il paraît tout à fait réaliste d’envisager que l’extrême-droite rejoindra ses idées les plus modérées à l’Élysée en 2027 et se mettra à y appliquer les plus dures. Mais pour se rassurer, on pourra opposer à cette prédiction un bémol, à travers une hypothèse qui fait sens tant les signaux émis par les pratiques du groupe parlementaire RN sont de plus en plus clairs. Un des aspects qui a toujours fait la force d’attraction du Rassemblement National, c’est son statut de parti « anti-système ». Celles et ceux qui le connaissent bien, qui regardent les actes au-delà des paroles savent combien cette réputation est imméritée, usurpée. Le parti d’extrême-droite, dès qu’il a été investi d’un pouvoir législatif, a toujours été un soutien aux politiques ultra-libérales mises en oeuvre depuis le tournant du siècle. Derrière ses déclarations d’intention, sans réelle valeur tant qu’il n’était que dans un rôle d’opposition dépourvue de ce pouvoir, il y a des actes qui les contredisent. Cette illusion a pu fonctionner du moment que son impuissance pouvait se justifier par sa mise à l’écart de la vie politique décisionnelle, mais aujourd’hui, ce masque cosmétique se craquèle. Si l’on suppute fortement que le RN a donné en coulisses son feu vert à la nomination du nouveau premier ministre, on constate que son groupe parlementaire vote le plus souvent en faveur de législations anti-populaires, de concert avec l’actuel pouvoir en place, faisant incontestablement du RN un supplétif. Que d’autres lois sont votées aussi pour donner des gages à son électorat raciste. Il est peu probable que cet échange permanent de bons procédés soit ignoré indéfiniment par les classes populaires. Pour le moment, le seul écran de fumée entre cette réalité et une prise de conscience populaire, ce sont encore et toujours les médias. Le dernier exemple en date qui servira de point final à cette démonstration, c’est la proposition faite par le groupe parlementaire RN d’abroger la réforme des retraites (4). Lorsqu’on y regarde de plus près, ou en écoutant le président de la Commission des Finances, Éric Coquerel, dévoiler ce qui se cache derrière, on peut voir avec limpidité la teneur des manoeuvres de ce groupe dont la fonction prioritaire est de décrédibiliser l’opposition de gauche et absolument pas de remettre en question une réforme qu’elle a approuvée des deux mains et des deux pieds au moment de son adoption, en 2023. C’est essentiellement cela, l’extrême-droite en France. La seule vraie question est de savoir combien de temps tiendra cette duperie. Et plus le RN se rapproche du pouvoir, plus elle est visible.
Xiao PIGNOUF
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(1) L’étude des flux migratoires est beaucoup plus complexe et ne peut être résumée en une seule phrase. Depuis une décennie, il y a sans conteste une hausse (source : INSEE), mais celle-ci reste globalement progressive, à l’exception notoire d’une chute significative en 2020 expliquée par la pandémie et d’une hausse brutale en 2022 due au conflit en Ukraine. Aujourd’hui, sur le continent européen et en incluant la Grande Bretagne, la France est à égalité avec l’Italie le quatrième pays d’accueil des migrants, avec 6% d’entrées sur le territoire, loin des 30% de l’Allemagne (source : INSEE).
(2) En 2023, la population musulmane en France était évaluée à 5,7 millions de personnes, soit 8,3% de la population française globale et en hausse de 0,2% depuis 2020, ce qui correspond approximativement à l’augmentation de la population française sur la même période (source : STATISTA/STATISTA). En outre, l’indication « musulman » ne donne aucune information, ni sur la pratique religieuse en soi ni sur l’implication de l’individu concerné dans cette religion et surtout la nature de sa croyance. Par exemple, il n’est pas rare d’entendre « je suis catholique, mais je ne crois pas en Dieu ». Ainsi, une autre étude montre que 3% seulement de la population française « se sent » musulmane, quand 50% « se sent » catholique. Ou cette autre qui montre que parmi la population musulmane croyante, seuls 10% vont régulièrement à la mosquée. (source STATISTA/INSEE)
(3) Le premier tour est celui qui évalue le mieux l’électorat réel d’un parti politique. Le second étant celui où s’ajoute à cet électorat réel un électorat par défaut ou par dépit.
(4) À titre personnel, je suis plutôt favorable à l’idée de voter cette proposition de loi du RN. Il s’agit encore une fois d’un piège tendu à la gauche et loin d’espérer que cette proposition aboutisse à l’abrogation annoncée, voter pour ou contre sera de toute façon amplement exploité par les médias. Dans le premier cas, ils y verront la confirmation des accointances tant suspectées par eux entre « extrême-gauche » et extrême-droite. Dans le second, ils prétendront que la gauche est hypocrite et ne souhaite pas vraiment cette abrogation. Le plus important pouvant être de prendre le RN à son propre jeu et de reprendre, au moins temporairement, la main auprès des classes populaires blanches qui dès que le voile se lèvera sur cette arnaque auront une preuve de plus des mensonges de l’extrême-droite. Mais il ne faut pas se faire d’illusions non plus à ce sujet. Il est fort peu probable que l’alliance du NFP suive cette logique. Son maillon faible, le PS, sera le plus à même d’avoir des pudeurs de gazelle à se salir les mains.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir