Sur Nietzsche et sa russophilie paradoxale

Sur Nietzsche et sa russophilie paradoxale

Sur Nietzsche et sa russophilie paradoxale

Peut-on admirer les russes sans les aimer ? C’est ce que fait Nietzsche, et plus d’une fois. En feuilletant pour la millième fois de ma vie le Crépuscule des idoles, je tombe sur des phrases qui marquent une certaine admiration de Nietzsche pour la Russie, et qui rejoint le fondamental § 251 de Par-delà le bien et le mal ; et ça donne (§ 22) :

« Les hommes méchants n’ont point de chants. » D’où vient que les Russes aient des chants ? »

C’est en plus la grande époque de la musique russe avec Moussorgski, Borodine, Rimski-Korsakov qui ont du reste inspiré  avec Wagner toute la grande musique de film hollywoodienne – celle de l’âge d’or s’entend (cela vaudrait un essai). Russophile paradoxal, Nietzsche qui préfère de loin les Français ou les italiens, admire cette « race » plus solide et tellurique que le reste du troupeau indo-européen.

L’idée implicite de Nietzsche  est que les russes sont des durs et de méchants, qu’ils ne sont pas comme les autres occidentaux qui se croient bons. Nietzsche semble aussi penser qu’ils le resteront, qu’il y a une exception russe, et il va expliquer pourquoi : la Russie n’est pas une nation (Nietzsche méprise cette notion), mais un empire. Et Nietzsche qui méprise l’empire allemand (ses raisons ne me semblent pas toujours convaincantes, il avait une certaine grandeur et un certain mérite cet empire) admire l’empire russe.

Mais revenons à Par-delà le bien et le mal (le prodigieux § 251 donc), quand notre génie explique le futur champ de forces :

« Or, les juifs sont incontestablement la race la plus énergique, la plus tenace et la plus pure qu’il y ait dans l’Europe actuelle ; ils savent tirer parti des pires conditions — mieux peut-être que des plus favorables, — et ils le doivent à quelqu’une de ces vertus dont on voudrait aujourd’hui faire des vices, ils le doivent surtout à une foi robuste qui n’a pas de raison de rougir devant les « idées modernes » ; ils se transforment, quand ils se transforment, comme l’empire russe conquiert : la Russie étend ses conquêtes en empire qui a du temps devant lui et qui ne date pas d’hier, — eux se transforment suivant la maxime : « Aussi lentement que possible ! » Le penseur que préoccupe l’avenir de l’Europe doit, dans toutes ses spéculations sur cet avenir, compter avec les juifs et les Russes comme avec les facteurs les plus certains et les plus probables du jeu et du conflit des forces. »

L’empire russe rêve toujours de terre et de conquête. Custine a dit la même chose (cf. notre texte) : l’occident fait des guerres de propagande, la Russie des guerres de conquête.

Comme Marshall Macluhan plus tard (on y reviendra), Nietzsche constate que la nation est une « chose fabriquée » :

« Ce que, dans l’Europe d’aujourd’hui, on appelle une « nation » est chose fabriquée plutôt que chose de nature, et a bien souvent tout l’air d’être une chose artificielle et fictive ; mais, à coup sûr, les « nations » actuelles sont choses qui deviennent, choses jeunes et aisément modifiables, ne sont pas encore des « races », et n’ont à aucun degré ce caractère d’éternité, qui est le propre des juifs (§ 251)…

Retour au Crépuscule des idoles. Nietzsche y dénonce comme on sait notre décadence, thème parfois incertain qu’on retrouve alors chez Maupassant, Tolstoï ou Max Nordau (cf. texte encore). Il voit la sensibilité humanitaire et néo-chrétienne tout bousiller dans cet occident :

37. SOMMES-NOUS DEVENUS PLUS MORAUX ? — Contre ma notion « par-delà le bien et le mal », il fallait s’y attendre, toute la férocité de l’abêtissement moral, qui, comme on sait, passe en Allemagne pour la morale même — s’est ruée à l’assaut : j’aurais de jolies histoires à conter là-dessus. Avant tout on a voulu me faire comprendre « l’indéniable supériorité » de notre temps en matière d’opinion morale, notre véritable progrès sur ce domaine : impossible d’accepter qu’un César Borgia, comparé avec nous, puisse être présenté, ainsi que je l’ai fait, comme un « homme supérieur », comme une espèce de surhumain… »

Nietzsche aime l’homme dur et cruel, celui qu’il a célébré dans Zarathoustra : Borgia, Napoléon, le forçat russe (on y revient)… et il comprend que cet humanitarisme occidental est la source de la criminelle arrogance et des guerres humanitaires à venir (« faire un monde un lieu sûr pour la démocratie » comme en Palestine). L’occident se croit supérieur moralement, et cela lui vient de son judéo-christianisme chevronné : il peut donc tout exterminer. L’excellent John Hobson parlait d’une certaine inconsistance dans son chef-d’œuvre sur l’impérialisme, livre de chevet de Lénine (une myriade de citations orne l’Impérialisme stade suprême du capitalisme) :

« Nous autres hommes modernes, très délicats, très susceptibles, obéissant à cent considérations différentes, nous nous figurons en effet que ces tendres sentiments d’humanité que nous représentons, cette unanimité acquise dans l’indulgence, dans la disposition à secourir, dans la confiance réciproque est un progrès réel et que nous sommes par-là bien au-dessus des hommes de la Renaissance (§ 37 toujours). »

Ce faisant nous devenons des… comiques :

« Ne doutons pas, d’autre part, que nous autres modernes, avec notre humanitarisme épais et ouaté qui craindrait même de se heurter à une pierre, nous offririons aux contemporains de César Borgia une comédie qui les ferait mourir de rire. En effet, avec nos « vertus » modernes, nous sommes ridicules au-delà de toute mesure… »

La vertu du gentil c’est une vertu de faible, de décadent (on a la même intuition chez Schiller, cf. lien).

« La diminution des instincts hostiles et qui tiennent la défiance en éveil — et ce serait là notre « progrès » — ne représente qu’une des conséquences de la diminution générale de la vitalité : cela coûte cent fois plus de peine, plus de précautions de faire aboutir une existence si dépendante et si tardive. »

Plus nûment le maître écrit :

« Notre adoucissement des mœurs — c’est là mon idée, c’est là si l’on veut mon innovation — est une conséquence de notre affaiblissement ; la dureté et l’atrocité des mœurs peuvent être, au contraire, la suite d’une surabondance de vie. »

Puis Nietzsche revient à sa Russie pure et dure et cite Dostoïevski, le seul comme on sait qui lui ait « appris quelque chose en psychologie » (il y en eut un autre, c’est notre Stendhal) :

« Cet homme profond, qui a eu dix fois raison de faire peu de cas de ce peuple superficiel que sont les Allemands, a vécu longtemps parmi les forçats de Sibérie, et il a reçu de ces vrais criminels, pour lesquels il n’y avait pas de retour possible dans la société, une impression toute différente de celle qu’il attendait; — ils lui sont apparus taillés dans le meilleur bois que porte peut-être la terre russe, dans le bois le plus dur et le plus précieux. »

C’est presque du Pinocchio ce passage : l’important c’est le bois, la matière brute. Et Dostoïevski qui dénonce régulièrement l’homoncule dégénéré de Saint-Pétersbourg célèbre son homme dur des bois. On le cite sur sa Sibérie presque natale (Souvenirs de la maison des morts, p. 29) :

« Ceux qui savent résoudre le problème de la vie restent presque toujours en Sibérie et s’y fixent définitivement. Les fruits abondants et savoureux qu’ils récoltent plus tard les dédommagent amplement ; quant aux autres, gens légers et qui ne savent pas résoudre ce problème, ils s’ennuient bientôt en Sibérie et se demandent avec regret pourquoi ils ont fait la bêtise d’y venir. C’est avec impatience qu’ils tuent les trois ans, – terme légal de leur séjour ; – une fois leur engagement expiré, ils sollicitent leur retour et reviennent chez eux en dénigrant la Sibérie et en s’en moquant. Ils ont tort, car c’est un pays de béatitude, non seulement en ce qui concerne le service public, mais encore à bien d’autres points de vue. Le climat est excellent ; les marchands sont riches et hospitaliers ; les Européens aisés y sont nombreux. Quant aux jeunes filles, elles ressemblent à des roses fleuries ; leur moralité est irréprochable. Le gibier court dans les rues et vient se jeter contre le chasseur… »

C’est humoristique bien sûr, mais quel dommage que les russes n’aient pas bravé cet excellent climat pour peupler et développer ces déserts sibériens !

J’ai expliqué dans mon livre toute la critique occidentale de Dostoïevski. Il a tout vu venir notamment dans le Crocodile, pièce géniale et comique et prophétique à la fois.

Revenons à Nietzsche qui attaque l’empire (le pire) allemand :

39. CRITIQUE DE LA MODERNITÉ. — Nos institutions ne valent plus rien : là-dessus tout le monde est d’accord. Pourtant la faute n’en est pas à elles, mais à nous. Tous les instincts d’où sont sorties les institutions s’étant égarés, celles-ci à leur tour nous échappent, parce que nous ne nous y adaptons plus. De tous temps le démocratisme a été la forme de décomposition de la force organisatrice : dans Humain, trop humain, 1, 318, j’ai déjà caractérisé, comme une forme de décadence de la force organisatrice, la démocratie moderne ainsi que ses palliatifs, tel « l’Empire allemand ». »

Sous des dehors guerriers et militaristes la brave Allemagne bismarckienne cache une belle dégénérescence :

« Pour qu’il y ait des institutions, il faut qu’il y ait une sorte de volonté, d’instinct, d’impératif, antilibéral jusqu’à la méchanceté : une volonté de tradition, d’autorité, de responsabilité, établie sur des siècles, de solidarité enchaînée à travers des siècles, dans le passé et dans l’avenir, in infinitum. Lorsque cette volonté existe, il se fonde quelque chose comme l’imperium Romanum : ou comme la Russie, la seule puissance qui ait aujourd’hui l’espoir de quelque durée, qui puisse attendre, qui puisse encore promettre quelque chose, — la Russie, l’idée contraire de la misérable manie des petits États européens, de la nervosité européenne que la fondation de l’Empire allemand a fait entrer dans sa période critique… »

On en est toujours là remarquez : la Russie contre les misérables petits états européens qui n’ont pu trouver que le pauvre ukrainien-ex-russe pour lui faire la guerre.

L’occident en un mot c’est la fin des instincts (les migrants, l’antiracisme, le féminisme, l’anti-carbonisme, tout ce qu’on voudra) :

« Tout l’Occident n’a plus ces instincts d’où naissent les institutions, d’où naît l’avenir : rien n’est peut-être en opposition plus absolue à son « esprit moderne ». On vit pour aujourd’hui, on vit très vite, — on vit sans aucune responsabilité : c’est précisément ce que l’on appelle « liberté ». Tout ce qui fait que les institutions sont des institutions est méprisé, haï, écarté : on se croit de nouveau en danger d’esclavage dès que le mot « autorité » se fait seulement entendre. »

Remarquons que Nietzsche inspire ou annonce un autre génie dont j’ai aussi évoqué les mérites. Je cite mon texte sur Freud politiquement incorrect :

« Et voici ce que j’ajoute : depuis des temps immémoriaux, l’humanité subit le phénomène du développement de la culture (d’aucuns préfèrent, je le sais, user ici du terme de civilisation.) C’est à ce phénomène que nous devons le meilleur de ce dont nous sommes faits et une bonne part de ce dont nous souffrons. Ses causes et ses origines sont obscures, son aboutissement est incertain, et quelques-uns de ses caractères sont aisément discernables. »

Voici les conséquences de ce développement culturel si nocif à certains égards, et auxquelles nos élites actuelles se consacrent grandement :

 « Peut-être conduit-il à l’extinction du genre humain, car il nuit par plus d’un côté à la fonction sexuelle, et actuellement déjà les races incultes et les couches arriérées de la population s’accroissent dans de plus fortes proportions que les catégories raffinées. »

Cette extinction prend un certain temps c’est vrai mais comme elle se précise enfin on va pouvoir respirer.

 

Sources 

https://fr.wikisource.org/wiki/Par_del%C3%A0_le_bien_et_le_mal/Texte_entier

https://ekladata.com/zAQyX0zvTMx50y-0sJwlAhBZ-vI/Nietzsche-Le-crepuscule-des-idoles.pdf

https://www.dedefensa.org/article/sigmund-freud-politiquement-incorrect

https://www.dedefensa.org/article/frederic-schiller-et-la-faillite-occidentale

https://lesakerfrancophone.fr/la-russophobie-pourquoi-comment-les-russes-sont-devenus-des-automates

Nietzsche et la guerre des sexes (Bonnal)

https://www.dedefensa.org/article/max-nordau-et-lart-degenere-du-goy-1900

Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org

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