« Comprendre qu’il n’y a pas de santé, sans santé mentale » [1] est l’aveu d’une carence de notre système de soin. « Promouvoir le développement d’une véritable culture de la santé mentale » est la promesse d’y remédier.
Si constater une insuffisance et chercher à la combler est un excellent prérequis à n’importe quelle amélioration, le bruit médiatique autour de ces préoccupations, en revanche, reste à analyser. L’intérêt grandissant des pouvoirs publics pour la santé mentale, appuyés par la participation active de médias de toutes catégories, peut être abordé sous différents angles. En premier lieu, traitée comme une ultime spécialité, la santé « mentale » parachève la segmentation de l’être humain en médecine moderne, et signe de fait une stigmatisation – pas du tout tendance – embarrassante car structurelle, que l’on s’applique à « déconstruire » pour donner le change. Mais plus décalée encore, cette volonté de « changer la place de la « folie » dans notre société » en « luttant contre les discriminations » rappelle la terminologie d’autres combats, identifiés comme minorités sociétales. Stigmatisation et minorité : nous avons là tous les ingrédients d’une évolution politico-médico-sociétale tout à fait intéressante à observer. La question des enjeux de ces campagnes de sensibilisation se pose alors : malades à soigner ou énième minorités à inclure ? Recherche d’autonomie ou d’économie ? Dans tous les cas, minorité grandissante ! Qui pourrait bien faire apparaître, à l’aune de ces changements sociétaux, que nous sommes en train de devenir, tous, plus ou moins fous.
Segmentation de la personne humaine
Le concept de maladie mentale s’est dilué à tel point, « qu’il existe une pseudo-épidémie de maladies mentales aux États-Unis » pouvait-on déjà lire dans la littérature dans les années 70 [2]. La tendance de ces dernières années va au-delà, puisque le terme de maladies psychiatriques, plurielles, traditionnelles, et polymorphes, a laissé sa place à la notion de santé mentale, au singulier et en positif. Ce changement de perspective se calque sur la définition de la santé par l’OMS, décrite en positif, comme un « état de complet bien-être physique, mental et social ». C’est sans doute un progrès, puisque l’optimisme impacte la santé. Mais il faut faire remarquer que – même à l’échelle de l’OMS – le concept de santé « tout court » se suffit à lui seul, puisqu’il contient les différentes dimensions de l’être humain. Préciser « santé mentale » opère une séparation artificielle. Le spécifier est une redondance pour la réalité psychosomatique de l’être humain. L’habitude de trier les maladies, physiques d’un côté, mentales de l’autre, est une approche occidentale moderne, qui malgré des réflexes culturels bien ancrés, se discute largement. Ainsi, pointer du doigt le mental est une sorte de réduction de la personne humaine à l’un de ses aspects. C’est l’expression d’une vision organiciste et symptomatique, centrée moins sur le malade lui-même que sur l’étiquette qu’on lui colle. Avec la conséquence de faire naître des entités nominatives, appelées maladies, perçues comme « chics », « rares » ou « honteuses » selon le cas. La maladie mentale, par le jeu de cette dichotomie arbitraire, devient alors l’une des moins valorisée. C’est cette perception stigmatisante que l’on dit vouloir combattre aujourd’hui, non pas en réfléchissant au système qui l’a engendrée, mais à coup de campagne médiatique, qui passent d’ailleurs sous silence bien d’autres objectifs… Le psychiatre Bernard Durand fait remonter la date d’officialisation du terme « santé mentale », au Conseil national de santé mentale mis en place par le ministre de la Santé en 2016, et présidé pour la première fois, non par un médecin mais par un sociologue [3]. Un symbole annonciateur des transformations à venir. La santé mentale s’adresse désormais non plus seulement aux professions médicales, mais au large domaine médico-social, puis peu à peu à l’ensemble de la population.
Le discours politique sur la santé mentale
Le fait divers « de Pau » peut être considéré comme un point de départ plausible à une évolution du discours. En voici le rappel. En 2004, deux soignantes du Centre hospitalier des Pyrénées sont assassinées par Romain Dupuy, un ex-patient de l’établissement traité pour schizophrénie paranoïde. L’une est décapitée, la tête posée sur un poste de télévision, l’autre égorgée. L’affaire, choquante par sa barbarie, est extrêmement médiatisée. Le traumatisme est immense. Il résonne comme un coup de tonnerre dans la profession, et au sein des familles concernées de près ou de loin par la psychiatrie. La mère du jeune homme, face au comportement de son fils avant le drame, avait en effet demandé en vain son internement. L’affaire soulève la question des dysfonctionnements du système de soins, et l’on débat du suivi des malades mentaux, de la sécurité des employés, ou du manque de psychiatres. La presse donne ainsi une résonance politique à cette actualité macabre dont on parle dans tous les foyers. En 2014, au très institutionnel congrès « Démocratie et santé mentale », Virginia Gratien, auteur d’une thèse sur la question du discours politique sur la santé mentale – s’appuyant entre autre sur l’analyse de ce fait divers –, pose la nécessité d’« assurer la réhabilitation du souffrant psychique au sein de la démocratie médiatico-publique » [4]. Pour Virginia Gratien, les relations entre médias et santé mentale, tissées autour d’une « faitdivérisation », de sensationnalisme et de psychiatrisation, sont à l’origine d’un conflit. Un conflit s’exprimant au sein d’une démocratie à deux volets, une démocratie d’opinion et une démocratie d’émotion, dont le politique va devoir de plus en plus tenir compte :
« L’expression de la volonté populaire ne repose plus uniquement sur le suffrage. Elle repose sur l’opinion publique et l’émotion publique. […] Et alors que dans la démocratie représentative « l’issue symbolique » du conflit démocratique était incarnée par le Parlement, via les débats parlementaires, aujourd’hui l’ »issue symbolique » du conflit de la démocratie du public se trouve logée au cœur des médias. »
La question de l’émotion publique est ainsi clairement posée, avec en filigrane la nécessité de la contrôler. Effectivement, on a assisté à la mise en place progressive d’une communication efficace, construite autour de la positive « santé mentale », qui marque le glissement en douceur d’une problématique de soin, à une problématique d’image. Car, « réhabiliter l’image du souffrant psychique » ne vise pas le même objectif qu’améliorer la prise en charge des malades psychiatriques.
Depuis ces dernières années, des collectifs ont vu le jour (SISM) ; des rencontres sont organisées (Rencontre nationale des CLSM) ; une coordination mondiale existe (CCOMS), des ateliers sont mis en place (ASV) [5]. Un tel focus répond à un double objectif. Au-delà de l’efficacité pratique espérée dans un secteur particulièrement sinistré, cette publicité permet de redorer le blason de la psychiatrie, en surfant autour de problématiques non plus médicales, mais sociétales. Cette action est d’ailleurs coordonnée à l’échelle mondiale. Sous la houlette de l’OMS, la journée mondiale de la santé mentale cible la déstigmatisation en 2023 ; Ipsos y va de ses enquêtes d’opinion, à coup de questions ambiguës comme « Vous sentiriez-vous gêné de vivre sous le même toit qu’un malade mental ? ». Quel type de « malade mental », nous n’en saurons rien ! Le seul libellé de la question génère un doute de nature morale, capable sans doute d’orienter légèrement la réponse. La santé mentale a désormais son agence de presse, avec la création de Psycom, un organisme public qui « informe, oriente et sensibilise sur la santé mentale » et qui participe à tous les événements officiels. Par la même occasion, le terme de maladie mentale disparaît au profit de « souffrance psychique » ou « trouble mental », formules promues par le manuel de référence international de classification des troubles mentaux (le célèbre DSM). Du merchandising pour vendre le nouveau look de la santé mentale en somme ! Car si l’on en croit Aude Caria, la directrice de Psycom [6], « le tabou est très fort », et personne « n’est l’abri de tracer une frontière entre les gens qui vont bien, et les autres qui ne vont pas bien ». Son témoignage filmé, qui marque le lancement d’une série d’entretiens vidéo, raconte son burnout. Oui, la directrice de Psychom elle-même est passée par là ! Et forte de son expérience d’insider, elle a un scoop à nous livrer : « Il n’y a pas de frontière entre les êtres humains, si ce n’est dans nos imaginaires. » L’argumentation est séduisante dans sa mise en scène d’égalité, et l’on devine que son message va porter.
Mais le message tape à côté. La conclusion humaniste est hors-sujet, tout en introduisant un soupçon de culpabilisation. Sa remarque renvoie tout simplement à la difficulté éternelle en médecine à établir une limite claire entre un fonctionnement physiologique et un fonctionnement pathologique. Il n’y a en effet pas de frontière nette entre un foie fonctionnel et un foie dysfonctionnel, ni entre une bonne capacité respiratoire et une moins bonne. La distinction entre une maladie mentale et un comportement sain résiste bien sûr de la même manière : le fait d’être inquiet et stressé pour la perte de son travail ne suffit pas à vous diagnostiquer « anxieux », et il est également normal de se sentir triste et déprimé suite au décès d’un être cher. Rien de bien original à cela. Mais il est malhonnête d’angler la problématique sur une égalité de valeur entre les êtres. Car si un malade mental est bien évidemment l’égal en valeur humaine d’un bien portant, il marque néanmoins sa différence dans sa difficulté à s’intégrer socialement ou à fonctionner normalement à des degrés divers. De la même manière qu’un enfant peut ne pas digérer le lait, ou un adulte ne plus plier son genou en vieillissant, le malade mental peut devenir – ou être d’emblée – incapable de faire certaines choses. C’est bien à ce niveau-là que se fait la distinction entre le normal et le dysfonctionnel en psychiatrie. C’est bien sur ces critères-là que la prestation de compensation du handicap (PCH) est attribuée, en appréciation notamment la capacité à planifier, organiser, et exécuter des activités ou encore interagir avec autrui [7]. Aude Caria va-t-elle la demander ? Ou est-ce réservé à des troubles plus conséquents qu’un burn-out de cadre ? Les frontières pour déterminer où s’arrête la bonne santé mentale, et où commence le handicap sont fluctuantes, mais elles existent forcément. Elles deviennent plus précises dès lors qu’il y a nécessité d’internement ou demande d’attribution des subsides de l’État. Pourtant, pas de détails bassement techniques de ce genre pour Psycom. Nous sommes loin de l’ambiance « décapitation ». La maladie mentale est une stigmatisation, et elle doit être déstigmatisée. Pour y parvenir, elle sera démocratisée.
Psychiatrie citoyenne
Il fut un temps où le patient n’avait pas accès à son dossier médical et n’avait aucun droit de regard sur les décisions le concernant. La loi des malades du 4 mars 2002, faisant suite aux états généraux de la santé à la fin des années 1990, a initié un courant de transparence nécessaire. La loi portée par Bernard Kouchner est fondatrice d’une relation de soin plus saine et plus équilibrée entre médecin et malade. Le patient est désormais associé aux décisions qui le concernent. Il reçoit ou devrait recevoir suffisamment d’informations de qualité pour lui permettre de donner ce fameux « consentement éclairé ». Mais il faut faire remarquer que cette nouvelle alliance ne peut être effective que si le malade est en état d’entendre ou de comprendre, et le médecin, capable d’expliquer clairement. On s’aperçoit dès lors des limites de sa transposition intégrale et sans nuance dans le domaine psychiatrique. Ce premier pas vers la démocratisation continue en 2014, sous le ministère de Marisol Touraine. Le rapport de mission « Pour l’an II de la démocratie sanitaire » souligne entre autre le rôle des « bénévoles des associations de malades ou d’accompagnement […], détenteurs d’un savoir précieux sur le fonctionnement du service, sur le vécu par les personnes. Il est essentiel qu’ils puissent le mettre au service des professionnels pour le bénéfice des malades » [8].
Il n’est pas inutile d’ouvrir une petite parenthèse à ce stade. Historiquement, au sortir de la guerre, les premières associations, comme la Fédération nationale des malades (FNM), menaient une politique d’influence et de rapports de force face aux pouvoirs politiques et médicaux, dans le but d’obtenir plus d’autonomie pour les patients, traités comme des « petits garçons » [9]. Or il faut admettre que cette tradition faite de mouvements mutualistes, syndicaux ou religieux pour soutenir les plus démunis n’existe plus en tant que contre-pouvoir. Cette intéressante médiation est désormais incapable de jouer ce rôle de résistance et de propositions alternatives. En effet, les associations de malades sont devenues avec le temps fortement liées à l’industrie pharmaceutique, via des subventions de différentes natures. Elles en deviennent même leur cible privilégiée : « Les laboratoires misent de moins en moins sur les visiteurs médicaux, à l’ancienne, pour avoir de l’influence sur les ordonnances des blouses blanches. Ils parient de plus en plus sur les représentants des patients » [10]. Dès lors, le bénéfice d’avoir des bénévoles et des associations de malades sera très effectif pour l’hôpital, qui dispose ainsi d’une main d’œuvre volontaire et gratuite, comme pour l’industrie qui en fait sa nouvelle courroie de transmission. La démocratisation de la santé est décidément une bonne affaire ! Le secteur psychiatrique affiche la même volonté, comme en témoignent diverses expérimentations. Le conseil de l’Europe met en avant la « psychiatrie citoyenne » du pôle de santé mentale de Lille-Est, montrant « qu’il est possible de passer de soins hospitaliers à des interventions communautaires diversifiées ». On y prône « l’engagement à fermer les lieux d’exclusion médicaux et sociaux qui isolent effectivement les usagers de leurs communautés » [11]. Même son de cloche donc.
Désinstitutionnalisation
Ces expériences cadrent avec la volonté déjà ancienne de désinstitutionnalisation. Traditionnellement, la prise en charge des malades pauvres, vieux ou des déviants s’est toujours organisée sur un mode institutionnel, avec les risques inhérents à toute institution : violence, carence de soin, et – en effet – stigmatisation. Un épisode historique, sans doute en partie à l’origine du mouvement de l’antipsychiatrie, est celles des 40 000 malades mentaux, abandonnés à leur sort, à cause de la guerre ou de l’exode pendant la Seconde Guerre mondiale. Privés de soin et d’encadrement, beaucoup sont morts de faim, mais d’autres se sont adaptés sans poser de problèmes. Une preuve aux yeux de certains de l’inutilité de l’institution. Ce que l’on dit moins, c’est que la désinstitutionnalisation est loin d’être une panacée. Les établissements de santé fournissent à la fois une protection et des traitements qui ne sont jamais remplacés à l’identique par les interventions communautaires, au risque de laisser de nombreuses personnes sans soin. Au États-Unis, « la plupart des personnes qui se sont trouvées à nouveau malades hors de l’hôpital sont devenues sans domicile fixe ou ont fini dans le système carcéral. Nombre d’entre eux meurent jeunes en raison d’une exposition, d’une infection ou de problèmes médicaux mal pris en charge » [12].
Ce constat ne suffira pas à freiner un élan en passe de se généraliser, peut-être pour deux raisons. Désinstitutionnaliser permet tout d’abord de faire des économies substantielles, puisque un maintien à domicile coûte moins cher qu’un accueil en établissement. Les réalités économiques de temps de crise rattrapent vite les raisons philosophiques ! Ce mouvement est en outre concomitant au développement de médicaments considérés efficaces, ce qui signifie des traitements passibles d’être poursuivis en dehors de l’institution. La marge de l’industrie pharmaceutique n’est ainsi en rien rognée. Profit maintenu d’un côté, économie de l’autre : tout concourt pour poursuivre et intensifier cette voie. Ce qui explique sans doute la punchline de Catalina Devandas-Aguilar : « Par définition, un bon établissement n’existe pas ». Une affirmation catégorique et sans nuance pour un rapporteur de l’ONU, dans la veine d’« un bon indien est un indien mort », aux antipodes d’une analyse fine de la situation et du quotidien des familles [13].
L’intersectionnalité de la santé mentale
La santé en général, lorsqu’elle inclut un handicap, relève d’une deuxième tutelle, très importante pour la survie économique des malades et pour leur confort de vie. En France, depuis 1945, le champ du handicap est façonné sur le modèle de l’État-providence, avec une forte présence des milieux associatifs. La loi d’orientation du 30 juin 1975, dont beaucoup d’articles ont été abrogés en 2000, a permis la multiplication d’établissements et de services spécialisés. La prise en compte du handicap se basait alors sur la science de la « réadaptation », dans une perspective de compensation ou de réparation des déficiences, quelle que soit sa nature : visuelle, motrice, intellectuelle, psychologique, etc. Cette adaptation au monde social est rendue possible par les professions médicales et paramédicales, dans une optique palliative ou curative, bien ancrée dans une logique de soins médicaux.
À l’opposé de cette approche, à la toute fin du XXe siècle, ce que l’on va nommer les « Disability » Studies, prennent pour point de départ de leur réflexion les « barrières de la société », en dehors de toute préoccupation médicale. Sur les traces des « Ethnic » ou des « Women » Studies, on voit alors se dessiner une « identité handicapée ». Des collectifs se créent. Une mobilisation s’organise pour revendiquer des droits et critiquer toute forme de discrimination. C’est l’environnement social qui doit s’adapter et non le contraire ! La convergence entre le mouvement handicapé et les autres mouvements féministes ou de minorités est clairement revendiquée aux États-Unis, où le mouvement handicapé prendra modèle sur celui des droits civiques [14]. Si Roosevelt, à son époque, cachait les conséquences de sa poliomyélite, ce temps est bien révolu : il existe désormais une Disability Pride. Christopher Reeves – Superman à l’écran –, devenu tétraplégique à la suite d’un accident d’équitation, a par exemple beaucoup contribué de son vivant à construire cette identité, en se faisant porte-parole du droit des handicapés.
En France, l’association « Ni pauvre, ni soumis », fondée en 2008, creuse le sillon de ces revendications, en militant pour une autonomie financière accrue des personnes en situation de handicap. Il est en effet scandaleux de vivre sous le seuil de la pauvreté en raison d’une maladie et/ou d’un handicap. Là n’est pas la question. Mais l’argumentation manque de vision d’ensemble, tout comme d’une certaine logique. Car augmenter ses aides financières ne peut se faire que grâce à l’État-providence et à la solidarité nationale, auxquels on se trouve soumis de fait. Sortir de la soumission, ce serait se débrouiller par soi-même ! Et c’est exactement ce que cherche le système libéral.
Déjà en 2005, « Le livre vert sur la santé mentale en Europe » était critiqué pour son excellente compatibilité néolibérale, puisqu’on y lisait que la santé mentale permettait « d’améliorer la disponibilité des ressources économiques ». Ainsi, ces approximations conceptuelles, ces appels au droit et à la représentativité vont, malheureusement pour le quotidien des malades mentaux handicapés, se retourner contre eux. Sortir de l’exclusion et affirmer sa différence convient parfaitement au libéralisme, qui décrète par la voix de l’ONU que « le handicap n’est plus un problème que les valides doivent résoudre ». Ainsi la politique onusienne va utiliser le glissement de la problématique « objet de soins » vers celle du « sujet de droit » pour infléchir l’implication de l’État-providence. Dans ses observations, la même Catalina Devandas-Aguilar conseillait : « La France doit faire siens l’esprit et les principes de la Convention relative au droit des personnes handicapées (CDPH) en adoptant une politique du handicap fondée sur les droits de l’homme » [15]. Il faut comprendre que plus de droit, ce sera moins d’interventions et moins de soins. D’ailleurs cette nouvelle vision a sans doute pesé son poids sur le récent projet de loi « plein-emploi » du gouvernement, puisqu’il impacte les handicapés au même titre que les autres. Ainsi les allocations « handicapés » sont maintenant regroupées avec celles des chômeurs, du RSA, et des contrats jeunes. L’objectif assumé est d’intégrer les travailleurs handicapés dans le droit commun. Mais c’est éluder par la même occasion le fait que le travail produit parfois le handicap, dans le cas des burnout ou des dépressions par exemple. Pour les sociologues Pierre-Yves Baudot et Jean-Marie Pillon [16], cette loi permet d’augmenter le nombre de personnes employables par tous les moyens, grâce à une stratégie de limitation de la hausse des salaires par la raréfaction des personnes sans emploi. Selon leur formule percutante, les handicapés vont ainsi « être utilisés comme variable d’ajustement ». La conséquence de cette réforme risque bien d’augmenter le nombre de travailleurs pauvres, à qui il ne restera plus, hélas, que la fierté d’être ce qu’ils sont.
Folie de masse
Résultats d’années de campagnes médiatiques, le thème de la santé mentale déborde aujourd’hui largement dans la société civile, particulièrement chez les jeunes qui sont une cible de choix. Le site de l’Unicef nous apprend que la France travaille à « sensibiliser les jeunes à leurs droits, dont la santé mentale fait pleinement partie » pour « contribuer au changement de narratif sur ces enjeux, dans une dynamique positive ». Ici aussi, c’est la notion de droit qui est mise en avant. Influenceurs et réseaux sociaux sont également sur le créneau, avec un leitmotiv : il faut prendre soin de sa santé mentale ! Léna Situations, une influenceuse française qui comptabilise près de trois millions d’abonnés, publie en substance la même vidéo que la directrice de Psychom, soit son incursion dans le monde de la santé mentale pour cause d’excès de stress à l’occasion du lancement de sa marque. Une « goutte de stress qui a fait déborder l’ulcère ».
Sa vidéo « Le succès… mais à quel prix » est assumée comme un documentaire, alternant des passages glamour très éclairés où elle se raconte, avec des moments « nature », cheveux lâchés, qui représentent la face obscure de ce qui était, jusque-là, caché :
« L’anxiété, c’est finalement comme un objet brûlant que l’on tient malgré nous. À chaque pensée anxieuse, il libère une fumée épaisse qui s’insinue dans notre esprit. Au début, ce n’est qu’un mince voile de doute et d’appréhension, mais si on ne fait rien, cette fumée s’épaissit, rendant notre perception et la respiration difficile. »
Parler ouvertement de ses moments de crise et épreuves diverses sur les réseaux sociaux, « témoigner », devient une habitude. Avec des bénéfices pour chaque parti. Cela propage d’une part un discours bien rodé qui s’ancre dans les mentalités. Et cela donne d’autre part aux instagrameurs l’opportunité de révéler une faiblesse, qui les rapproche de leurs abonnés. Les troubles de santé mentale s’en trouvent ainsi revalorisés, mais se banalisent par la même occasion. Bientôt, chacun devra faire son coming out mental, et il deviendra louche de ne rien avoir !
Autre exemple avec mūsae, un « média de prévention qui s’exprime à travers une newsletter, des podcasts, des comptes Instagram et TikTok, qui dédramatise et démocratise la santé mentale ». Le message est clair : il n’y a décidément pas de honte à avoir, puisque tout le monde y passera ! Ainsi mūsae, dont on apprend qu’il est lauréat de la bourse pour les entreprises émergentes décernées par le ministère de la Culture, nous incite à « déconstruire nos peurs et nos biais ». La fête des trois ans annoncée gratuite – mais forcément financée – clame son programme :
« On commence avec la Fresque de la santé mentale®, animée par nos ami·es Nightline. Sur le même principe que la fresque du climat, cet atelier interactif vous donnera toutes les clés pour mieux comprendre ce qu’est la santé mentale, comment prendre soin de vous et de vos proches. »
Ainsi, la santé mentale, ce (presque) mot-valise est en passe de devenir une locution branchée, à mi-chemin entre démarche de développement personnel et routine beauté-abdo-fessiers. Léna philosophe : « Je me suis rendue malade car je voulais que tout soit parfait. Mais ne laissons plus jamais la peur du flop éclipser le bonheur de créer. Chaque échec est une leçon, une occasion de grandir et de s’améliorer. » Chers amis, que Léna nous permette d’éviter ces erreurs.
Santé mentale et bout de ficelle
Léna Situation y va de ses recettes de bonne santé mentale au quotidien : écrire, méditation guidée, un brumisateur (placement produit oblige), promenade et douche froide. Psycom, par la voix de sa directrice, égraine elle aussi sa « constellation d’aides diverses », pas si différentes des précédentes d’ailleurs : soutien de l’entourage, accompagnement du médecin généraliste, médicaments bien sûr, psychothérapie pour comprendre son histoire, ainsi qu’échanger avec des personnes qui ont eu le même problème (c’est-à-dire, bien qu’elle ne les nomme pas, les associations de malades). Sa conclusion est pleine d’espoir : « Comprendre que la frontière est dans la tête pourrait changer les choses. »
Mais de quoi diantre parlons-nous à la fin ?! Dans tout ce déballage médiatique demeure la confusion manifeste de deux niveaux de réflexion. Il y a d’un côté le domaine de la santé publique, qui concerne tout le monde, et qui doit raisonner en terme de prévention, et de l’autre celui de la maladie individuelle, qui concerne la psychiatrie, et qui ne se règle pas à coups de brumisateur sur l’oreiller ni d’échange avec d’autres dépressifs.
Pour ce qui est de la prévention en santé publique, l’étude Harvard Study of Development sur le bonheur et la qualité de vie est remarquable à plusieurs titres. C’est la plus longue jamais réalisée, puisqu’elle couvre, depuis 1938, trois générations sur huit décennies. 2 000 participants ont été passés au crible au cours de 85 années de recherche longitudinale. Le coordinateur, le Dr Robert Waldinger, en a publié la quintessence en 2023. Son livre, La belle vie : les leçons de la plus longue étude scientifique sur le bonheur, recense les facteurs les plus impliqués dans la qualité de vie. La formule est simple : prendre soin de sa santé (en général) et nouer des liens chaleureux. Les bonnes relations avec autrui – directes, et non par le biais des réseaux sociaux – sont le facteur prédictif le plus important ! Les conclusions de l’étude sont finalement assez proches de la description des conditions de vie des « zones bleues de centenaires » à travers le monde, comme l’île d’Okinawa ou Ikaria en Grèce. Ces hots spots se retrouvent sur une base fort simple : des liens familiaux et amicaux forts, une entraide sociale, une vie spirituelle, auxquels se rajoutent l’activité physique et une alimentation simple non dénaturée. C’est-à-dire a) tout ce que les sociétés occidentales libérales se sont efforcées à détruire, et b) une véritable approche holistique de l’être humain. L’observation du Bhoutan en temps réel aboutit à la même démonstration, en version négative. Ce petit pays, sans routes ni téléphone, ni monnaie jusque dans les années 1960, est célèbre pour la mise en place du Bonheur national brut, un indice de développement qui se substitue à la mesure quantitative du PNB. Mais le royaume du Bhoutan a autorisé les premiers touristes en 1974, la télévision en 1999 et la démocratie en 2008. Le chômage est apparu, la jeunesse a changé et le tissu social traditionnel s’est déchiré peu à peu. Les autorités s’inquiètent depuis quelques années de la consommation croissante de drogues et d’alcool, et de l’apparition des cambriolages ou des vols dans la rue, « délits totalement inexistants il y a dix ans ». Les maladies de foie sont devenues une des principales causes de décès et le taux de suicide grandit d’années en années. Les deux seuls psychiatres exerçant dans un pays de quelque 750 000 habitants devront sans doute appeler du renfort. Un bien triste virage pour cet ancien symbole, pris au jeu malheureux de la modernité et du mondialisme.
Édulcorer la maladie psychiatrique
Mettre sur le même plan un trouble anxieux et une absence totale de communication ; une difficulté d’apprentissage et une incapacité à travailler ; des peurs handicapantes et une psychose décompensée amène plus de confusion que de tolérance. En cherchant à élargir son public, la communication institutionnelle a édulcoré la réalité psychiatrique. Elle affiche une volonté d’orienter notre perception des troubles psychiques à tout prix. Il faut combattre les idées reçues. Admettre que « les personnes atteintes de troubles de santé mentale ne sont pas plus dangereuses que les autres » ou encore que « la schizophrénie ne rend pas meurtrier ». En réalité, ce sujet, sérieux et complexe, perd en profondeur avec ce type de débat. Plus encore s’il est mêlé à un événement festif. À trop déstigmatiser, on bascule dangereusement vers l’inexactitude et l’adhésion a priori. Exemple : si un enfant trisomique ou autiste n’est certes pas dangereux, il faudrait pouvoir poser la question de sa présence perturbante au sein d’une classe surchargée de Seine-Saint-Denis, conduite par jeune enseignant n’ayant reçu aucune formation adaptée. Autre exemple : s’il ne faut certes pas craindre les schizophrènes, il ne faut pas non plus se cantonner à améliorer la vision qu’on a d’eux, mais se concentrer sur leur état de santé et leur qualité de vie. Or une aide adéquate et efficace ne se trouve pas en escamotant une partie de la réalité. Si la schizophrénie ne « rend » pas meurtrier, on ne peut passer sous silence en effet la relation existant entre cette maladie et les homicides :
« La schizophrénie est associée à un surrisque d’homicide d’un facteur de plus de dix par rapport à la population générale. Les facteurs de risque de passage à l’acte identifiés sont le sexe masculin, les antécédents judiciaires, la consommation de toxiques, la personnalité dyssociale et une phase d’activité délirante de la maladie. Les schizophrènes tuent plus des membres de leur famille ou des connaissances que des inconnus, et utilisent majoritairement un objet contondant ou coupant. » [17]
Les schizophrènes souffrent d’ailleurs certainement plus de leurs symptômes que des idées reçues de la société à leur égard. Il serait plus constructif d’envisager la relation « symptômes/idées reçues » dans l’autre sens. Car si l’on proposait des thérapeutiques efficaces aux schizophrènes, la vision sociétale en serait forcément changée en retour. Or la communication officielle enferme le malade (ou le potentiel malade) dans un cadre standardisé, interdisant toute curiosité pour des approches différentes, et en maintenant diagnostics, thérapeutiques et médications conventionnelles comme unique horizon. La maladie mentale devient alors un univers indépassable tout à fait déprimant.
Il faut rendre hommage au docteur Carl C. Pfeiffer – malgré et peut-être grâce au fait qu’il ait été dans les années 1950 chercheur dans le cadre du projet MK-Search de la CIA [18] – d’avoir été un pionnier dans le traitement des troubles mentaux par des voies alternatives, schizophrénie et bipolarité comprises. Ce précurseur de la psychiatrie orthomoléculaire a démontré que les fièvres, la toxicité des métaux lourds, les réactions médicamenteuses, les carences en acide folique ou la privation de sommeil sont autant de facteurs qui peuvent amener un diagnostic de schizophrénie. Certaines formes de syphilis, la pellagre, l’allergie cérébrale – qui est une réaction d’inflammation du cerveau à certains allergènes – ou la porphyrie peuvent également à tort être confondus avec la schizophrénie [19]. Un champ d’investigation et de solutions passionnantes, pour toute personne touchée de près ou de loin par les maladies mentales au sens large.
Plus près de nous – en France et aujourd’hui –, le psychiatre Guillaume Fond liste également de nombreux moyens efficaces et sans effets secondaires pour améliorer les symptômes mentaux, notamment en limitant les inflammations. Ce docteur en neuro-immuno-pharmacologie, s’est concentré sur les relations entre la nutrition, le microbiote et les maladies mentales. Il a essuyé comme tant d’autres avant lui, sans se décourager, le scepticisme d’un milieu incapable de se remettre en question. Pourtant, la connaissance du « deuxième cerveau » situé dans le ventre est pourtant extrêmement documentée depuis plus de dix ans, sans aucune remise en question possible de sa scientificité. Ce que ne dit pas la communication institutionnelle sur la santé mentale, c’est qu’elle commence – entre autres – dans l’assiette. C’est un fait : une habitude aussi quotidienne qu’un régime alimentaire occidental ultra-transformé augmente d’un bon tiers la dépression. L’obésité galopante en Occident est un facteur aggravant conséquent. Les pathologies mentales sont toutes améliorées par une supplémentation en oméga 3, en zinc ou en vitamine D, des produits naturels peu chers et non brevetables. De quoi se remonter le moral.
Conclusion
Le thème passe-partout de la « santé mentale » est un doux euphémisme, incapable de représenter la diversité et la gradation des symptômes mentaux, qu’il est pourtant nécessaire de saisir dès lors que l’on veut y apporter des solutions individualisées. Le bien-portant est privé de débat conséquent sur la psychiatrie, au profit d’une attitude d’inclusion et de tolérance absolues, voire d’autocritique par rapport à une norme. La médecine prise en otage ne remet pas en question ses résultats. La société moderne fait payer son insuffisance aux malades, qu’elle met au pas du libéralisme. Avec deux conséquences : premièrement, la maladie n’est plus une excuse pour échapper au turbin, et, deuxièmement, le malade ne l’est plus vraiment, puisque nous le sommes tous un peu. Mais il y a plus risqué, car l’offensive médiatique mondiale sur la santé mentale offre d’intéressantes perspectives pour la gouvernance. Elle permet d’habituer les populations à un panel d’outils de gestion de sa santé mentale, faite de médications préventives, de psychothérapie à ses frais, et pourquoi pas d’arrêts de travail cycliques (qui pourrait arranger le patronat, comme c’est le cas pour les mi-temps). Elle permet d’intérioriser une forme d’auto ou de co-surveillance de sa santé mentale laissant imaginer les pires scénarios. Les prémices d’une saine colère, ou une nécessaire rébellion pourraient très bien être décryptées comme les signes d’une santé mentale défaillante, avec à la clé un traitement préventif obligatoire, voire un internement comme au bon vieux temps. En attendant que ça passe ou que ça casse, la santé mentale – ou la folie de masse – est le résultat de la folie du monde.
– Béa Bach pour la Section Santé d’E&R –
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