Les 40 ans d’Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest

Les 40 ans d’Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest

L’automne 1984 voit la création d’Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest, de Jovette Machessault. Remémorons-nous ce joyau théâtral méconnu!

La première de la pièce a eu lieu le 24 octobre 1984 à l’Atelier Continu à Montréal dans une mise en scène de Michelle Rossignol, éclairages et décors de Louise Lemieux. La distribution comprenait Patricia Nolin (Alice B. Toklas), Monique Mercure (Gertrude Stein), Louise Marleau (Nathalie Barney), Julie Vincent (Renée Vivien) et le poète Michel Garneau (Ernest Hemingway).   

L’histoire se déroule à l’automne 1939 à Paris dans le salon (« d’une blancheur immaculée ») de « l’amazone » et salonnière Nathalie Barney. Celle-ci convie (rencontre fictive imaginée par Marchessault) ses amies écrivaines : son amante Renée Vivien et le couple Gertrude Stein et Alice B. Toklas. Surgit à l’improviste Ernest Hemingway alors que les armées d’Hitler se préparent à envahir la Pologne.

Publié aux Éditions de la Pleine Lune, le texte est accompagné de biographies éclairantes des cinq protagonistes.

Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest s’inscrit dans ce projet de la dramaturge (également sculptrice et romancière), « déterreuse de femmes », de réhabiliter la culture des femmes.  Ce corpus comprend notamment La Terre est trop courte, Violette Leduc et Anaïs, dans la queue de la comète.

Si certains commentateurs ont été féroces (notamment Robert Lévesque, Gilbert David et la revue Jeu), d’autres échos ont été favorables. Raymond Bernatchez dans La Presse du 26 octobre 1984 parle « d’une pièce remarquable et du rôle exceptionnel de Monique Mercure ». Dans la revue La Vie en rose (décembre 1984), Ariane Émond  s’avère « fascinée (…). Marchessault a véritablement écrit un morceau d’anthologie avec ce passage où Alice B. Toklas fait l’apologie des épouses de génie, sous-génies et génies éventuels. »
 

Échos encore d’acuité

Amie de Michelle Rossignol, l’autrice Isabelle Doré a vu cette « proposition unique » au moins cinq fois. Sa mère, Charlotte Boisjoli, avait joué Laure Conan dans La Saga des poules mouillées, également de Marchessault (« Je n’ai jamais vu une équipe de production autant rigolée ») sous la gouverne de Rossignol, trois ans plus tôt.

« Michelle m’a invitée à la générale d’Alice (et autant de fois par la suite). Ce soir-là, je l’ai sentie plus angoissée. Elle avait prévu un décor constitué de toiles. Constatant que la présence d’œuvres d’art était susceptible de nuire aux interprètes, elle a pris, en larmes, la décision de les retirer, sacrifiant sa signature de metteure en scène l’équipe. »

Pour Isabelle Doré Alice demeure, encore à ce jour, « un fait d’armes impressionnant. Les quatre actrices étaient formidables. J’adore les biographies et Jovette nous permettait de regarder derrière le gros trou de la serrure. »

L’essayiste-autrice Thérèse Lamartine n’a jamais oublié, elle non plus, ses qualités scéniques et littéraires. « Je revois le magnifique décor blanc et Louise Marleau (Nathalie Barney), langoureuse sur un Récamier. J’ai acheté le texte qui m’a éblouie par son intelligence, son mélange de légèreté et de profondeur. C’était une époque où nous étions assoiffées de la pensée des femmes », témoigne la cofondatrice de La Librairie des femmes d’ici, lieu emblématique de ces années effervescentes.

En septembre 2021, Julie Vincent, qui a incarné, alors « jeune actrice », la poétesse saphique Renée Vivien, revenait sur son expérience : « C’est une matière éblouissante et quelle puissance la quête de Marchesseault à travers sa vie, celles d’autres autrices, ces créatrices, écrivaines légendaires qu’elle pourchassait pour refaire au féminin la carte de l’Amérique. »

Quarante ans après la création, la polyvalente femme de théâtre confie que de réfléchir à son interprétation de Renée Vivien lui donne l’occasion de tendre « un miroir sur sa propre route ». Elle se réjouit de la réhabilitation de la poétesse britannique de langue française, « brillante ironiste », traductrice des vers de Sapho. Vivien était « d’une vivacité et d’une telle force poétique », elle a inversé « la perception masculine prônée, entre autres, par le poète Charles Baudelaire de l’intelligence masculine et de la sensibilité féminine pour revendiquer une intelligence féminine ».

En regardant le parcours de Marchessault (une « précurseure » à l’époque pour ses portraits de femmes alors négligées par l’histoire), « et le mien d’une certaine façon (obligation de produire les réalisations de la compagnie Singulier Pluriel dont elle est codirectrice), je constate encore (une certaine) invisibilisation des femmes dans la place publique et artistique. »

Jovette Machessault, « née dans un milieu ouvrier, a sorti de puissantes créatrices de l’ombre et a donné aux femmes des armes pour créer de nouveaux lieux en s’allumant de nos braises ». Empreinte d’humour et d’ironie, la langue de l’autrice nécessite la présence du corps « pour s’incarner dans le potentiel subversif de l’existence. Je saisis maintenant encore plus la charge de son théâtre incantatoire ».

Julie Vincent s’étonne encore de la richesse de l’écriture, « des continents et des galaxies de rêves », qui ne tombe jamais dans le bavardage, mais revendique « la liberté absolue. Je revois le duel entre Ernest Hemingway (Michel Garneau) et Gertrude Stein (Monique Mercure). C’était unique dans le théâtre québécois une telle scène à une époque cruciale de l’humanité » (aube de la Seconde Guerre mondiale).
 

Oasis d’amitiés et d’amours

Lucie Robert caractérisait dans Voix et images (volume 11, numéro 1, 1985) la plume de Marchessault : « Écriture littéraire lyrique et très ciselée, écriture féministe et écriture lesbienne éliminant (entre autres) toute possibilité de conflits entre femmes ».

Un article plus récent paru dans la même revue (« La présence lesbienne dans le théâtre féministe québécois des années 1975-1985 chez Marie-Claire Blais, Pol Pelletier et Jovette Marchessault », volume 36, numéro 1, 2010), signé par Jeanelle Laillou Savona, souligne que c’est sans doute dans cette pièce « que l’on retrouve la meilleure illustration d’une culture des femmes d’inspiration lesbienne (…) Marchessault a réussi à créer une oasis d’amitié et d’amour exemplaire, rêves de nombreuses féministes radicales et lesbiennes des années 1970-1980, mais qui n’ont guère survécu…» 

Avec Louise Lemieux dans le recueil La Scène québécoise au féminin (Pleine Lune 2018), Michelle Rossignol racontait : « C’est intéressant de voir notre parcours. Nous partons du TNM pour un lieu plus restreint. Cette pièce-là (…) nous avons décidé de la subventionner. » En 2012, celle-ci parlait de sa fascination « pour cette langue magnifique » dans l’ouvrage collectif De l’invisible au visible, l’imaginaire de Jovette Marchessault : « On était marginales (sans les ressources d’un théâtre institutionnel), mais on a réussi une production dont on a toujours été fières. »

Suite à l’impact de La Saga des poules mouillées, Rossignol fonde avec Linda Gaboriau (qui a traduit en anglais de Marchessault, cette pièce et plus tard, Le Voyage magnifique d’Emily Carr), les Productions Vermeilles dans l’espoir de porter à la scène des femmes dramaturges. Alice… fut malheureusement leur seule réalisation. « C’était une production indépendante. Les années 1980 ont été très dures pour les femmes », se remémore Julie Vincent.

Rappelons en terminant l’éloge de la critique de cinéma Francine Laurendeau qui revenait sur Alice &. Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest dans une recension du film Waiting for the moon (avec comme protagonistes Toklas, Stein et Hemingway) réalisé par Jill Godmilow (Le Devoir, 25 avril 1987).

« C’était une très belle soirée théâtrale, une mise en scène lumineuse et fluide de Michelle Rossignol, avec des moments tout à fait irrésistibles… »
 


 

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