Le légendaire correspondant étranger, décédé à l’âge de 84 ans, était surveillé et ciblé par une unité de propagande britannique secrète, comme le montrent des dossiers déclassifiés.
Des dossiers récemment déclassifiés révèlent comment le gouvernement britannique a surveillé secrètement le journaliste australien John Pilger et a cherché à le discréditer en encourageant des contacts dans les médias à l’attaquer dans la presse.
John Pilger, décédé à Londres le 30 décembre dernier à l’âge de 84 ans, était surtout connu pour ses nombreux documentaires dénonçant les politiques des gouvernements étasunien, britannique et australien.
Son film, Stealing a Nation, montrait comment la Grande-Bretagne avait expulsé la population autochtone des îles Chagos pour faire place à une base militaire étasunienne, tandis que Death of a Nation exposait comment le génocide au Timor oriental s’était produit « avec la connivence de la Grande-Bretagne, des États-Unis et de l’Australie. »
Un dossier secret
En 1975, l’unité secrète de propagande de la Guerre froide du Foreign Office, l’Information Research Department (IRD), a ouvert un dossier sur Pilger.
Cette année-là, J. O’Connor Howe, fonctionnaire de l’IRD, se plaint que l’émission télévisée de Pilger diffusée au Royaume-Uni, « A Nod and a Wink » [Un hochement de tête et un clin d’oeil, NdT] a accordé « un traitement tout à fait sympathique aux piquets de grève de Shrewsbury », lorsque plusieurs syndicalistes ont été injustement condamnés et emprisonnés.
Howe a ajouté : « Il faut espérer que John Pilger et ses semblables ne deviennent pas influents dans leur couverture de l’actualité. » Un autre fonctionnaire a répondu : « Les hochements de tête et les clins d’œil de Pilger doivent être surveillés de plus près. »
Bien que l’IRD ait été dissous en 1977, le dossier de Pilger a été transféré à l’organisation qui lui a succédé, la Special Production Unit (SPU), et le Foreign Office a continué à suivre ses activités au cours des années suivantes.
« Un travail à la hache »
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, Pilger s’est rendu en Asie du Sud-Est pour tourner Year Zero : The Silent Death of Cambodia [Année Zéro : la mort silencieuse du Cambodge, NdT et Cambodia : Year One [Cambodge : Année Une, NdT].
Ces documentaires couvrent la campagne secrète de bombardements de Washington sur le Cambodge pendant la guerre du Viêtnam et la responsabilité partielle des États-Unis et de la Grande-Bretagne dans la brutalité du régime de Pol Pot.
Tout au long de cette période, le gouvernement britannique a surveillé les activités de Pilger et préparé des contre-mesures à son encontre.
Le cabinet du Premier ministre de l’époque, Margaret Thatcher, a demandé en privé à l’ambassade britannique à Bangkok des « informations sur les antécédents journalistiques de Pilger. »
Il a spécifiquement demandé : « Des exemples de toute production éditoriale de Pilger sur le Vietnam/Cambodge au cours de la période 1968-78, et des exemples de son travail critiquant la politique intérieure du Royaume-Uni. »
En septembre 1980, Thomas J. Duggin, fonctionnaire de l’ambassade britannique à Bangkok, a noté que le travail de Pilger sur le Cambodge « mérite une réplique [réponse] avant que son film ne soit projeté – un sujet qui mérite peut-être l’attention de Peter Joy. »
Peter Joy n’était pas un diplomate ordinaire. Il était à la tête de la très secrète Special Editorial Unit (SEU) de l’IRD, qui planifiait et exécutait des opérations de « propagande noire » dans le monde entier contre ceux qui étaient considérés comme menaçant les intérêts de la Grande-Bretagne.
Dans ce cadre, la SEU travaillait en étroite collaboration avec le MI6 pour produire des rapports à partir de fausses sources et d’organisations fictives, et diffuser dans la presse des informations stratégiquement précieuses.
Ce que Duggin semblait suggérer, en d’autres termes, c’est que le Foreign Office avait secrètement inspiré une opération contre Pilger avant la sortie de son film.
Le dossier d’accusation
Le Foreign Office a ensuite établi un dossier d’accusation sur Pilger et a cherché un journaliste qui serait prêt à mener un « travail à la hache » sur lui.
Un tel article pourrait s’appuyer sur « les commentaires des deux ambassades de Bangkok [le Royaume-Uni et les États-Unis] pour contrer les impressions créées par le reportage de Pilger. »
L’ambassade a également obtenu des informations de « l’un des associés de Pilger » qui lui a parlé en privé « de ses motivations et de ses activités » dans la région. L’identité de cette personne n’est pas claire.
En fin de compte, « la réticence d’un journaliste » à mener à bien cette opération a fait échouer le plan du ministère des affaires étrangères visant à contrer les reportages de Pilger sur le Cambodge.
Il n’est toutefois pas certain que le Foreign Office ait réussi à inspirer d’autres attaques contre Pilger.
De nombreux documents du dossier de Pilger ont été retirés, certains devant rester classifiés jusqu’en 2041.
« Je ne peux qu’éclater de rire »
Le Foreign Office a souvent parlé de Pilger en des termes enflammés. Son travail sur l’Asie du Sud-Est ressemblait à une « voix cynique du Kremlin », a déclaré un fonctionnaire du Foreign Office, tandis qu’un autre se plaignait : « Cela ressemblait à un travail de relations publiques pour le compte de Hanoï et de Moscou. »
Avant son décès, Pilger a réagi à ces révélations : « Certains des documents me concernant remontent aux années 80 ; et c’était à l’époque où je faisais des reportages en Asie du Sud-Est, au Cambodge et au Viêtnam. »
« Mes reportages, qui étaient vraiment exclusifs, révélaient aux gens ce qu’ils ne savaient pas, exposaient beaucoup de choses, dénonçaient les tyrans, mais aussi ceux qui soutenaient secrètement les tyrans – c’est plutôt embarrassant. »
« Dans l’un de ces documents, j’ai été décrit comme étant pro-Kremlin. Je veux dire que lorsque je lis cela, des années plus tard, je ne peux qu’éclater de rire […] Mais nous ne devons jamais prendre cela à la légère. »
John Pilger a confié en privé à cet auteur qu’il était au courant d’une campagne du Foreign Office à son encontre, liée aux États-Unis, mais qu’il ne disposait que de peu de documents à l’appui.
« Les informations que j’ai diffusées et qui les ont piqués sont celles de leur implication dans les Khmers rouges et dans la guerre de Suharto au Timor oriental », a-t-il déclaré.
À propos de l’auteur
John McEvoy est un journaliste indépendant qui a écrit pour International History Review, The Canary, Tribune Magazine, Jacobin et Brasil Wire.
Source : Declassified UK, John McEvoy
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Source : Declassified UK, John McEvoy, 08-01-2024
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir