L’idéologie de Trump. Il s’adresse aux masses sans perturber le pouvoir des élites. L’argent devient l’instrument et le but du commandement social. Tout cela est possible parce qu’il manque un projet de gauche radicale.
La nouvelle droite est de plus en plus un phénomène mondial qui utilise partout le même langage. Le duo Trump-Vance, qui ne se déclare plus libéraliste, lance des anathèmes aux élites, maudit la finance, dénigre le capital mondialisé et caresse la classe ouvrière abandonnée, a étonné les observateurs. En soulignant sa connotation idéologique inédite, Sebastiano Maffettone, dans le « Sole 24 Ore », isole dans le lexique des Républicains en lice pour le bureau ovale certains accents caractéristiques d’un « socialisme humanitaire du siècle dernier ». Mais la définition qui correspond le mieux à l’élégie de ceux qui versent des larmes sur l’Amérique industrielle disparue est peut-être celle de Marx, qui parlait d’un « socialisme réactionnaire ». Après avoir rendu inutiles les images usagées du libéralisme, un segment du capital vole des symboles et des mots à la gauche pour incriminer la composante rivale, elle aussi en possession d’une substance infinie, et se proclame même le porte-drapeau de la classe moyenne, méprisée par la droite lorsque les travailleurs avaient une subjectivité politique autonome.
Dans sa seule censure posthume du libéralisme, avec sa description impitoyable des conséquences destructrices d’une désindustrialisation débridée dont le libéralisme est la cause par le biais de la déréglementation, le conservatisme américain perfectionne ce que Marx appelait une rhétorique « mi-lamentation, mi-pasquinade, mi-écho du passé, mi-menace de l’avenir ». La touche instrumentale du socialisme sert aux champions de la droite étoilée à enfoncer le clou sur la dynamique du présent, battue « avec un jugement amer et sarcastique, mais toujours avec un effet comique dû à son incapacité totale à comprendre le cours de l’histoire moderne ». En l’absence d’une véritable organisation ouvrière préparant l’assaut du ciel, les conservateurs planifient la conquête des classes populaires passivisés en recourant au répertoire du sentimentalisme démagogique, qui pénètre dans les territoires où les partis se sont démobilisés. Ces messieurs, exhortait Marx, agitaient la besace du mendiant prolétarien comme un drapeau, pour rallier le peuple derrière eux. Mais chaque fois que celui-ci les suivait, il apercevait sur leur dos les vieux blasons féodaux et se dispersait en éclatant d’un rire grondant et irrévérencieux ».
En effet, après avoir séduit les travailleurs en leur promettant une protection contre les délocalisations et des augmentations de salaires, la présidence Trump a révélé son vrai visage en prescrivant une dose massive de libéralisme pro-business (flat tax pour les riches, plan de refonte de la législation fiscale, anéantissement de la tentative obamienne de couverture de santé publique). Si l’on veut comprendre la « Nouvelle Droite » qui porte le vêtement bleu, il est utile de l’encadrer avec les outils de l’histoire des idées. Corey Robin l’a fait avec efficacité (The Reactionary Mind. Conservatism from Edmund Burke To Donald Trump, Oxford University Press, 2017), qui montre comment les caractéristiques les plus fraîches du conservatisme contemporain sont en réalité des éléments plutôt éculés. Il écrit que les thèmes anti-système, les veines du racisme et du populisme, l’agression et le mépris de la loi, des institutions et des classes dirigeantes, la bataille contre les démons du politiquement correct « ne sont pas des développements récents ou excentriques de la droite américaine. Il s’agit au contraire des éléments constitutifs du conservatisme, dont les origines remontent à la réaction européenne contre la Révolution française ».
Le leader de la droite populiste d’aujourd’hui, qui se pose en idole de l’impolitique, avance sans se soucier des contraintes de la cohérence et, au nom du désordre et du chaos, répudie sans cesse la rigueur de l’argumentation, est le lointain épigone du conservatisme du XIXe siècle, qui rejetait les carcans de la raison, percevant comme une contrainte toute pensée logique appliquée aux affaires politiques.
Entre la haine actuelle d’une politique réduite à un schéma linéaire, qui pousse Trump à s’exclamer « ça vaut la peine d’être un peu sauvage », et les réflexions d’Edmund Burke, qui vantait « la généreuse sauvagerie du don-quichottisme », il y a une continuité – même si elle est faible – de suggestions. Tout conservatisme d’hier et d’aujourd’hui entend démolir l’idée même que la société se rattache à un ordre cohérent, à un dessein harmonieux. La politique en tant qu’acte totalement abrutissant convient bien aux leaders irréguliers qui professent leur aliénation et leur hostilité au Palais afin d’émerger. « À la manière de George W. Bush, dont les manières de cow-boy ont inspiré le titre flamboyant de ’Rebel in Chief’, Trump joue le rôle du joyeux boucanier, toujours impolitique, se moquant de l’élégant dévot des principes, de l’arithmétique politique et de la géométrie morale » (Robin). Dans ce bagage démodé qui oppose l’élan vital à l’ennui de la politique, explique Robin, l’objectif est de « plaire aux masses sans perturber le pouvoir des élites ou, plus précisément, d’exploiter l’énergie des masses pour renforcer ou restaurer le pouvoir des élites ».
C’est dans l’élite qui triomphe sous le couvert de l’anti-establishment, et qui utilise le soutien du peuple pour figer les anciennes positions hégémoniques, que réside l’éternel secret du conservatisme. La nouveauté de la philosophie économique de Trump est que, pour transcender les limites d’un capitalisme sans âme, il n’exhibe pas les muscles de la grande politique (course aux armements, guerre, grandeur nationale, leadership impérial), mais cultive – à l’exception de l’imposition de droits de douane pour freiner les concurrents étrangers – le mythe de la concurrence du marché comme un concours galvanisant qui exige « des actes d’héroïsme de la part d’une classe économique qui se considère elle-même et son entreprise comme le fondement naturel de la domination ». Dans la querelle du combattant et de l’homme d’affaires, Trump se place du côté du feu sacré de l’argent, qu’il vénère comme la justification solide du prestige accordé à l’individu touché par la gloire. L’arène contractuelle qui décerne les honneurs au souriant magnat est la seule attestation de vérité qui compte. Ce n’est pas un hasard si le reproche que l’autoproclamé « fils de la classe ouvrière » J.D. Vance adresse à Kamala Harris est de n’avoir jamais ouvert d’entreprise.
En plus de ne pas dédaigner le sauvetage de l’État si les chiffres ne sont pas bons, Trump, qui se présente également comme un conservateur aux ambitions anti-mercantiles, « considère que les questions politiques ne sont rien d’autre que des transactions commerciales. L’argent est l’instrument et le but du commandement de l’État. Quiconque aspire à exercer le pouvoir public doit être un expert en matière d’argent : le succès ou l’échec dans le monde du commerce est le meilleur test du courage politique. Même si Trump tente d’utiliser le jargon du hard power – violence, coercition, autorité – il ne peut éviter de retomber dans les idiomes du marché qu’il connaît si bien » (Robin). Le style populiste, qui pleure l’égarement ouvrier dans les rudes régions intérieures, fait partie de l’attirail d’autodéfense des cercles de privilèges au sein de collectivités stabilisées par la défaite de l’alternative socialiste. Quand Trump joue la carte du magnat fessant le secteur financier, du richissime fessant les ploutocraties, il le fait parce qu’il est conscient qu’il n’y a pas de gauche qui remette en cause l’ordre social.
Dans un scénario dépourvu de sujets radicaux crédibles, la droite peut se présenter comme une force populaire du côté du travail. A une époque où le conflit capitalisme-socialisme était encore d’une issue incertaine, comme ce fut le cas dans la seconde moitié du XXème siècle, il aurait été totalement impensable pour les classes dirigeantes de s’appuyer sur des capitaines déséquilibrés, menteurs, déloyaux, improvisateurs. La nouvelle droite est l’expression de l’euphorie d’un univers bourgeois qui a résorbé le clivage capital-travail et peut remettre le sceptre à l’indiscipliné et inconstant Trump (célèbre est sa phrase : » Je pourrais me tenir au milieu de la 5e avenue et tirer sur quelqu’un sans perdre une seule voix »). Le nouveau credo conservateur est le produit d’une overdose de victoire qui conduit la bourgeoisie à croire trompeusement qu’en l’absence d’ennemi, elle peut même se permettre de laisser le constitutionnalisme et ses pouvoirs équilibrés se dissoudre dans la conduite d’un dirigeant qui est autorisé à perpétuité à ne pas avoir de comptes à rendre.
La conclusion de Corey Robin, sur la parabole déclinante prévisible du soutien au président aux ambitions insurrectionnelles, péchait par optimisme en affirmant que « la folie de Trump risque de le rendre marginal, lui et son mouvement. Sans une gauche véritablement émancipatrice pour s’y opposer, la rage de Trump semble n’être rien de plus que ce qu’elle est : le délire d’un vieil homme ». La victimisation (« c’est la plus grande chasse aux sorcières contre un homme politique de l’histoire américaine ! »), la dénonciation de la fraude, le déni de la défaite, l’amplification de la symbolique raciste et religieuse, l’annonce répétée d’une guerre civile, l’accusation du challenger Harris de mener au communisme, révèlent que le pari sur la pacification des sociétés occidentales est pour le moins hâtif.
13 août 2024
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Michele Prospero est professeur de philosophie du droit à la faculté de sciences politiques, de sociologie et de communication de l’université La Sapienza. Auteur de nombreux essais, il collabore avec diverses revues scientifiques et journaux. Il s’intéresse principalement au système institutionnel italien et à la pensée politique de gauche. Son dernier livre est La scienza politica di Gramsci, Bordeaux edizioni, 2016 [La science politique de Gramsci, non encore traduit en français]
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir