Émilie Gomis et Brittney Griner ont des points communs. Elles sont nées un 18 octobre, sont ou ont été basketteuses de haut niveau et ont défendu publiquement des opinions impopulaires. Mieux, elles auraient dû se croiser aux JO de Paris – l’une sur le parquet, l’autre côté orga – mais l’activisme d’Émilie, hélas centré sur le mauvais sujet, a rendu ses retrouvailles impossibles. Trajectoires.
Des sportives accomplies
Les deux jeunes femmes se sont d’abord fait un nom par leurs exploits sportifs. Brittney Yevette Griner, 33 ans, est l’une des figures emblématiques du basket féminin mondial. Avec ses 206 centimètre sous la toise, la Texane s’est imposée comme l’une des intérieures les plus dominantes du jeu dans toutes les ligues qu’elle a fréquentées. Que ce soit en universitaire à Baylor (championne NCAA 2012), en professionnel à Phoenix (championne WNBA 2014) et Iekaterinbourg (quadruple championne Euroleague), ou encore avec la sélection nationale (double championne du monde), Brittney a tout raflé. Et n’en déplaise aux puristes qui raillent son arrogance déplacée [1] et sa gestuelle mal synchronisée, Brittney a marqué son sport par ses dunks et sa personnalité. De son côté, Emilie Gomis, 40 ans, a également laissé son empreinte dans le monde peu médiatique du basket féminin hexagonal. Meneuse rapide et créatrice, Emilie a glané les titres de rigueur pour toute joueuse de son rang (Championnat de France 2007, Coupe de France 2013) et a soigneusement collectionné les capes (194) en équipe nationale. L’apogée de cette épopée chez les Bleues a été double, avec un titre européen en 2009 à Riga et une médaille d’argent à Londres 2012… face à la Team USA.
- Raquette cadenassée, mène organisée
Des vies privées éloignées
À la ville, les deux basketteuses ont emprunté des chemins divergents. Déjà remarquable par ses mensurations et tatouages hors normes, Brittney Griner a gagné l’attention des médias en leur révélant son homosexualité en 2013 ; après avoir perdu une partie de sa famille pour les mêmes raisons [2]. Sa côte de sympathie s’est d’ailleurs accrue auprès de la presse autorisée quand des rumeurs de transsexualisme ont commencé à fuser, notamment après que Brigi… pardon, Brittney eut posté des vidéos de son torse nu et plat sur les réseaux. Côté cœur, les choses ne sont pas moins animées : Griner a plaidé coupable dans une affaire de violences conjugales en 2014, puis s’est engagée dans une bataille judiciaire avec la victime, quelques semaines avant la venue au monde de leurs jumeaux. La joueuse est aujourd’hui remariée et déclare vouloir être appelée « papa » par l’enfant que sa nouvelle compagne attend [3]… Plus discrète, Émilie laisse filtrer peu de détails de sa vie privée. Ne bénéficiant pas non plus d’une exposition médiatique comparable à celle dont jouit sa consœur étasunienne, elle accuse logiquement un déficit d’image vis-à vis du grand public. Pour autant, la reconnaissance est là. Elle a ainsi été faite chevalier de l’ordre national du Mérite en 2012 et ambassadrice des JO de Paris 2024.
Des citoyennes engagées
Les deux athlètes ont décidé de mettre leur notoriété au service de causes sociales sérieuses. Outre ses actions caritatives en faveur des ghettos noirs les plus déshérités [4], Brittney a fait partie des sportifs américains à avoir posé un genou à terre durant l’hymne, après la mort de George Floyd. Convaincue que le racisme systémique est une réalité aux États-Unis, Griner n’a pas cédé aux hurlements de ses détracteurs et a surenchéri en demandant carrément la suppression du Star-Spangled Banner avant chaque rencontre sportive. Cette déclaration, prise dans un flot d’autres propos progressistes (pro-LGBT, pro-BLM, anti-Trump), a mis le feu au cerveau de commentateurs spécialisés et partisans. Brittney est instamment devenue la nouvelle incarnation du traître à sa patrie pour l’alt-right US, pendant qu’elle devenait une référence de l’activisme noir 2.0 pour le camp d’en face. Émilie Gomis a elle aussi pris position sur un sujet tout aussi clivant que celui des relations raciales aux USA : le conflit en Palestine occupée. L’ex-joueuse française a ainsi osé critiquer la politique coloniale qu’y mène Israël et appeler à une prise de conscience urgente de ses concitoyens. Une bombe lancée sur Instagram le 9 octobre dernier, deux jours après l’attaque du Hamas, à huit mois des Jeux…
- Critiquer la mère-patrie versus critiquer la maison-mère…
Des justiciables sanctionnées
Leurs actions ont coûté aux deux jeunes femmes quelques libertés, mais pas pour les mêmes raisons. Bien que s’étant aliénée l’essentiel du public WNBA (alors majoritairement composé d’hommes blancs de plus de 40 ans), Brittney n’a pas été mise à l’amende pour ses propos. En revanche, elle a eu maille à partir avec la Russie, sa douane tatillonne et son système judiciaire à l’été 2022. Atterrissant à Moscou pour y rejoindre son club d’hiver, Griner a en effet été arrêtée en possession d’huile de cannabis pour vapoteuse, produit interdit chez l’Oncle Vlad. Une arrestation et un procès hautement médiatisés plus tard, la basketteuse (s)tressée est condamnée à neuf années d’emprisonnement in situ, en pleine crise ukrainienne. Le cas d’Émilie Gomis est différent. Pour la native de Ziguinchor au Sénégal, ce sont bien ses déclarations politiques qui lui ont valu la série de déboires que l’on sait. Après avoir touché au sacré, celle-ci a immédiatement senti le bras de l’Éternel fondre sur elle ; en l’occurrence des plaintes venant du Conseil représentatif des institutions juives de France, du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme et de l’Organisation juive européenne [5]. Une prise à trois de haut niveau, orchestrée par l’amicale de la souffrance éternelle, dont seuls les meilleurs savent réchapper.
- Demain est un autre jour
Des soutiens variables
La déconfiture des deux femmes a engendré comme toujours son lot de réactions, tantôt aimantes tantôt cinglantes. Pour la basketteuse américaine, le soutien a été quasi unanime. Griner a immédiatement été étiquetée « prisonnière politique » par les gardiens de la pensée et progressivement présentée comme innocente dans le narratif officiel. La mobilisation est montée au sommet de l’establishment, Joe Biden décidant d’employer les grands moyens pour rapatrier son nouveau trésor. En fin tacticien, le 46e président des États-Unis a ainsi accepté de remettre aux autorités russes Viktor Bout dit « le marchand de la mort », célèbre trafiquant d’armes incarcéré dans l’Illinois pour conspiration contre les USA. L’échange, fêté comme un succès diplomatique par la Maison-Blanche, fut traité en insulte au drapeau par l’opposition républicaine [6]. Pour Émilie en revanche, son combat n’a pas suscité la même effervescence. Aucune personnalité du monde sportif, culturel ou politique n’est venue rallier la basketteuse française. Pas une célébrité n’a demandé la clémence pour celle qui ne faisait qu’appeler à l’arrêt des massacres. Et tous l’ont laissée s’humilier publiquement devant une machine à broyer du dissident. Sous pression, Émilie a fini par démissionner du CNOSF puis de Paris 2024 en janvier dernier [7]. Dans l’indifférence générale ou presque.
- – Maintenant elle va pouvoir recommencer à faire ce qu’elle fait de mieux.
– Lui aussi.
Des situations antipodales
Les épilogues des crises respectives qu’ont connues les deux femmes se trouvent aux antipodes l’un de l’autre. À son retour au pays, Brittney a été célébrée comme un petit chef d’État, passant de plateau télé en cérémonie officielle pour raconter son histoire. Désireuse d’ancrer dans l’esprit de tous que sa détention était abusive, Griner est désormais la figure emblématique de Bring Our Families Home, asso œuvrant pour le retour au pays des prisonniers accusés à tort. Elle est portée aux nues par sa ligue, son club, son équipementier et autres agents du Système.
Émilie, elle, n’a pas eu de cette chance. Malgré le retrait de sa publication litigieuse, une techouva en bonne et due forme [8] et une démission censée apaiser les esprits les plus revanchards de notre beau pays, Gomis n’est pas sortie d’affaire. Le Pôle national de lutte contre la haine en ligne – noble institution appelée à prendre de l’importance dans un futur proche – la poursuit toujours pour antisémitisme et apologie du terrorisme. Mais ce harcèlement ne semble pas avoir infléchi sa détermination. Déjà ostracisée pour son appel à la « paix par le sport » sur le front ukrainien [9], la franco-sénégalaise continue de dénoncer les injustices qu’elle décèle ; notamment celles subies par l’Iran, dont Israël (décidément) bombarderait les consulats en s’affranchissant (on n’ose y croire) du droit international [10]. On ne se refait pas.
Des rappels au réel
Les derniers temps furent donc animés pour Brittney Griner et Émilie Gomis et toutes deux ont eu loisir de tester la vigueur de leurs convictions. Pour l’Américaine, la détention semble avoir eu l’effet d’un électrochoc : le moment des hymnes est devenu un rituel particulier qu’elle savoure avec respect et gratitude désormais. Elle a ainsi écrasé une larme lors de la cérémonie des médailles à Paris, la main droite pressée sur le cœur. Certes, les supporters les plus rancuniers voient en ce spectaculaire retournement une chutzpah d’invertébré. Mais d’autres, plus empathiques, se réjouissent simplement de voir leur joueuse revenir à la raison. Comme vu plus haut, Émilie n’en a elle pas encore fini avec les joies de l’activisme politique. Sans le vouloir, elle a fait son entrée dans la dissidence par la porte la plus étroite qui soit et savoure déjà les délices de sa condition de paria. Outre les relations avec l’appareil judiciaire français, Gomis doit désormais composer avec l’étiquette d’infréquentable et cet isolement social insidieux que seuls rompront ses vrais alliés. Une traversée du désert qu’on lui souhaite la plus courte possible et qui contraste avec la trajectoire de Griner, sur le toit de l’Olympe pour la troisième fois de sa carrière depuis ce dimanche. Les fameuses montagnes russes, probablement…
- Sous les projecteurs, sous les radars
Morale (discutable) de la fable
Ne mords pas la main qui te nourrit, moins encore celle qui peut te pourrir.
Léon Lacroix
Source: Lire l'article complet de Égalité et Réconciliation