Vers la guerre
• Cet article de Dimitri Trenine a son importance, en fonction de l’attitude habituelle de ce membre des élites russes de la sécurité nationale. • Dans le tableau général de la situation, certaines phrases résonnent comme une recommandation pour que la Russie envisage des interventions hors du cadre l’‘Opération Militaire Spéciale’, y compris, comprend-on entre les lignes, vers certains points stratégiques de pays de l’OTAN. • L’incursion ukrainienne de Koursk n’est pas citée mais on sent bien que l’événement détermine désormais la réflexion russe.
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Nous prenons à nouveau l’avis de Dimitri Trenine sur la situation générale en Russie, sur la guerre en Ukraine et sur les perspectives à un nouveau moment important (intrusion/invasion de Koursk). Nous considérons les “sorties” médiatiques régulières de Dimitri Trenine comme très significatives et caractéristiques de l’évolution de la pensée générale de la direction russe en général.
Nous rappelons ici quelques mots déjà publiés sur Trenine, pour rappeler la raison de notre référence à lui à peu près depuis 2014, avant justement une nouvelle référence avec la publication de cet article qu’il vient de publier le 15 août sur RT.com.
« Pourquoi Dimitri Trenine, membre du Conseil de Politique Étrangère et de Défense de Russie ? Parce que cet ancien officier de l’Armée Rouge, spécialisé dans le renseignement et la communication, fut rapidement un personnage-clef des relations entre l’Ouest et l’URSS devenant Russie, à la fois expert et membre de l’intelligentsia. Il passa un an au Collège de l’OTAN, en 1994, et devint onze ans plus tard, consécration de sa position, le premier président russe de l’antenne moscovite de l’organisation américaniste Carnegie et, par exemple de façon symboliquement significative, collaborateur régulier du ‘Guardian’. La présentation que nous faisions de lui, le 4 août 2014, montrait bien que nous le tenions comme un des tenants de la faction ‘occidentaliste’ de l’élite moscovite :
» “…Dimitri Trenine, qu’on a déjà rencontré sur ce site (voir le 4 mars 2014). Bien que directeur du Carnegie Centre de Moscou, ce qui devrait impliquer une orientation ‘occidentaliste’, sinon américaniste dans les élites moscovites, Trenine se montre au contraire comme un commentateur éclairé, qui sait définir une situation sans céder aux tropismes sans nombre qui caractérisent tout ce qui dépend trop des largesses du bloc BAO dans le chef des organisations implantées en Russie dans ce sens. Cette fois, Trenine s’essaie à un exercice qui commence à faire florès chez les commentateurs et analystes, qui est la prospective des relations Russie-USA…” »
L’essentiel que nous devons dire du texte de Trenine est la mesure très importante dans laquelle il constitue un avertissement sur ce qu’il juge être la venue quasiment inéluctable d’un conflit de très grande dimension. Il parle (au moins) de l’Europe suivant le modèle ukrainien à partir d’une dramatisation de l’actuelle guerre de l’Ukraine.
Il est certain que la récente (6 août) entrée des forces ukrainiennes en Russie a très largement apporté cette “dramatisation”, dans tous les cas au niveau de la communication. Le pouvoir russe, et notamment Poutine, est désormais soumis à des pressions colossales de la part de la population et des organes de communication indépendants, sinon dissidents, pour prendre des mesures de riposte d’une nature (et d’une géographie) différentes de celles qui ont été opérées jusqu’ici.
Trenine lui-même affirme nettement que le temps est passé des “avertissements verbaux” et des “espoirs” que les américanistes-occidentalistes modèrent eux-mêmes leur politique ; il énonce certains cas qui pourraient conduire à des ripostes russes dépassant l’Ukraine même et impliquant des pays de l’OTAN. Trenine s’avère même être partisan de telles actions, ce qui est assez remarquable de la part d’un esprit très modéré et venu du parti “occidentaliste” en Russie (une évolution à peu près semblable à celle de Medvedev, qui ne cesse d’appeler à une riposte massive à la pénétration ukrainienne en Russie)… Cette phrase de Trenine, par exemple, est importante :
« Bien entendu, la position la plus forte pour la Russie est d’être proactive, de poursuivre une stratégie préventive dans laquelle Moscou ne réagit pas aux mesures d’escalade de l’ennemi, mais prend l’initiative stratégique. »
On reprend ici le passage complet que cette phrase termine. On y trouve toute la logique déployée par Trenine en faveur d’interventions de riposte touchant directement l’OTAN.
« Les espoirs sont des espoirs, mais il est clair que la Russie a déjà épuisé sa réserve d’avertissements verbaux. Les actions hostiles de nos adversaires n’appellent pas une condamnation, mais une réponse appropriée. Nous parlons désormais des aérodromes des pays de l’OTAN, dont la Pologne, où pourraient bien être basés les F-16 remis à Kiev ; d'éventuelles tentatives de l'Estonie et de la Finlande visant à perturber la navigation dans le golfe de Finlande ; la perspective que la Lituanie coupe la liaison ferroviaire entre Kaliningrad et la Russie continentale sous divers prétextes ; et des menaces importantes contre notre alliée la Biélorussie. Une réponse ferme à un stade précoce de l’élaboration de chacun de ces projets possibles a de meilleures chances d’empêcher une escalade dangereuse. »
Poursuivant son analyse extrêmement concrète et réaliste, Trenine désigne le lieu géographique le plus militarisé et où le processus d’enchaînement vers un conflit apparaît le plus probable. Il s’agit de la mer Baltique devenue, clame-t-on à l’OTAN et à l’UE, un « lac de l’OTAN ».
« La région de la mer Baltique a perdu depuis de nombreuses années son statut de région la plus stable et la plus pacifique d’Europe. Depuis que la Pologne (1999), la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie (2004), et plus récemment la Finlande (2023) et la Suède (2024), ont rejoint l’OTAN, elle est devenue, comme ils le répètent fièrement et joyeusement à Bruxelles, un “lac de l’OTAN ”. Il faut compter deux heures de route de Narva (c'est-à-dire l'OTAN) à St. Pétersbourg. Après que la Finlande a rejoint le bloc dirigé par les États-Unis, la ligne de contact direct s’est allongée de 1 300 km, ce qui signifie qu’elle a doublé. Saint-Pétersbourg se trouve à moins de 150 km de cette frontière. Ainsi, le prix à payer pour l’abandon volontaire par Moscou du principe d’endiguement géopolitique à la fin de la guerre froide a été élevé. »
Ce que Trenine propose implicitement, finalement, c’est bien que la Russie entre dans une nouvelle phase où plusieurs “lignes rouges” (que les Russes s’imposent à eux-mêmes) seront déplacées ou supprimées. La guerre en Ukraine deviendrait donc un conflit d’une autre nature que celui qui est en cours.
Cet article de Trenine fait donc partie d’un débat aujourd’hui extrêmement actif en Russie autour de cette question, mesurant ainsi d’une façon concrète le choc qu’a produit l’entrée des Ukrainiens dans la région de Koursk (et quelle qu’en soient la tournure, la réalisation et l’issue). L’argument général de Trenine rejoint les déclarations de Medvedev du 7 août 2024 :
« “À partir de ce moment, l’opération militaire spéciale devrait devenir ouvertement de nature extraterritoriale”, nous pouvons et devons aller plus loin dans ce qui existe encore en Ukraine. À Odessa, Kharkov, Dniepropetrovsk, Nikolaiev. À Kiev et plus loin. Il ne devrait y avoir aucune restriction en termes de frontières reconnues”
» “l’opération terroriste dans la région de Koursk devrait lever tous les tabous en déclarant publiquement que les forces russes ne s’arrêteront que lorsque nous considérerons cela acceptable et bénéfique pour nous.” »
dedefensa.org
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L’Europe pourrait être la prochaine Ukraine
La “crise ukrainienne” n’est pas vraiment un nom précis pour décrire ce qui se passe actuellement dans les relations entre la Russie et l’Occident. Cette confrontation est mondiale. Elle touche pratiquement tous les domaines fonctionnels – de la finance aux produits pharmaceutiques en passant par le sport – et s'étend sur de nombreuses régions géographiques.
En Europe, qui est devenue l’épicentre de cette confrontation, le niveau de tension le plus élevé en dehors de l’Ukraine se situe désormais dans la région baltique. La question souvent posée en Russie (et en Occident) est la suivante : cela deviendra-t-il le prochain théâtre de guerre ?
En Europe occidentale et en Amérique du Nord, on envisage depuis longtemps un scénario dans lequel l’armée russe, après sa victoire en Ukraine, continue d’avancer – cherchant ensuite à conquérir les républiques baltes et la Pologne.
Le but de ce simple fantasme de propagande est clair : convaincre les Européens occidentaux que s’ils n’investissent pas pleinement dans le soutien à Kiev, ils pourraient se retrouver avec une guerre sur leur propre territoire.
Il est révélateur que presque personne dans l’UE n’ose demander publiquement si Moscou est intéressée par un conflit armé direct avec l’OTAN. Quels seraient ses objectifs dans une telle guerre ? Et quel prix serait-il prêt à payer ? De toute évidence, même poser de telles questions pourrait conduire à des accusations de diffusion de propagande russe.
Notre pays prend note des déclarations provocatrices de nos voisins du nord-ouest, les Polonais, les pays baltes et les Finlandais. Ils ont évoqué la possibilité de bloquer l’enclave de Kaliningrad par voie maritime et terrestre et de bloquer la sortie de la Russie du golfe de Finlande. De telles déclarations sont pour la plupart faites par des hommes politiques à la retraite, mais parfois des ministres et des officiers militaires en exercice élèvent également la voix.
Les menaces ne provoquent pas la panique parmi les Russes. Des décisions de cette ampleur sont prises à Washington, pas à Varsovie ou à Tallinn. Néanmoins, la situation ne peut être ignorée.
La région de la mer Baltique a perdu depuis de nombreuses années son statut de région la plus stable et la plus pacifique d’Europe. Depuis que la Pologne (1999), la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie (2004), et plus récemment la Finlande (2023) et la Suède (2024), ont rejoint l’OTAN, elle est devenue, comme ils le répètent fièrement et joyeusement à Bruxelles, un « lac de l’OTAN ». Il faut compter deux heures de route de Narva (c'est-à-dire l'OTAN) à St. Pétersbourg. Après que la Finlande a rejoint le bloc dirigé par les États-Unis, la ligne de contact direct s’est allongée de 1 300 km, ce qui signifie qu’elle a doublé. Saint-Pétersbourg se trouve à moins de 150 km de cette frontière. Ainsi, le prix à payer pour l’abandon volontaire par Moscou du principe d’endiguement géopolitique à la fin de la guerre froide a été élevé.
Le territoire de l’OTAN ne s’est pas seulement étendu et rapproché de la frontière russe ; il est activement équipé pour les opérations. Des couloirs permettant aux forces de l'OTAN d'accéder rapidement à la frontière (ce qu'on appelle l'espace Schengen militaire) sont devenus opérationnels ; de nouvelles bases militaires sont construites et celles existantes sont modernisées ; la présence physique des forces américaines et alliées dans la région augmente ; les exercices militaires, aériens et navals deviennent de plus en plus intensifs et étendus. L’annonce par Washington de son intention de déployer des missiles à portée intermédiaire en Allemagne en 2026 établit un parallèle avec la crise dite des euromissiles du début des années 1980, considérée comme la période la plus dangereuse de la guerre froide après l’impasse cubaine d’octobre 1962.
La situation actuelle dans le nord-ouest oblige Moscou à renforcer sa stratégie de dissuasion militaire contre l’ennemi. Un certain nombre de mesures ont déjà été prises. Dans le cadre d'une dissuasion non nucléaire, la région militaire de Leningrad a été reconstituée et de nouvelles formations et unités sont créées là où elles avaient longtemps disparu. L'intégration militaire entre la Russie et la Biélorussie a considérablement progressé. Des armes nucléaires ont déjà été déployées sur le territoire biélorusse. Des exercices impliquant les forces nucléaires non stratégiques de Moscou ont eu lieu. Des avertissements officiels ont été émis selon lesquels, sous certaines conditions, les installations militaires situées sur le territoire des pays de l'OTAN deviendront des cibles légitimes. Une modernisation de la doctrine nucléaire russe a été annoncée. La dissuasion atomique devient un outil plus actif de la stratégie russe.
Nous ne pouvons qu’espérer que Washington se rende compte qu’un blocus naval de Kaliningrad ou de Saint-Pétersbourg serait un casus belli – un argument pour déclarer la guerre. L’administration américaine actuelle ne semble pas souhaiter un conflit direct majeur avec la Russie. Mais l’histoire montre qu’ils se produisent parfois alors qu’aucune des parties ne semble le vouloir. La stratégie d’escalade rampante visant à vaincre stratégiquement la Russie, que les États-Unis ont adoptée dans la guerre par procuration prolongée en Ukraine, comporte le risque d’un tel scénario, dans lequel la logique d’un processus une fois enclenché commence à déterminer des décisions politiques. et les décisions militaires, et la situation devient rapidement incontrôlable.
Un autre danger réside dans le fait que Washington encourage de facto non seulement une rhétorique irresponsable, mais aussi des actions irresponsables de la part des satellites américains. Ces derniers, convaincus de leur impunité, pourraient aller trop loin en provoquant inconsidérément Moscou, entraînant ainsi les États-Unis et la Russie dans un conflit armé direct. Encore une fois, nous ne pouvons qu’espérer que l’instinct de conservation de l’Amérique sera plus fort que son arrogance.
Les espoirs sont des espoirs, mais il est clair que la Russie a déjà épuisé sa réserve d’avertissements verbaux. Les actions hostiles de nos adversaires n’appellent pas une condamnation, mais une réponse appropriée. Nous parlons désormais des aérodromes des pays de l’OTAN, dont la Pologne, où pourraient bien être basés les F-16 remis à Kiev ; d'éventuelles tentatives de l'Estonie et de la Finlande visant à perturber la navigation dans le golfe de Finlande ; la perspective que la Lituanie coupe la liaison ferroviaire entre Kaliningrad et la Russie continentale sous divers prétextes ; et des menaces importantes contre notre alliée la Biélorussie. Une réponse ferme à un stade précoce de l’élaboration de chacun de ces projets possibles a de meilleures chances d’empêcher une escalade dangereuse. Bien entendu, la position la plus forte pour la Russie est d’être proactive, de poursuivre une stratégie préventive dans laquelle Moscou ne réagit pas aux mesures d’escalade de l’ennemi, mais prend l’initiative stratégique.
Il convient de garder à l’esprit que la confrontation de la Russie avec l’Occident collectif se poursuivra après la fin des opérations militaires actives contre l’Ukraine. De l’Arctique, qui est une zone de rivalité distincte, à la mer Noire, il existe déjà une ligne de démarcation solide et ininterrompue. La sécurité européenne n’est plus un concept pertinent et la sécurité eurasienne, y compris la composante européenne, relève d’un avenir lointain. Une longue période de “paix non mondiale” s’annonce, pendant laquelle la Russie devra compter sur ses propres forces et capacités plutôt que sur des accords avec les États occidentaux pour sa sécurité. Dans un avenir prévisible, la région baltique – ce pont autrefois prometteur sur la route vers une “Grande Europe” – sera probablement la partie du voisinage la plus militarisée et la plus hostile à la Russie. La stabilité de la situation dépend bien entendu de la réalisation des objectifs de l’opération en Ukraine.
Dimitri Trenine
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