Vie et mort effrénées de la modernité
• En quelques lignes tranchantes et limpides, le philosophes italien Andrea Zhock nous résume le parcours et les circonstances de la vie et de la mort de la modernité. • L’idée est aujourd’hui largement partagée et Zhock y ajoute la circonstance de la “dévoration de soi-même”, qui est le destin de la modernité (notre équation surpuissance-autodestruction). • Nous nous permettons d’introduire le facteur essentiel de l’extrême rapidité du processus, voire sa simultanéité (surpuissance extrême et autodestruction en même temps) à cause de la communication.
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Le philosophe italien Andrea Zock présente rapidement un tableau qui lui est cher, qui est et doit être dans tous les esprits s’il s’agit d’esprits lucides : la mort de la modernité par sa propre action. Il retrace donc les deux phases, celle de la naissance et de l’expansion triomphante, puis celle du déclin et de la chute. Il établit un rapport de cause à effet direct entre l’un et l’autre qui est celui de la “dévoration de soi-même” : c’est la modernité elle-même, parvenue au fait de sa puissance, qui se détruit.
C’est une idée qui est de plus en plus répandue tant elle ne faut que présenter l’évidence, et qui nous est chère depuis bien plus d’une décennie. Nous la traduisions au travers de notre jargon (le “Système” étant la modernité, et le “déchaînement de la Matière” cette dynamique d’expansion avec ses conséquences funestes). Nous avions résumé ce schéma par l’équation ‘surpuissance = autodestruction’ (la surpuissance du Système engendrant son autodestruction). La première fois que nous avions exprimé, disons “officiellement” (c’est-à-dire avec référencement) cette idée était le 26 mai 2011, – à propos du Brésil et de la forêt amazonienne, où nous constations qu’un facteur de développement du Système engendrait une crise qui mettait en cause le Système, – mais peu importe ici, comme dans le texte d’ailleurs, la circonstance ; seul compte le processus :
« Bien entendu, l’histoire ne s’arrête pas là, comme c'est la règle aujourd’hui dans les cas de cette sorte. Le Système est maître et le Brésil qui lui est en bonne partie hostile s’y soumet ; mais cette soumission est telle qu’elle se place dans un contexte général qui n’est plus celui du triomphe du Système, mais celui de sa grande crise, dont on sait qu’elle passe principalement par l’acquisition sans fin d’une surpuissance qui alimente une impuissance à mesure, et accélère la contradiction interne du Système, sa tendance à l’autodestruction. Le Brésil cède, certes, mais le Système ne fera de cette victoire qu’un aliment de plus de sa propre crise. Un jour prochain, inéluctablement, nous atteindrons le cœur de la tragédie. »
Par conséquent, accord complet avec la présentation de Zhock. Ce que nous voudrions tout de même ajouter, c’est la nécessité d’introduire un facteur essentiel, qui est celui de la communication, – extension jusqu’à l’infini de leurs imaginations modernistes du système de la communication, – c’est-à-dire, dans la pratique opérationnelle, la mise en œuvre d’une formidable rapidité du processus qui n’a cessé de croître géométriquement et exponentiellement. Cela vaut pour la surpuissance, donc cela vaut pour l’autodestruction.
Ce facteur de la communication en formidable accélération est souvent laissé de côté par les penseurs actuels, comme s’il allait de soi et n’apportait rien de nouveau. Notre appréciation est différente. Une telle dynamique qui touche les psychologies et les esprits est d’une telle puissance que nous avons l’habitude de la placer en tête dans les éléments constitutifs de la puissance, et que nous pensons que ses caractères extraordinaires ont modifié sa nature, sinon son essence. Le système de la communication n’est plus moyen, il est créateur, même si nous ne savons pas encore précisément de quoi il est le créateur. Dans tous les cas, grâce à sa posture de Janus, il a contribué et contribue très largement, sinon presqu’exclusivement à la transmutation de la surpuissance du Système (de la modernité) en son autodestruction.
Nous avons déjà beaucoup glosé sur le “système de la communication”, et le “système de communication”, – comme ceci :
« … [L]e système de la communication se différencie décisivement du concept classique de “système de communication” par l’apparition d’une dimension créatrice en lui-même… Le “système de communication” étant un simple transmetteur de l’information sans aucune prétention à l’organisation et à la structuration de la connaissance tandis que le “système de la communication” est un transmutateur qui organise l’information de façon à susciter par cette activité la connaissance élaborée à quoi peuvent être utilisées ces informations :
» “Ainsi se trouve, je pense, suggérée la véritable définition du système de la communication (et la raison, jusqu’ici assez intuitive, pour laquelle j’ai tenu depuis quelques années à écrire “système de la communication” et non “système de communication”). La “communication” dans ce cas n’est pas un simple outil, elle est une matrice féconde. Le système de la communication n’est pas seulement un transmetteur, il est aussi et d’abord un transmutateur ; il ne fait pas que transmettre, il transmute ce qu’il transmet, et pour revenir à notre propos, il transmute les informations en “actes” en même temps qu’il les transmet, par la façon qu’il les transmet, par la dynamique qu’il y met, par la forme même qu’il donne au tout.
» ”Je ne crois pas, bien entendu, que cette action soit simplement mécanique et dynamique. Je crois qu’à considérer cette situation sans précédent possible d’aucune sorte, cette action de transmutation exercée par le système de la communication répond à un sens fondamental, dont l’inspiration échappe à tout contrôle humain. Bien entendu je ne parle évidemment pas du contenu des nouvelles (“Allez jouer avec vos FakeNews”, comme Montherlant disait « Va jouer avec cette poussière »), mais bien de l’essence même de cette forme absolument inédite d’un système agissant directement sur la manufacture de la métahistoire en ignorant superbement, comme l’on méprise, l’histoire événementielle à laquelle nous sommes habitués et dont le Système a si habilement abusé.”
Ainsi, nous assistons à ce phénomène fascinant de voir les remarques (1) et (2) de Zhock presque superposées sinon confondues. C’est la modernité au sommet de sa surpuissance, donc encore triomphante (voyez Davos et sa petite troupe jubilante), qui s’autodétruit dans le même temps grâce à cette surpuissance (les innombrables crises, échecs, etc., du Système dans tous les domaines de la puissance ; la “fabrication” par l’OTAN du véritable État-esclave de la modernité qu’est l’Ukraine, knout compris, en même temps que l’Ukraine dans cette forme est détruite par la Russie, bastion du traditionalisme).
Une dernière remarque concerne la rapidité. Depuis la date où nous “officialisions” notre équation ‘surpuissance-autodestruction’, la rapidité de la décadence et de la dégénérescence de tous les composants du Système, la déstructuration des structures mises en place pour exercer sa surpuissance, ont été à une stupéfiante vitesse, en constante accélération ; le chaos s’est installé sur le triomphe de la puissance qui nous promettait l’ordre, y compris avec le knout si nécessaire… Mais même le knout n’y suffira pas.
L’original du texte est sur ‘arianneditice ;com’ ; la traduction française est sur ‘euro-synergies ;com’.
dedefensa.org
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La modernité libérale se dévore elle-même
La synthèse extrême de cette époque, qu'il s'agisse des Jeux olympiques sexuellement ambigus, des affrontements ethniques au Royaume-Uni, des massacres quotidiens de Palestiniens par la “seule démocratie du Moyen-Orient”, de la censure sociale, etc. peut, à mon avis, être articulée en deux étapes fondamentales.
1) La modernité libérale commence par détruire systématiquement tous les fondements, toutes les distinctions essentielles, tous les principes directeurs, toutes les traditions, toutes les coutumes, et ce au nom de la liberté et de sa propre "supériorité des lumières". De la culture libérale (post-Lumières, libéraliste/néolibérale, relativiste, individualiste, "progressiste")
« Là où elle est arrivée au pouvoir, […] elle a détruit toutes les conditions de vie féodales, patriarcales et idylliques. Elle a déchiré sans pitié les liens pittoresques qui, dans la société féodale, liaient l'homme à ses supérieurs naturels, et n'a laissé d'autre lien entre l'homme et l'homme que l'intérêt nu, l'impitoyable “paiement comptant”. Elle a noyé dans l'eau glacée du calcul égoïste les saintes secousses de l'exaltation religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; et à la place des innombrables franchises laborieusement acquises et brevetées, elle a placé la seule liberté d'un commerce sans scrupules. En un mot, à l'exploitation voilée d'illusions religieuses et politiques, elle a substitué l'exploitation ouverte, sans prétention, directe et sèche. » (Marx, Manifeste, section I).
L'attitude de Marx oscillait de manière caractéristique entre la conscience de la dynamique destructrice et la fascination face au pouvoir révolutionnaire. Lorsque Marx a écrit ces lignes, cette ambivalence était bien compréhensible, car une grande partie de l'ancien monde méritait d'être enterrée et l'incendie socioculturel en cours épargnait l'effort d'enterrement.
Mais comme c'est le cas pour les incendies réels, une fois qu'ils ont atteint une certaine masse critique, ils s'enflamment d'eux-mêmes et ne peuvent plus être contenus et régulés (Marx a imaginé le communisme comme un moyen de contenir et de réguler l'incendie allumé par la modernité libérale, d'en faire un four utile à l'humanité, mais il a largement sous-estimé à quel point l'humanité elle-même, toute idée substantielle d'elle, était ainsi en train d'être incinérée).
2) Ensuite, quand après des années, des décennies ou des siècles, le chaos commence à dominer, quand toute catégorie s'est dissoute dans un relativisme que l'on croit génial, quand la désorientation, la prévarication et le sentiment d'injustice s'imposent avec elle, quand tout ordre est compromis, toute direction inintelligible, quand la liberté s'est transformée en arbitraire, les règles en exceptions, l'essence en accident, quand tout cela est devenu peu à peu une seconde nature et une forma mentis généralisée, alors s'ouvre une nouvelle ère de coercition, de sanction, de surveillance et de contrôle, de violence du pouvoir constitué, à l'égal des moments les plus sombres de l'Ancien Régime, mais à la différence de celui-ci, portée non par le poids d'une tradition, mais par l'insoutenable légèreté de l'arbitraire.
L'arbitraire des lobbies bigarrés, des multinationales anonymes ou des oligarques lointains.
L'irrationalité des parcours décisionnels, leur illogisme, leur contradiction interne, leur opportunisme flexible les rendent difficilement saisissables (et ceux qui tentent de les rationaliser sont facilement accusés de "conspirationnisme").
Dans ce contexte, les identités personnelles et collectives se délitent, laissant place, génération après génération, à des états de plus en plus dissociés, irrésolus, à la fois fragiles et agressifs.
Le conflit systématiquement alimenté par le choc de croyances désorganisées, de fragments motivationnels sauvages, la réduction du fondement ontologique au caprice psychologique, la divergence des attentes mutuelles, crée le terrain où se développe l'acceptation de la répression, de la surveillance, des jugements sommaires, voire de la violence hâtive.
La modernité libérale se dévore, et nous sommes tiraillés entre un bol alimentaire et un résidu de vie entre les dents.
Andrea Zhok
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