Des journalistes libérés. Cela signifie-t-il une presse plus libre ? — Marie-France DEPREZ

Des journalistes libérés. Cela signifie-t-il une presse plus libre ? — Marie-France DEPREZ

Le 1er août 2024 a eu lieu à Ankara en Turquie, le plus grand échange de prisonniers entre la Russie et des pays occidentaux depuis la fin de la guerre froide en 1991.

Parmi ces prisonniers venant de prisons situées aux États-Unis, en Allemagne, en Pologne, en Slovénie, en Norvège, en Russie et en Biélorussie, il y avait quatre journalistes.

A la suite de l’échange, dix personnes ont été transférées en Russie, treize en Allemagne et trois aux États-Unis.

Un communiqué de la Fédération européenne des journalistes rapportent que les quatre journalistes libérés lors de cet échange sont : le journaliste du Wall Street Journal Evan Gershkovich, la journaliste américano-russe Alsu Kurmasheva et le militant et journaliste russe Vladimir Kara-Murza, ainsi que le journaliste russo-espagnol Pablo González.



Le sort de Pablo González est particulier.

Ce journaliste espagnol avait été arrêté le 28 février 2022 dans une ville du Sud-Ouest de la Pologne où il faisait un reportage pour la chaîne de télévision espagnole Sexta TV à propos de la crise née de l’arrivée de réfugiés ukrainiens en Pologne.

Il avait été accusé d’être un agent secret au service de la Russie, aucune preuve n’avait (ni n’a depuis) pu être apportée à cette accusation qui reposait probablement sur le fait que Pablo González est binational. Il est né en Russie qu’il a quittée à l’âge de 9 ans mais il est toujours porteur d’un passeport russe.

Je me souviens que lors d’un débat après le film Ithaka, a Fight to Free Julian Assange de Ben Lawrence à l’ULB (en avril 23), Anthony Bellanger, secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes, avait signalé que l’on parlait toujours d’Assange comme du seul journaliste enfermé pour des raisons politiques en Europe occidentale mais qu’en fait, il y en avait un second, le journaliste espagnol Pablo González incarcéré en Pologne.

J’en entendais parler pour la première fois.

En Espagne cependant, son cas était connu.

L’association des journalistes espagnols (UGT) par exemple, avait interpellé le gouvernement espagnol pour qu’il entreprenne les démarches auprès du gouvernement polonais pour faire libérer rapidement Pablo González, de même, la Fédération espagnole des syndicats de journalistes (FeSP), la Fédération des Associations de la Presse Espagnole (FAPE), chacune attirant, par ailleurs, l’attention sur les conditions de travail très difficiles des journalistes envoyés pour couvrir le conflit entre l’Ukraine et la Russie.

Pour aucune, l’accusation d’espionnage ne « tenait la route ».

Une déclaration de la FIJ du 7 mars 22 affirmait :

Les Fédérations appellent le gouvernement polonais à abandonner toutes les charges contre Pablo González et à le libérer sans plus attendre. Il est inadmissible pour un État membre de l’Union européenne de détenir un journaliste de manière aussi arbitraire. C’est une attaque contre la liberté de la presse et la démocratie

Il faut aussi noter que le gouvernement espagnol, lui, n’a jamais été au delà de la protection consulaire minimale.

Pablo González est le petit-fils d’un de ces enfants espagnols évacués en Russie par la République espagnole pendant la guerre civile. Il est né à Moscou en 82 et y a vécu jusqu’à l’âge de 9 ans. Après avoir divorcé, sa mère a choisi de quitter la Russie et de s’installer au Pays Basque. Elle a entrepris les démarches légales nécessaires pour changer son nom et celui de son fils qui est donc inscrit sous le nom de Pablo González sur son passeport espagnol. En dehors du Pays Basque, il a également vécu en Catalogne. Détenteur d’une licence en philologie slave et d’une maîtrise en études stratégiques et sécurité internationale, il s’est spécialisé dans la question des pays de l’Europe de l’est et des pays de l’ex-URSS, il a travaillé pour plusieurs médias espagnols comme le quotidien Publico, la chaîne Sexta TV et le journal basque Gara.

Ce 1er août, Pablo González a été libéré grâce à sa nationalité russe, sous l’identité figurant sur son passeport russe Pavel Rubtsov.

Il a donc été envoyé en Russie alors que sa famille vit en Espagne. Sa femme Oihana Goiriena a mené campagne pour sa libération pendant plus de deux ans.

Au journal télévisé de la RTBF de ce lundi 1er août, à propos de cet échange, le seul journaliste cité a été Evan Gershkovich (Journaliste du Wall Street Journal, arrêté en Russie pour espionnage en mars 23).

Pablo González a été omis…

Mais d’autres médias ont fait pire, alléguant que l’envoi de González en Russie était la reconnaissance de sa culpabilité. Preuve par l’absurde ? (1)

Preuve en tout cas que les médias sont divisés et n’ont pas tous pour objectif, l’information vraie reposant sur des documents authentifiés, ce journalisme scientifique prôné par Assange, ne reposant pas sur des interprétations personnelles qui par la suite pourront, peut-être, être contredites ou confirmées…

Julian Assange.

Cette libération m’a interpellée parce que comme membre d’un comité de soutien à Julian Assange (comité Free.Assange.Belgium), je porte une attention particulière à la situation des journalistes dans le monde, et si j’ai été soulagée et heureuse de la libération de Julian Assange le 26 juin 2024, je ne peux que constater que la liberté de la presse et le droit à l’information restent, eux, menacés et le plus souvent sous contrôle des autorités.

Les libérations de journalistes ne sont qu’une partie du chemin à parcourir pour que notre droit à l’information ne soit plus bafoué. Les libérations ne suffisent pas à rendre justice face aux années perdues et aux accusations mensongères.

La libération de Julian Assange après 5 années de prison en isolement au Royaume-Uni, à la prison de Belmarsh, est une victoire qui nous invite à continuer le combat.

Julian Assange a été amené à plaider-coupable. Cela ne veut absolument pas dire qu’il soit coupable de quoi que ce soit. Il a été amené à reconnaître avoir publié en tant que journaliste des informations classifiées et lors de la signature de l’accord, il a précisé :  En tant que journaliste, j’ai encouragé ma source [Chelsea Manning] à fournir des informations dites classifiées afin de les publier. Je pense que le premier amendement protège cette activité. Je pense que le premier amendement et l’Espionage Act sont en contradiction l’un avec l’autre. (2)

Cet accord a mené à une condamnation à 5 années de prison, peine déjà purgée par les années passées à Belmarsh.

Cependant les violations des droits de Julian Assange comme personne et comme journaliste restent et personne ne peut ni ne doit les oublier.

Stella Assange, son épouse, vient de publier sur son site un message dans lequel elle précise notamment :

Ensemble, nous avons obtenu sa libération, ce qui est la plus grande récompense. Mais nous luttons toujours pour que justice soit rendue, dans son cas et dans celui des autres. Ce qui a été fait à Julian a des répercussions sur l’avenir de tous, et sa liberté a été obtenue au prix d’une grande injustice.

Les États-Unis pensent peut-être s’être sortis de cette affaire sans honte mais ils se trompent.

Julian Assange a été privé de liberté pendant 14 années et cela parce qu’il avait pensé que son travail de journaliste était d’informer les populations sur les crimes commis par les États-Unis durant les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Il pensait que diffuser ces informations était un travail important qui pourrait jouer un rôle dans la reconstruction d’un monde en paix.

Comme il l’a dit lors de l’audience du 26 juin, il pense que ce travail est couvert par le premier amendement… et il l’est en fait. Sinon, pourquoi l’administration Obama aurait-elle renoncé à le poursuivre en 2010 après le début de la publication par WikiLeaks des journaux de guerre afghans et irakiens ? C’est bien la crainte, s’ils condamnaient Assange, d’être amenés à devoir poursuivre d’autres journalistes, dont certains de médias étasuniens, et donc de se trouver face au premier amendement et face à des électeurs non satisfaits, qui les avait poussés à arrêter la poursuite directe.

Cependant, les agences FBI, CIA avaient, de façon moins visible, pris le relais et l’on connaît la suite : accusations de délits sexuels, menaces d’extradition vers la Suède – tremplin vers les États-Unis, menaces de kidnapping et d’assassinat pendant le temps de confinement à l’ambassade d’Équateur, surveillance et espionnage d’Assange, de ses invités et du personnel même de cette ambassade.

Cela n’est pas effacé et il n’est pas impossible de lancer une campagne pour qu’Assange soit gracié, pour que sa condamnation soit effacée, pour que les États-Unis soient obligés de reconnaître que ce qu’il a fait relève du travail des journalistes défendu par le Premier amendement, pour que des enquêtes soient ouvertes sur les crimes dénoncés !

Il est temps aussi que l’Espionnage Act soit réformé et ne puisse plus être utilisé ni pour punir des journalistes, ni pour punir des lanceurs d’alerte.

Ce travail est commencé. La représentante au Congrès Rashida Tlaib, par ailleurs initiatrice du groupe de parlementaires étasuniens ayant soutenu Julian Assange à Washington, a déjà déposé un projet de réforme de cette loi. (3)

On peut compter sur elle pour mener ce combat avec courage.

D’autres journalistes ont aussi été libérés au Maroc.

Ils ont bénéficié de la grâce accordée par Mohammed VI à l’occasion des 25 ans de son règne.

Le 29 juillet, Mohammed VI a gracié plus de 2400 prisonniers (pas Nasser Zefzafi, leader du Hirak, mouvement de rébellion dans la région du Rif !), dont trois journalistes : Omar Radi, Soulaimane Raissouni et Taoufik Bouachrine et un historien, défenseur des droits humains, Maâti Monjib.

Un représentant du ministère de la Justice a dit que « La Grâce Royale se démarque par son caractère humain, et a été accueillie avec une profonde gratitude par les familles des graciés ».

On peut comprendre le soulagement des familles et se réjouir de la liberté retrouvée de ces prisonniers. Cependant il ne faut pas oublier que pour les autorités marocaines, les trois journalistes auraient été jugés pour des crimes de droit commun qui « n’ont rien à voir » avec leur profession ni le respect de la liberté d’expression. Les trois journalistes le nient et affirment au contraire que ce sont leurs opinions qui ont été la cause de leur incarcération.

Pour rappel, nous avions été en contact avec le comité belge de soutien à Omar Radi et Soulaimane Raissouni.

Ces deux journalistes, ont tous les deux été arrêtés pour des affaires distinctes mais au fond, pour la même raison qu’ils avaient été critiques vis-à-vis du régime et qu’ils défendaient les droits humains.

Omar Radi est spécialisé dans les affaires de corruption, les mouvements sociaux et les droits humains et Soulaimane Raissouni avait critiqué le régime marocain et avaient réclamé des réformes politiques.

Ces libérations permettent au régime marocain de se présenter sous un jour plus libéral mais nous ne devons pas oublier quel sort est réservé aux opposants. Nous ne devons pas oublier non plus comment les prisonniers sont traités dans les prisons du Maroc.

Notre compatriote Ali Aaraass, emprisonné au Maroc suite à de fausses accusations pendant 12 ans est venu souvent appeler à la libération de Julian Assange à nos côtés. Il a vécu ces conditions inadmissibles et nous les a rendues concrètes dans un livre.(4) Nous n’oublierons pas.

Le sort des journalistes dans le monde n’est pas enviable et paradoxalement, je dirais que le sort de la presse n’est pas enviable non plus, trop souvent soumise !

Les journalistes se contentant de reproduire les informations formatées par les autorités sont hors de danger.

Mais ils ne servent pas la presse, ils ne servent pas l’information, ils ne jouent pas le rôle de quatrième pouvoir, celui de permettre aux populations de connaître des faits vérifiables et de pouvoir grâce à cette connaissance prendre des décisions quant à leur avenir.

Pire parfois, ces journalistes servent des buts nuisibles aux populations.

Cela se passe partout dans le monde, mais mes souvenirs me portent vers l’Amérique du Sud, le coup d’état au Chili en 73 si bien préparé et servi par le quotidien El Mercurio notamment. Et ils me ramènent aujourd’hui vers le Venezuela, vers le jeu des médias à propos de ce pays que la presse grand public nous vend, sans cesse, comme une dictature. En réalité, la presse vénézuélienne reste en grande partie dans les mains de la droite qui peut ainsi répandre tous les mensonges qu’elle souhaite, elle est alors suivie sans remise en cause, sans recul par nos propres médias.(5)

Mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi des journalistes courageux qui enquêtent, découvrent des malversations, des crimes et osent les dénoncer.

Ceux là sont en danger, Assange, les journalistes français qui résistent aux pratiques nées de la grande concentration des médias dans ce pays, bien d’autres arrêtés, surveillés, ou simplement licenciés.

Il y en a même qui deviennent la cible de tirs, nous pensons tous aux journalistes palestiniens ou travaillant en Palestine. Ceux-là paient de leur vie leur volonté d’informer.

Les médias dits mainstream sont dans les mains de puissants qui les contrôlent, certains journalistes, trop peu nombreux, s’en échappent et ruent dans les brancards, ils méritent notre soutien.

Et puis il y a ceux qui, hors de ce champ contrôlé, essayent d’informer autrement, doivent utiliser d’autres moyens et surtout n’hésitent pas à montrer la vraie face des choses, ceux de la presse alternative.

Dans une rencontre organisée à Bruxelles, Ogmundur Jonasson, ancien ministre islandais, disait que ces médias alternatifs sont le seul espoir pour une vraie information, pour notre connaissance de la réalité.

Les libérations qui ont eu lieu ces dernières semaines révèlent chacune des enjeux particuliers.

Elles ont bien sûr des aspects positifs, la liberté retrouvée tout d’abord.

Dans le cas de Julian Assange, en signant l’accord de plaidoyer avec les États-Unis, il a obtenu que ceux-ci reconnaissent que les révélations de WikiLeaks n’avaient mis aucune vie en danger. Il a aussi obtenu que WikiLeaks puisse continuer son travail.

En sera-il de même pour les autres journalistes libérés, pourront-ils et comment continuer leur travail ?

Difficile à croire dans le monde d’aujourd’hui où les règles ne sont bien souvent pas respectées par les autorités, difficile à croire.

Mais il ne s’agit pas de croire, il s’agit d’apprendre et de résister.

Il s’agit de défendre nos droits, l’un des premiers étant celui de pouvoir être informés de ce que nos dirigeants font en notre nom sans demander notre accord.

Cela ne pourra se faire que si nous restons vigilants.

 

(1) https://www.youtube.com/watch?v=4BQJbl14a2g

(2) https://twitter.com/wikileaks/status/1807605302549737894

(3) https://www.thenation.com/article/world/espionage-reform-press-freedom-whistleblowers/ ?

(4) https://www.freeali.be/ali-aarrass-nous-livre-un-temoignage-poignant-sur-sa-vie-et-ses-douze-annees-dincarceration-en-espagne-et-au-maroc-merci-de-precommander-son-livre/ ?

(5) Dans un texte datant de quelques années, Thierry Deronne sur son blog Venezuelainfos disait que :« …Venevision, RCTV, Televen, CMT, Globovision, la radio privée, occupent 95% du spectre hertzien, et neuf journaux sur dix, appartiennent à l’opposition).

Contacté récemment, il indique qu’il en est toujours de même, la proportion des médias privés en terme d’audience est restée la même, à noter seulement que RCTV a été remplacé par le canal de loisirs TVES.

Il attire également l’attention sur la forte domination de la droite dans les réseaux sociaux, le X d’Elon Musk par exemple.

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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