27 juin 2024. Le Président Biden est là, face à son micro, face à son pupitre, face à son adversaire, Donald Trump, face au pays.
Il a le visage blême, les lèvres blanches, le regard perdu. Les mots trébuchent, sa langue fourche, il ne se souvient plus de rien, de ce qu’on lui a fait apprendre pour ce débat. Il coule et il sait qu’il coule et il se regarde couler, se noyer, comme si c’était quelqu’un d’autre. Il sombre et il se regarde sombrer, Il le sait mais il n’y peut rien. Il ne résiste même pas. Son regard n’est plus qu’un regard interne, tourné vers l’intérieur de lui-même, qui évalue le désastre, les conséquences, « les dégâts ». Devant cinquante millions de téléspectateurs. Il regarde furtivement à droite et à gauche, comme s’il cherchait du secours. C’est une sorte de SOS silencieux. Il hasarde un œil vers son adversaire. Le président Trump a compris, il n’abuse pas de la situation, il ne l’accable pas il dit simplement « Je ne comprends pas ce qu’il dit. »
De temps en temps, le président Biden tente de cacher son impuissance derrière un sourire, l’air de dire « il ne mérite même pas que je lui réponde ». Mais le sourire est pâle. Il ne fait que révéler encore plus sa vulnérabilité.
Plus personne ne peut l’aider. il n’y a plus personne pour masquer les choses, pour les cacher. Il est seul à son pupitre. C’est lui le Président. Le moment de vérité est arrivé.
Il n’y a pas un naufrage, mais il y en a plusieurs : le naufrage d’un homme, celui d’un président, celui d’un système. C’est ce qui donne cette dimension tragique, shakespearienne à l’événement
Le naufrage d’un homme
C’est peut-être là le côté le plus humain de ce drame malgré tout le reste, tout le contexte, Gaza, le génocide des palestiniens, les enfants massacrés par milliers avec l’appui « inconditionnel » du président. Quel paradoxe. Comment arriver à trouver là de l’humanité. Et pourtant, elle est là. Dans l’empathie humaine. Parce que son naufrage nous renvoie à nous même. Il nous parle de celui qui nous attend un jour, peut-être, tous, celui de la vieillesse, indépendamment de tout le reste Et c’est ce qui rend soudain très humain son naufrage au cours du débat. ll n’est plus soudain qu’un vieillard qui regarde impuissant, paralysé, ce qui lui arrive et ses forces le lâcher, Un corps qui ne lui obéit plus, qui le trahit.
Dès la fin du débat, le président Biden essaiera d’effacer ces moments pénibles en allant vers un autre meeting. Il y parlera surtout de son âge, de la vieillesse : « Je ne marche plus aussi bien qu’avant, je ne débats pas aussi bien qu’avant », dit-il « mais je défends la vérité ». Mélange des genres entre l’individu et la fonction. Il veut attirer désormais la compassion. Pathétique.
Le naufrage d’un système
C’est aussi le naufrage d’un système. La démocratie étasunienne est malade, d’évidence. Son état pathologique s’incarne soudain, concrètement dans le président Biden et le spectacle qu’il offre.
Les doutes sur son état de santé apparaissaient au grand jour aux yeux de tous. Son entourage en savait certainement beaucoup plus. Pourquoi a-t-il caché son état, par mille artifices, le montrant, l’exhibant à certains moments pour faire croire le contraire ? S’il était d’évidence incapable de gouverner, de présider, c’est que d’autres l’ont fait à sa place. La conclusion s’impose. Grave problème démocratique. il y a donc à présent la preuve concrète qu’ils ont dirigé le pays en son nom. Il s’agit de forces extraconstitutionnelles par définition, puisque aucun n’a été élu, ou n’en avait le droit.
C’est une situation qui rappelle celle qu’a vécu l’Algérie, au crépuscule du président Bouteflika malade. Tout cela laisse songeur et permet de relativiser les choses entre un pays, supposé de vieilles traditions démocratiques et l’Algérie.
L’entourage du président Biden, les forces dirigeantes, le système, les élites dirigeantes, l’Etat profond, bref le système, qu’on l’appelle comme on voudra tant il se matérialise sous diverses formes, ont-ils simplement voulu cacher les choses, ou bien n’avaient-ils pas d’autre alternative.
Était-il impossible à ce point de changer le président, de déclencher une campagne dans ce but, et quelles sont donc ces forces extraconstitutionnelles qui ont ce pouvoir aussi grand ?
Est-ce le système lui-même qui est frappé de sénilité, à tous les niveaux, même d’ailleurs dans ses institutions où les sénateurs et représentants ont souvent un âge canonique ?
Le système a-t-il atteint un tel point de putréfaction qu’il n’avait pas d’autre solution que de continuer à fonctionner derrière le président Biden, avec les mensonges et les faux semblants Quelle est donc cette démocratie bloquée ? Et pourquoi l’est-elle ?
Toutes ces questions se posent. Elles expliquent les tensions extrêmes qu’il y a sur la question de la démocratie aux États Unis.
Dans cette optique, la crise politique sur le résultat des élections présidentielles de 2020, les accusations de fraude formulées par Donald Trump ne sont-elles pas révélatrices de l’état de crise de la démocratie aux EU. On ne peut plus alors, se contenter des explications courtes données depuis des années par le système médiatico-politique occidental sur la personnalité fantasque et la responsabilité du président Trump. Le fait que les accusations portées par celui-ci ont eu un écho au moins chez une moitié des citoyens, n’est-il pas significatif de leur conviction que « le système » » est profondément corrompu. La brutalité même du débat politique entre Trump et Biden, s’il n’avait pas tourné court, n’est-il pas lui-même un symptôme de crise.
La crise de la démocratie aux États-Unis
L’avènement la première fois de Donald Trump, en 2016, était lui-même en fait, un symptôme de la crise de la démocratie étasunienne et occidentale en général (1). Cette crise de la démocratie occidentale était déjà apparente. Partout la démocratie représentative battait de l’aile. On reprochait aux élus d’oublier les citoyens, aux élites leur arrogance. Le système du bipartisme se lézardait, incapable de continuer à représenter et à contenir les évolutions de la société dans sa diversité. En même temps, le système médiatico-politique, aux mains des puissances de l’argent, qui gérait aux côtés du bipartisme la démocratie occidentale, s’est trouvé de plus en plus rejeté. L’avènement des réseaux sociaux est venu apporter une alternative à son hégémonie et en aggraver le rejet. Trump s’est présenté comme un adversaire de l’Establishment. Il a donc incarné un mouvement profond de la société contre les « élites arrogantes » et « le système », qu’on retrouve aussi actuellement en France. Ce mouvement s’est identifié à Donal Trump. 95% des médias et des journaux ont fait campagne contre celui-ci dans les deux élections, celle de 2016 et de 2020. Il est apparu comme une victime du système. Et lorsqu’il a parlé de fraude électorale, on était déjà prêt à le croire.
L’ascension politique de Donald Trump est donc le résultat direct de la crise de la démocratie aux EU. Ce n’est finalement pas un hasard si son mandat s’est terminé par un refus de reconnaitre les résultats du scrutin et par une marche avortée et ambiguë sur le Capitole. On a alors craint la guerre civile.
Un peu partout en Occident, les moments de possibilité de changement du système, tel qu’il a fonctionné jusqu’à présent, fait craindre des guerres civiles. Le mot est prononcé aux États Unis, et à présent en France à l’occasion de la crise politique qui vient d’y éclater, pour des raisons au fond, bien semblables.
Jusqu’à présent, la confrontation démocratique permettait la gestion pacifique des conflits politique et sociaux. Aujourd’hui tout ce passe comme si, au contraire, elle les attisait.
Dès lors, le naufrage du président Biden est vécu comme la révélation de grandes fragilités de la société et de la nation. Cette crainte est perceptible. Les Étasuniens découvrent qu’ils n’ont pas de président, que la gestion du pays est tout sauf transparente malgré ce qu’on leur vante. Il y a alors l’inquiétude que ce naufrage de Biden exprime quelque part celui du pays et la manifestation d’un déclin.
C’est un homme, un système, un pays qui se trouve au cœur de contradictions flagrantes. On ne peut à la fois parler de valeurs démocratiques et se livrer, au su et au vu de tout le monde, à un génocide à Gaza ou s’en rendre complice.
Derrière le visage défait, déprimé, fourbu du président Biden, comment ne pas voir en arrière-plan les crimes des États Unis ? C’est une contradiction majeure et elle ne peut se payer, à la fin, que par l’écroulement d’un tel système. Biden est fatigué comme les EU sont fatigués de tuer sans arrêt depuis des décennies. Peut-être est-ce aussi la cause du désarroi de Biden, à cette jointure entre le drame de l’homme et celui du président Peut-être est-ce là l’explication de cette fatigue morale, psychologique extrême que l’on devine chez lui. Comme on aimerait pouvoir y croire.
Du président Biden au Président Macron
De l’autre côté de l’Atlantique, en France, même atmosphère aux allures shakespeariennes. La crise de la démocratie occidentale ne serait-elle pas générale ? 24 juin, enregistrement d’un podcast de plus d’une heure d’Emmanuel Macron (2). Le podcast est très étrange. L’interview est personnelle, voire intime. La personne qui le réalise est peu connue. Elle évolue dans les réseaux sociaux. Rien à voir donc avec le système médiatique. Le visage du président français est marqué, les yeux sont brillants. La voix est lente, trop contrôlée, trop mesurée, étrangement surexcitée, comme habitée, douce. Un timbre d’acteur. Le ton est celui de la confidence, voire de la confession, comme si ce moment avait été attendu, pour se libérer Le mot « Système », si longtemps refusé, aux États Unis et en France est lâché : « le système est bloqué » dit-il. De même pour le sujet de la critique des élites dirigeantes qui a été jusqu’à présent que le fait des « antisystèmes ». Cette élite est nommée « l’élite politique, médiatique, économique ». Elle est dénoncée (nous citons dans le même style haché, oral. ndlr) : « Je vois tout le système depuis que j’ai décidé la dissolution, « il est fou », il est fou, qu’est-ce que c’est… parce qu’en fait beaucoup de ces élites dont les gens pensent que je suis le copain que j’ai servi… ils sont plutôt pour qu’on fasse les reformes en dehors du peuple, sans le peuple, moi ce que j’ai décidé le 9 juin c’est de retourner au peuple… » . Il retourne contre les élites le pouvoir qu’elles lui ont donné. Il veut l’utiliser tel un Robin des bois, tant qu’il le détient encore. On sent comme un désir ardent de se réconcilier avec le peuple, d’être aimé par lui, comme une quête chaque fois avortée.
Dans la même logique de dénonciation, il avait fait paraitre une photo des membres du gouvernement, prise à leur insu, au moment où il leur annonce la dissolution de l’Assemblée nationale française. On voir chacun dans sa vérité, dans son rapport avec le pouvoir, figé dans une expression mêlée de colère et de désarroi. Il les donne en pâture. Une photo stupéfiante, un acte sans précédent, vécu comme une trahison.
Un président iconoclaste. L’homme s’est dissocié du président. Ce n’est plus de la politique, c’est du roman, c’est du théâtre. Mais pourra-t-il aller jusqu’au bout de son désir ardent de se réconcilier avec son peuple ? On peut en douter tant il est difficile d’échapper à sa matrice.
(1) https://www.lequotidien-oran.com/?archive_date=2017-03-31&news=5242332
2) https://youtube.com/shorts/wtDyOIRqqqg?si=8SFYXKwsDX4pmmFs
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir